— Oui, Abby était fatiguée ces derniers jours, et là, c’est reparti. Une frayeur pour rien.
— Tu as raison d’en profiter. Bois une Guinness pour moi !
— Pas qu’une, fais-moi confiance. À plus !
Tout en raccrochant, elle commanda une pinte dans un joyeux brouhaha de pub. Ça me fit envie. Je remontai prendre ma place au dîner.
Nous eûmes une réponse positive pour l’appartement. Nous devions signer le bail une semaine plus tard, et récupérer les clés dans la foulée. J’étais prise dans un tourbillon, je suivais Olivier, qui continuait à tout prendre en charge. Il arrivait à concentrer plusieurs journées en une seule, jonglant entre ses consultations, nos papiers administratifs et nos préparatifs d’emménagement, alors que, de mon côté, Les Gens occupaient tout mon temps. À croire que mon implication au travail avait redoublé : je pensais aux Gens en permanence, j’y passais toutes mes soirées, m’attardant chaque jour un peu plus. Ne m’y réfugiais-je pas pour fuir mes vrais problèmes ? Les Gens étaient mon chez-moi, mon endroit à moi, le lieu où me recentrer. J’évitais soigneusement toute discussion avec Félix. Il avait le don de mettre le doigt où ça faisait mal. Toute remise en question était exclue.
Ce lundi-là, nous passâmes toute la soirée à faire des cartons chez Olivier. Préparer le déménagement le soir après le travail avait un avantage : ne pas me donner le temps de réfléchir davantage à l’engagement que je prenais avec lui. Force était de constater qu’il me manquait son entrain et sa fougue à l’idée de vivre ensemble. Des flots de souvenirs jaillissaient : j’avais été si surexcitée de m’installer avec Colin, à l’époque, je ne pensais qu’à ça, j’étais obsédée. J’étais pourtant aujourd’hui certaine d’aimer assez Olivier pour aller jusqu’au bout. Il me fallait accepter que j’avais grandi, que l’amour à vingt-cinq ans ne se compare pas à celui des trente-cinq, surtout lorsqu’on a déjà eu une vie de famille.
L’un comme l’autre, nous tombâmes comme des masses en nous couchant. Cependant, notre sommeil fut perturbé par mon portable qui sonna en pleine nuit. À tâtons, je l’attrapai sur la table de chevet. Malgré mes yeux mi-clos, je lus « Judith », et je compris. En décrochant, j’entendis ses pleurs avant sa voix.
— Diane… c’est fini…
— Ma Judith…
Je l’écoutai me raconter qu’Abby n’avait pas souffert, elle avait souri jusqu’au bout et s’était endormie paisiblement deux jours plus tôt, dans les bras de Jack. Il était le dépositaire de ses recommandations pour chacun d’entre nous : Judith, Edward, Declan et moi. Entendre que j’avais été dans les pensées d’Abby à la fin me fit verser ma première larme.
— Désolée de t’appeler si tard, mais je n’ai trouvé le temps que maintenant. On a tout à préparer…
— Ne t’inquiète pas. Où es-tu ?
— Chez eux, je ne veux pas quitter Jack. Et Edward s’occupe de Declan.
— Essaye de dormir, je te téléphone demain. Je voudrais être avec toi…
— Je sais… tu nous manques à tous…
Elle raccrocha. Je m’assis dans le lit et éclatai en sanglots. Olivier me prit dans ses bras pour calmer mes tremblements. Je m’attendais au départ d’Abby, je savais qu’elle devait partir. Mais ça faisait si mal de penser qu’elle ne mènerait plus tout son petit monde à la baguette, qu’elle ne prendrait plus soin de quiconque. Jack avait perdu son double.
— Je suis désolé, murmura Olivier. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Rien.
Il embrassa mon front, me berça contre lui, pourtant je me sentais seule, ce n’était pas là que je voulais être.
— Je dois appeler Edward.
Je me dégageai des bras d’Olivier, sortis du lit, enfilai un pull et me rendis dans le séjour en composant le numéro d’Edward. Il décrocha dès la première sonnerie.
— Diane, souffla-t-il dans le combiné. J’attendais ton appel…
J’avais besoin de t’entendre , pensai-je.
— Je suis là…
Je perçus le son d’un briquet et la première bouffée qu’il aspira. J’en fis autant. Chacun dans son pays, nous fumâmes une cigarette ensemble. J’entendais le vent.
— Où es-tu ? lui demandai-je.
— Sur la terrasse.
— Et Declan ?
— Il vient tout juste de s’endormir.
— Quand est l’enterrement ?
— Après-demain.
— Si vite !
— Jack ne veut pas que les choses s’éternisent… il est prêt.
— Je vais venir…
— Tu ne peux pas tout lâcher pour être avec nous, même si j’en ai…
— Ma place est avec vous et personne ne pourra m’empêcher de venir.
— Merci… Declan s’est réveillé, il pleure…
— Rappelle-moi quand il se sera rendormi, peu importe l’heure, je répondrai. Je vais chercher un billet d’avion.
— Diane… je…
— Va voir ton fils.
Je raccrochai, puis fixai mon téléphone de longues secondes avant de me rendre compte qu’Olivier m’avait rejointe dans la pièce et qu’il avait pris soin de m’apporter un cendrier. Je ne l’avais même pas remarqué.
— Je peux t’emprunter ton ordinateur ?
— Que vas-tu faire ?
— Je dois trouver un billet d’avion pour demain.
— Quoi ?!
— Ma place est à l’enterrement d’Abby. Je ne me pardonnerai jamais de ne pas y aller.
— Je comprends…
Il alla me chercher son ordinateur et s’assit à côté de moi sur le canapé.
— Va te coucher.
— Diane, laisse-moi faire quelque chose pour toi.
Je m’accrochai à son cou. J’étais désolée de lui imposer ça, de bousculer ses plans, mais c’était comme un appel. Ma vie venait de se suspendre. Et rien, ni Les Gens, ni Olivier, ni Félix ne pouvaient lutter contre cet élan.
— Tu ne peux rien faire, je suis navrée. Ne passe pas une nuit blanche à cause de moi.
Il secoua la tête, m’embrassa et se leva.
— Je ne dormirai pas tant que tu ne seras pas avec moi, mais je vais te laisser tranquille, si c’est ce dont tu as envie.
— Pardonne-moi.
Il ne répondit pas. Je le suivis du regard tandis qu’il regagnait la chambre en laissant la porte ouverte. En cherchant mon vol, je ne pensais qu’à Edward, qui devait lutter contre les terreurs nocturnes de Declan. Je venais de payer mes billets lorsque mon téléphone sonna.
— Edward…
— Ça y est, il dort.
— Tu devrais aller en faire autant.
— Toi aussi !
Je souris.
— J’ai mon billet, j’arrive demain soir à 20 heures, je prendrai la route directement sans traîner.
— Ce n’est pas prudent, je vais venir te chercher.
— Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai toujours loué une voiture, je vais faire comme d’habitude. Je peux me débrouiller comme une grande. S’il y a bien une personne qui ne cherche pas à me surprotéger c’est toi, alors ne commence pas !
— Ne discute pas. Je viendrai.
— Tu ne vas pas traverser le pays dans la journée. Et Declan ? Il va être terrifié de te voir partir.
— Si je lui dis que c’est pour toi, il me laissera partir… Judith sera avec lui et elle, ça lui fera du bien de s’éloigner d’Abby quelques heures. Je partirai en fin d’après-midi, on sera rentrés à minuit.
— Tu es ridicule.
— S’il te plaît, Diane. Laisse-moi venir te chercher, j’ai besoin de prendre l’air, de souffler.
Son appel à l’aide me chavira.
— Très bien… va dormir maintenant.
— À demain.
Il raccrocha. Je pris le temps de fumer une cigarette, j’en avais besoin pour réaliser que je partais le lendemain à Mulranny assister à l’enterrement d’Abby. Pourtant, au fond de moi, j’avais toujours su que, le jour où cela arriverait, j’y retournerais. Quitte à me mettre en danger. Mon corps était encore à Paris, mon esprit était déjà là-bas. En retournant dans la chambre, je ne pus que constater qu’Olivier ne dormait pas ; il m’attendait, un bras replié derrière la tête. Il m’ouvrit la couette, je me glissai dessous et me blottis contre lui ; il resserra son bras autour de moi.
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