— J’imagine que ta voiture aussi est trop ancienne pour avoir la clim’ !
— Figure-toi que tu te trompes ! Certes, c’est une vieille dame, mais elle a une des toutes premières clim’ ! Abuelo l’a achetée en 1990. Je m’en souviens comme si c’était hier.
— Raconte, lui demandai-je, cherchant par tous les moyens à oublier mon téléphone.
Je devais aussi reconnaître que ça me détendait quand il racontait les histoires de son grand-père.
— Quand il s’est retrouvé veuf, il a observé un deuil d’un an, on se serait cru au XIX e siècle. Ses origines latines avaient dû se réveiller. Et puis la date anniversaire passée, il est redevenu lui-même, en pire ! Tant que ma grand-mère était en vie, elle le canalisait, alors il se restreignait. Après il a flambé. Un jour, j’avais onze ans, il est passé me récupérer chez mes parents, et m’a embarqué avec lui dans une concession Porsche. Ce jour-là, ça a aussi été une étape de ma formation. Pour lui, ces voitures sont synonymes de travail bien fait, de respect des belles matières, de quelque chose de sobre, pur, racé. Enfin bref… Imagine ma tête de gosse au milieu de toutes ces bagnoles, il me vendait du rêve en boîte. On y a passé un après-midi entier, il paraît que je suis resté la bouche grande ouverte tout le temps que ça a duré.
J’éclatai de rire.
— Continue.
— Il a jeté son dévolu sur celle-là, me dit-il en passant la main sur le tableau de bord au-dessus du compte-tours. C’est un de mes plus beaux souvenirs d’enfance quand il a sorti le chéquier. Mon grand-père flambeur et frimeur qui se payait sa 911 en l’honneur de l’amour de sa vie disparue, et ce pour la modique somme de 45 000 francs.
— Les garçons ne savaient pas que ton grand-père possédait cette voiture ?
— Non… j’aurais eu l’impression de commettre un sacrilège. C’était comme un secret que je partageais avec lui.
Je lui souris.
— Et c’est toi qui la conduis aujourd’hui ?
— Oui… une Porsche, on fait tout pour la léguer… Et Abuelo me l’a donnée en héritage. Le jour où il m’a tendu la clé, et que j’ai pu pour la première fois mettre le contact à gauche… tu n’imagines pas l’effet…
Il sourit, les yeux dans le vague.
— On y va ? me demanda-t-il en redescendant sur terre.
— Si tu veux.
Il démarra et je me retrouvai aussitôt plaquée à mon siège. Délibérément, il ne mit pas la clim’ et ouvrit les fenêtres. « Écoute », me dit-il. Mes oreilles se réveillèrent avec le bruit du moteur ; ça ronflait, ça grognait. Mes sens étaient plus aiguisés que quelques heures plus tôt. Il sortit prudemment de la ville, avant de pousser l’accélérateur et de filer. Grâce à sa conduite souple et détendue, on oubliait la puissance de sa « vieille dame », comme il l’appelait.
— Et la modernité, le GPS ? le charriai-je. Ça ne te parle pas du tout ?
— Je préfère me perdre et ne pas avoir de fil à la patte.
Tout le contraire de moi. Ça doit être reposant de vivre comme ça.
Quand je vis la direction de Bonnieux, je sus qu’il nous restait à peine une demi-heure de route. Je n’avais pas envie de rentrer, de répondre aux questions des uns et des autres, de retourner dans la réalité, de me confronter à l’image qu’ils avaient de moi. Marc semblait ne pas me juger, il avait toujours été comme ça et n’avait pas changé, j’en prenais de plus en plus conscience. Avec lui, j’étais protégée de mes tourments, de mes obsessions et de mes soucis, j’avais l’impression d’être en liberté dans cette voiture qui sentait l’essence et qui vrombissait. Pourtant, cette journée avait été l’occasion d’appuyer le doigt là où ça faisait mal : le vide intersidéral de ma vie. Je soupirai en retournant à l’observation de la route ; ces paysages que je connaissais par cœur enfant, que j’adorais, qui faisaient partie de moi, et que j’avais oubliés. Que m’était-il arrivé pour que je devienne comme ça ? Un nouveau panneau attira mon attention.
— Marc, dis-moi, tu es pressé de rentrer ?
— Je ne suis pressé de rien. Pourquoi ?
— Tourne à droite au prochain carrefour, direction Lacoste. Nous allons rendre une visite au marquis de Sade. Du haut du château, c’est une des plus belles vues de la région, tu vas voir.
Il poussa l’accélérateur et la voiture fila. Au détour de la route sinueuse dans la forêt, nous alternions entre ombre et lumière. Le calme mystérieux et envoûtant de Lacoste m’avait toujours plu, même gamine, alors que je ne connaissais pas le Marquis. Je compris beaucoup plus tard les expressions à la fois gênées et amusées de mes parents quand je réclamais, et même tapais du pied, pour aller au château en ruine. Je proposai à Marc de se garer sur un petit parking près de la mairie.
— On va marcher un peu ! le prévins-je en sortant de la voiture.
— C’est toi, le guide !
Je pris la tête, me forçant à ne pas avancer trop vite. J’avais tout compte fait rapidement pris goût à mes spartiates, qui me donnaient l’impression d’être sur roulettes, et en contact avec le plancher des vaches. J’essayai d’en profiter pour flâner dans les ruelles en pierre, au milieu des vieilles bâtisses. Et puis il fut temps de commencer l’ascension sur le chemin plus caillouteux qui traversait les ruines non restaurées du château. Les rayons du soleil, de plus en plus bas, ne passant plus au-dessus des pans de mur encore debout, ne nous frappaient plus, la fraîcheur était reposante. Marc me suivait sans parler et, de temps à autre, je me retournais ; il marchait les mains dans les poches, ses Persol sur le nez, observant tout autour de lui. J’arrivai là-haut la première et l’attendis.
— Quel calme ! chuchota-t-il. C’est quoi, ce truc ?
Il regardait par-dessus mon épaule la sculpture des Mains de bénédiction en fer.
— C’est absolument fascinant !
Il traversa toute l’esplanade pour l’observer de plus près, il tourna autour, passa en dessous des bras géants ouverts vers le monde, et, même de loin, je pus apercevoir son sourire. De mon côté, je pris mon temps pour contempler le château et le profil du Marquis qui encadrait la porte d’entrée. Je finis par m’asseoir sur un muret, les jambes dans le vide au-dessus des douves et contemplai le massif du Luberon et le mont Ventoux. Mes muscles étaient endoloris, à cause de la tension que je leur imposais depuis des semaines. Je laissai retomber mes épaules en respirant à pleins poumons, ça sentait le chaud, la nature, et les cigales — désormais silencieuses — nous laissaient en paix. Quelques minutes plus tard, Marc me rejoignit, prit la même position que moi et inspira profondément.
— Après quoi tu cours ? me demanda-t-il après un moment.
— Et toi ? lui renvoyai-je sans le regarder.
— Je te répondrai après… Tu as encore trouvé le moyen de me faire parler aujourd’hui et, toi, de ne rien me dire. Alors je répète ma question : après quoi cours-tu avec ton boulot, tout ça ?
Je soupirai. Je ne pouvais ni ne voulais plus lutter.
— Au bout du compte, je ne sais pas… la réussite peut-être, j’essaie d’être la meilleure, ne pas décevoir aussi. Avec les années, j’ai découvert que je ne supportais pas l’échec. J’en veux toujours plus…
— Ah bon !
Je me tournai vers lui, il était réellement surpris.
— Tu n’étais pas comme ça, avant… Je me souviens de toi, tu faisais le strict nécessaire pour avoir tes exams…
— C’est vrai, puisque même mon job, je n’ai rien fait de particulier pour le décrocher… J’ai eu envie de prouver à Bertrand qu’il avait eu raison de m’embaucher. J’ai commencé par du classement de dossiers et il m’a appris le métier d’interprète. J’en ai bavé, mais je me suis accrochée…
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