— Je te pardonne, Faron, dit Claude. Je sais que tu es un homme de cœur et un bon chrétien. Sinon, tu ne serais pas ici.
Faron bouillonnait de rage :
— Tu n’es qu’un faiblard, Claude ! Vous êtes tous des faibles ! Vous ne tiendrez pas deux jours en opération ! Pas deux jours !
Chacun fit semblant de ne pas l’entendre, le calme revint dans le manoir, et peu après, les stagiaires allèrent se coucher. Ils espéraient que Faron se trompait. Un peu plus tard, Stanislas vint dans la chambre de Key, Pal, Gros et Claude, et demanda au curé, qui trimballait dans sa valise toutes sortes de médicaments, de lui donner un somnifère.
— Ce soir, j’aimerais dormir comme un enfant, dit le vieux Stanislas.
Claude jeta un coup d’œil à Key qui approuva d’un sobre mouvement de tête. Il donna un cachet au pilote qui s’en alla plein de gratitude.
— Pauvre Stanislas, dit Claude, agitant ses deux moitiés de crucifix autour du lit comme pour conjurer le mauvais sort.
— Pauvre de nous, répondit Pal étendu à côté de lui.
Hong Kong, ce même jour de Noël, tomba aux mains des Japonais après des combats épouvantables. Les combattants anglais et les renforts canadiens — deux mille hommes avaient été envoyés sur le front — furent sauvagement massacrés.
*
Le 29 décembre, tous avaient oublié la crise d’angoisse de Noël. Au milieu de la journée, les douze stagiaires étaient affalés dans le mess, entassés dans les fauteuils et sur les tapis épais autour du poêle, plus confortables que les lits froids et tachés de moisissures. Le lieutenant Peter avait envoyé ses aspirants se reposer car des exercices de nuit les attendaient. Ils dormaient bruyamment, seul Pal était éveillé, mais Laura s’étant assoupie contre lui, il n’osait pas bouger. Dans le calme de la maison, il entendit soudain des pas feutrés : c’était Grenouille, il semblait s’apprêter à quitter le manoir, engoncé dans sa vareuse. Il avait ôté ses bottes pour ne pas faire craquer le plancher.
— Où vas-tu ? lui demanda Pal à voix basse.
— J’ai vu des fleurs.
Le fils le dévisagea, sans bien comprendre.
— Il y a des fleurs qui ont percé dans le gel, répéta Grenouille. Des fleurs !
Les ronflements furent la seule réponse : tous se foutaient bien de ses fleurs, même poussées dans la neige.
— Tu veux venir ? proposa Grenouille.
Pal sourit, amusé.
— Non, merci.
Il ne voulait pas quitter Laura.
— À tout à l’heure alors.
— À tout à l’heure, Grenouille… Ne reviens pas trop tard. Nous avons entraînement ce soir.
— Pas tard. Compris.
Grenouille s’en alla rêver seul dans la forêt proche, avec ses fleurs. Il suivit le sentier des falaises en direction d’Arisaig ; il aimait la vue depuis les falaises. Il bifurqua dans la forêt, le cœur gai. Ses fleurs n’étaient plus très loin. Mais au détour d’un entassement de troncs morts, il tomba sur un groupe de cinq Polonais de la Section MP, ivres de vodka. Les Polonais avaient eu vent de la descente des Français dans leur manoir et du vol des bouteilles d’alcool, et ils leur en tenaient rigueur. Grenouille fut la victime de leurs représailles ; ils lui donnèrent des gifles, le jetèrent dans la boue, puis le forcèrent à boire de longues gorgées de vodka qui lui brûlèrent le ventre. Grenouille, apeuré, humilié, but en espérant qu’ensuite, ils le laisseraient tranquille. Il pensait à Faron : qu’ils attendent de voir ce que Faron leur ferait lorsqu’il saurait.
Mais les Polonais voulaient qu’il ingurgite encore.
— Na zdrowie , criaient-ils en chœur, en lui maintenant le goulot sur les lèvres.
— Mais qu’est-ce que je vous ai fait ? gémissait Grenouille en français, recrachant la moitié de l’alcool qu’il avait en bouche.
Les Polonais, qui ne comprenaient rien, ne répondaient que par des insultes. Et comme cela ne suffisait pas, ils se mirent à le battre, à coups de pied et de bâton, tous ensemble, en chantant. Sous les coups, Grenouille hurla si fort que ses cris alertèrent les militaires d’Arisaig House, qui se mirent à ratisser la forêt, l’arme au poing. Lorsque le malheureux fut retrouvé, il était en sang et sans connaissance, et on le transporta à l’infirmerie d’Arisaig.
Ses camarades le veillèrent jusqu’à la fin de l’après-midi, puis au retour de leurs exercices de nuit. Pal, Laura, Key et Aimé furent parmi les derniers à rester près de lui. Grenouille avait recouvré ses esprits, mais il gardait les yeux fermés.
— J’ai mal, répétait-il.
— Je sais, répondit Laura.
— Non… J’ai mal là.
Il montrait son cœur : c’était à l’intérieur de lui-même qu’il souffrait.
— Dites au Lieutenant que je ne peux plus continuer.
— Mais si, tu pourras. Tu as déjà tant fait, le rassura Key.
— Je ne peux pas continuer. Je ne peux plus. Je ne saurai jamais me battre.
Grenouille ne croyait plus en lui, il avait perdu sa propre guerre. Vers deux heures du matin, il s’assoupit enfin et les derniers camarades repartirent au manoir pour dormir un peu.
*
Aux premières lueurs de l’aube, Grenouille se réveilla. Se retrouvant seul, il sortit de son lit et se faufila hors de l’infirmerie. Il pénétra en cachette sur le stand de tir d’Arisaig et, forçant l’une des armoires en fer, il déroba un colt.38. Puis il déambula à travers les nappes de brouillard givrant, retrouva ses chères fleurs et les cueillit. Il marcha jusqu’au manoir de la Section F. Et il appuya le pistolet contre son torse.
Le lieutenant Peter, David et les stagiaires furent tous réveillés par la déflagration. Sautant au bas de leurs lits, ils coururent dehors, à moitié nus. Face à la maison, dans la boue, gisait Grenouille parmi ses fleurs, écrasé par sa propre vie. Le lieutenant Peter et David s’accroupirent près de lui, atterrés. Grenouille avait enfoncé l’arme contre son cœur, son cœur qui lui avait toujours fait si mal, et il s’était offert à la mort.
Pal, hagard, se précipita à son tour vers le corps, et il posa sa main sur les yeux de Grenouille pour les fermer. Il crut percevoir un faible râle :
— Il est vivant ! hurla-t-il au Lieutenant pour que l’on appelle un médecin.
Mais Peter hocha la tête, livide : Grenouille n’était pas vivant, il n’était simplement pas encore mort. Personne ne pouvait plus rien pour lui. Pal l’enlaça alors pour qu’il se sente moins seul dans ses derniers instants, et Grenouille eut même encore la force de pleurer un peu, d’infimes larmes chaudes qui roulèrent sur ses joues souillées de boue et de sang. Pal le consola, puis André Grenouille s’éteignit. Et, de la forêt, s’éleva le chant de la mort.
Les stagiaires restèrent immobiles, grelottants, anéantis, l’âme déchirée et fous de douleur. Laura s’effondra contre Pal.
— Serre-moi contre toi, sanglota-t-elle.
Il l’étreignit.
— Il faut que tu me serres plus fort, j’ai l’impression que je vais mourir moi aussi.
Il l’étreignit plus fort encore.
Le vent de l’aube redoubla de violence et plaqua les cheveux mal coupés de Grenouille. Il avait l’air si calme à présent. Plus tard, des officiers de la police militaire venus de la base voisine de la Royal Navy emmenèrent le corps, et ce fut la dernière fois que l’on entendit parler de Grenouille, le triste héros de guerre.
Ses camarades de vie et de combat honorèrent sa mémoire au soleil couchant, sur les hauts d’Arisaig House, là où les falaises tombaient droit dans la mer. Ils s’y rendirent en une longue procession. Laura tenait les fleurs qu’elle avait ramassées, Aimé une chemise de Grenouille, et Faron les quelques affaires qu’on avait trouvées dans son armoire du dortoir. Claude tenait ses deux morceaux de crucifix, Stanislas son échiquier. Sur la crête, baignés par le crépuscule orange et dominant l’horizon du monde, tous restèrent silencieux, paralysés de douleur.
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