Mathias Énard - Zone
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- Название:Zone
- Автор:
- Издательство:Éditions Actes Sud
- Жанр:
- Год:2008
- Город:Paris
- ISBN:978-2-7427-7705-1
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Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d’un précieux viatique qu’il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d’activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l’ombre (agitateurs et terroristes, marchands d’armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l’a jeté dans le cycle enivrant de la violence.
Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l’espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l’imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…
S’il fallait d’une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d’armes, de troupes, d’hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après
de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre “chants” conduits d’un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une
de notre temps.
Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud :
(2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et
(2005). Ainsi que, chez Verticales,
(2007).
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XXIV
quand Stéphanie a crié tu es un monstre j’aurais dû deviner, elle savait tout cela bien sûr, elle savait, depuis quand je l’ignore depuis le début peut-être elle voulait que je lui dise que je lui avoue que je me confesse à elle en pleurnichant sur son épaule, elle voulait que je réclame sa compassion que je m’ouvre à elle de mes péchés mortels, elle voulait me pardonner, elle pensait avoir la force de me pardonner, mais il fallait que j’avoue, le fardeau est devenu trop lourd, j’imagine que c’est la curiosité qui l’a poussée à savoir, après l’affaire du documentaire anglais sans doute, après la violence de ce soir-là, elle a demandé à un de ses amis haut placés mon dossier personnel, elle a dû faire valoir des inquiétudes, émouvoir, manipuler, Stéphanie ne pouvait pas imaginer d’être touchée elle-même par l’ombre qu’elle manœuvrait, d’être contaminée par l’Hadès où vivent les espions de bas étage, j’imagine sa tête, ses larmes, sa tristesse, est-on préparé à la vérité administrative, aux rapports froids sur la Table bien gardée des dieux, Stéphanie me ressemblait trop, en lisant les conclusions de l’enquête sur Francis Servain Mirkovic elle s’est vue elle-même, elle s’est vue aux côtés de cette vie, jalouse effrayée et dégoûtée, Songe lui en avait trop dit, j’imagine qu’elle a dû faire des efforts, en attendant, en attendant que je lui raconte, que je lui confesse l’indicible, sans oser m’en parler, par peur, dans le même temps, de faire surgir le monstre, voyant sans voir, sachant sans savoir, et moi-même j’ai été particulièrement idiot de ne pas deviner, de ne pas comprendre que mon destin pesait, que l’ombre m’avait mangé et qu’il ne serait pas facile de s’en sortir, si l’on peut s’en sortir, à Istanbul la sublime quelques jours sur le Bosphore entre deux mondes, le voyage de la dernière chance, entre deux voire trois mondes, la capitale ottomane était le centre de la Méditerranée pendant si longtemps, le Bosphore à peine plus large que le Danube, la ville divisée par les cours d’eau flotte au-delà des Dardanelles bien gardées, au-delà de Troie la martyre, sur les lèvres de la mer Noire qui baigne Sébastopol et le Caucase, de Tanger à Stamboul il y en avait des mètres cubes de cadavres, de cadavres de ruines et de destins, à Constantinople Roza Eskenazi la juive triomphait dans les années 1930, Roza était née aux alentours de 1900, elle s’appelait en réalité Sarah, parlait ladino, turc et grec, son père portait un beau tarbouche et était propriétaire d’un entrepôt à Scutari, Stéphanie ne s’intéressait pas à la vie de Roza Eskenazi la grande diva chanteuse de rebetika , chansons de taverne, de haschisch d’opium d’alcool d’amour de solitude et de désespérance, elle n’était même pas sensible au fait que nous nous trouvions à Constantinople nouvelle Rome pour la première fois, elle était tourmentée, irritable, et alternait des moments très sombres avec une grande tendresse, un amour presque désespéré pour ma personne, je pensais à Roza Eskenazi la provocatrice, à Léon Saltiel et à cette chanson où Roza parle du plaisir d’avoir un narghilé dans la bouche, la double excitation qu’il lui provoque, celle de la drogue et celle de l’amour, Stéphanie préférait les Christs pantocrators les églises byzantines les mosquées de Sinan aux meyhane enfumées, elle était désespérée parce que je faisais toujours des signes aux musiciens pour qu’ils viennent jouer à notre table, et aussitôt son visage se fermait, elle se renfrognait dans son verre de raki bien sûr je ne comprenais pas pourquoi, le violoneux et son comparse jouaient Quand tu pars à Üsküdar ou une autre chanson à laquelle je n’entravais goutte et j’étais ravi, Stéphanie geignait, je ne supporte pas ces miaulements , certes ce n’était pas Paganini, c’était un bon gros Turc chauve et moustachu, mais le répertoire et le lieu lui convenaient parfaitement, comment peux-tu supporter cette musique ? ou bien je me demande ce que ta mère penserait de ça , qu’est-ce que venait faire Marija Mirkovic là-dedans, je ne comprenais pas où elle voulait en venir, je ne répondais rien, puis nous rentrions à pied depuis Beyoğlu jusqu’à notre hôtel devant Sainte-Sophie, elle se lovait autour de moi comme un serpent pour échapper au froid en traversant la Corne d’Or, le pont flottant remuait un peu sous les pieds et accentuait les effets du raki, j’imaginais les bateaux turcs tout contre la chaîne disproportionnée qui fermait l’accès au port de Byzance, les bombardes et le feu grégeois tirés par les Grecs affolés depuis les hauteurs, la nuit striée de flammes, une belle nuit claire, l’aube du 29 mai 1453, la diversion navale pour préparer le dernier assaut contre les murailles de la ville, à cette heure-ci les janissaires venaient de percer une brèche près de la poterne de Blacherne, l’assaut durait depuis minuit, la veille l’empereur Constantin la noblesse et les clercs avaient prié longuement à Sainte-Sophie, prié le Seigneur, qu’il ait pitié de la deuxième Rome, le Seigneur et sa Sainte Mère, Áxion estín os alethós , tous effrayés tous résolus à la fin, à la destruction à la mort ou l’esclavage, Constantin l’ultime meurt aux environs de none le jour suivant, il retire sa pourpre et descend des murailles pour se battre dans la rue, dans sa ville, il sait que tout est perdu, il ne cherche pas à fuir, il se jette au combat pour mourir, il a sur les épaules le poids de ses aïeux depuis Constantin le Grand depuis Auguste depuis les Achéens puissants et les Troyens vaincus, Priam le pousse dans le dos de son exemple, Constantin est percé au côté par une lance turque, puis par une flèche, puis par une épée et le voile noir recouvre ses yeux, il ne sait pas qu’Apollon emporte son corps loin de la furie du combat, pour le laver aux eaux douces d’Europe et le confier à l’île Blanche, au moment où les Ottomans parviennent à Sainte-Sophie l’imposante, dans les pleurs des familles réfugiées là, avec Stéphanie je regarde la basilique illuminée depuis la fenêtre de notre chambre, un pétrolier descend le Bosphore, il vient de mer Noire, il va traverser la mer de Marmara, enfiler les Dardanelles sauvages, passer au large de Kilitbahir l’imprenable, descendre vers le sud, longer Troie, doubler la Morée et mettre cap à l’ouest, plein ouest sur la plaine pélage lisse comme une pierre tombale, dans trois jours il sera en vue de Messine, détroit juste un peu plus large que le Bosphore, s’il va à Marseille ou à Barcelone, sinon il croisera devant les côtes barbaresques jusqu’à Tanger et Gibraltar, où les singes du Rocher lui feront un dernier salut avant qu’il ne se perde dans l’Atlantique frontière du monde — Stéphanie se tenait tout contre moi, je sentais le parfum de ses cheveux, les yeux dans les lumières de la Mosquée bleue et les scintillements des haubans du navire, les kamance des tavernes encore dans les oreilles, détendu par le raki et la présence tiède de la femme à mes côtés, parfois il y a des instants suspendus, entre deux moments, en l’air, dans l’éternité, une danse épaule contre épaule, le mouvement d’une main, le sillage d’un bateau, l’humanité à la poursuite du bonheur, et tout retombe, tout retombe, Stéphanie redevint sauvage, maussade, je sais pourquoi, elle voyait dans les coupoles les parfums les narghilés les violons un côté barbare, mon côté barbare, elle imaginait le raffinement meurtrier et sauvage de l’Orient, les pals, les décapitations, elle avait peur de moi quand j’appelais les violonistes, ce qui en moi lui échappait, l’autre inépuisable, et elle s’en remettait à ma mère gardienne de l’ordre occidental, à Louis-Ferdinand Céline le veule grand pourfendeur de l’altérité, elle entrevoyait comme une orientaliste romantique les influences délétères de la drogue et de la cruauté violente, je pensais au poème de Cavafy le mort-vivant, le fonctionnaire d’Alexandrie, Au soir de la chute , les villes tombent si souvent, le monde tourne si souvent, y a-t-il de la place pour les chagrins, y a-t-il de la place pour regretter Dionysos quand on n’est plus ivre, les Turcs avaient fait de Constantinople la première ville de Méditerranée, un phare, un miracle de beauté et de culture, Stéphanie était triste parce qu’elle voyait en moi le guerrier le meurtrier elle m’enfermait dans ma violence sans pardon, je sais ce qu’elle a lu, Lebihan le pelé au Wepler avait lui aussi un cadeau pour moi, il partait à la retraite content, Lebihan, inquiet mais content de pouvoir se consacrer au vélo aux huîtres et aux conversations de café, il m’a regardé gentiment, après m’avoir remercié pour le 7,65 Zastava qui le touchait particulièrement, il m’a dit Francis je vous ai sorti ces pages, lisez-les, c’est instructif, et prenez-en acte, il s’agissait de mon dossier personnel, l’enquête préliminaire, mes notations diverses, mes affectations, mes demandes de congé, mes absences, mes parents, mes amitiés politiques adolescentes, mes états de service militaires, ma vie, y compris les activités croates et bosniaques, des mots comme crimes de guerre, exactions, tortures , les noms de mes supérieurs d’alors, les parties du dossier du Tribunal pénal international sur la vallée de la Lašva qui me concernaient, ces notes dataient de bien après mon entrée en fonction, les forces de l’ombre ne se trompent pas, à surveiller , un profil psychologique me définissait récemment comme tendant vers l’alcoolisme et la dépression, à écarter des responsabilités , néanmoins j’étais crédité de fidélité, patriotisme et intégrité, peu susceptible d’être manœuvré par l’extérieur, pas intéressé par l’argent, seul loisir connu : historien amateur, c’était bien ironique, la dernière enquête datait de l’année dernière, qui l’avait diligentée, je savais bien sûr quel code j’allais découvrir en bas de la page, quelle excuse avait-elle bien pu trouver, pour une possible affectation , elle avait fait semblant de vouloir me recruter, la maligne, pour en apprendre le plus possible, la requête était paraphée par elle et portait le numéro de son service, c’était de bonne guerre, c’était de bonne guerre elle n’en pouvait plus elle voulait savoir, est-ce qu’elle allait pouvoir supporter le résultat, à Istanbul elle alternait entre la passion et le dégoût, à Paris elle découvrait qu’elle était enceinte, une dernière chance et adieu, adieu Francis le terrible, j’ai pris acte, comme disait Lebihan, j’ai vérifié que les résultats de l’enquête ne mentionnaient pas Yvan Deroy le fou, perdu dans mon adolescence, j’ai usurpé facilement son identité, liquidé mon appartement et adieu, me voilà dans un train qui approche de Rome, qui approche de la fin du monde et de Sashka la dorée, elle ne s’intéresse pas à la vérité, elle ne s’émeut pas pour l’extérieur elle est détachée, elle flotte tendrement dans la pratique de l’enluminure sacrée, désirable et inatteignable, un corps magique pour une présence sans âme, une illusion de plus, Sashka n’est jamais allée sur le Bosphore, Nikogda ja ne byl na Bosfore, Ty menja ne sprashivaj o nem , ses yeux sont si bleus qu’ils n’en ont pas besoin, elle a le Tibre les églises et le souvenir de la mer Blanche, et aujourd’hui Stéphanie travaille quelque part à Moscou, pense-t-elle à Essenine dans la ville des mille et un clochers et des mille et trois tours, adieu, j’ai une valise remplie de morts un nom d’emprunt quelques kilomètres devant moi et adieu, le calme après la vengeance, je te salue, Andrija, même au plus profond de l’Hadès, je vais te rejoindre, tout s’enfuit comme les maisons colorées des banlieues romaines, jaunies par les lampadaires tristes de décembre, les dernières lumières que voit Essenine avant de se pendre ou qu’on le pende, la cathédrale illuminée comme Sainte-Sophie face à sa chambre d’hôtel, Ja v tvoix glazax uvidel more , il n’y a rien à voir dans les yeux de Sashka, désespérants comme la mer, Polyxajuchee golubym ognem , je sais où je voudrais retourner, maintenant, loin de la nuit froide de Russie, je voudrais retrouver un jour tiède entre Agami et Marsa Matrouh, à quelques kilomètres d’Alexandrie, sur la plage immense, c’est le soir la Méditerranée est métallique le ciel rosi le sable doux, je regarde vers le large le phosphore pur de la mer fait cligner des yeux dans la lumière oblique, deux formes glissent hors de l’eau, elles sautent l’une derrière l’autre et étincellent, deux gerbes irisées viennent vers la côte à petits bonds, deux dauphins, deux dauphins jouent dans la mer tiède à quelques encablures du bord, je n’en ai jamais vu, je me lève, ils sont si proches qu’on voit leur rostre étinceler, ils cabriolent devant moi, il n’y a personne d’autre, alors bien sûr je cours ils semblent si réels vus au ras des vagues, j’en ai les larmes aux yeux, jamais je n’ai assisté à un spectacle pareil, un spectacle pour personne, ils caracolaient pour moi seul, dans le soir d’une côte déserte, un cadeau du hasard ou de Thétis la généreuse, je me suis jeté dans l’eau, un linceul de fraîcheur m’a recouvert, les deux formes d’argent se découpaient sur le ciel rose, le goût de sel me remplissait la bouche, j’ai nagé doucement vers eux, c’était la beauté qui m’appelait, la beauté le calme et le bonheur pur de l’harmonie du monde, je nageais vers les deux dauphins, doucement pour ne pas les effrayer, je voulais les suivre, je voulais les suivre, je les aurais suivis jusqu’à la demeure de Poséidon aux crins d’azur, c’était un beau couchant pour disparaître, un beau soir pour mourir ou vivre éternellement dans le sillage des mammifères marins, ils m’ont senti arriver, perçu mes vibrations dans les vagues, je n’étais pas digne d’eux, je n’en étais pas digne ils se sont éloignés d’une cabriole, un dernier éclair dans le soleil mourant et j’étais de nouveau seul sur la plage infinie, nous allons bientôt descendre, Yvan, mais pas dans le royaume du dieu de la mer, descendre du train, les passagers frémissent déjà, ils regardent par la vitre Rome approcher d’illuminations dans les ténèbres, je sais maintenant, Yvan, il est temps d’organiser des funérailles, un bûcher pour Francis Servain Mirkovic qui manquera à sa mère et à sa sœur, tout est plus difficile à l’âge d’homme, tout sonne plus faux, mais parfois les dieux vous offrent des éclairs de clairvoyance, des moments où l’on contemple l’univers en entier, la roue infinie des mondes, on se voit, de haut, quelques instants réellement avant de repartir propulsé vers la suite, vers la fin, propulsé vers la femme qui m’attend là, celle qui m’ouvre la porte, devant laquelle je titube de honte et d’ivrognerie, les yeux cillés, l’haleine fétide, la tête battant comme un soleil décapité, celle qui me regarde sans me voir, tant la fracture est profonde, ma poitrine profondément ouverte, celle qui ne semble pas me reconnaître, car la vie n’a que peu de poids, aussi peu que les corps qui s’y débattent, cette femme doute de moi dans les vapeurs d’alcool qu’exhalent mes vêtements, et moi, qui ai traversé la mer pour la rejoindre, qui ai traversé sans le sentir l’espace qui me séparait de Paris, moi qu’une hôtesse de la Middle East Airlines a dû sortir un instant de l’ivresse pour m’aider à monter dans l’avion, moi qu’une pichenette pousserait hors du monde, moi qui ne désire plus rien, pas même le sommeil dont je crains le réveil, pas même la femme qui ne m’attend pas et dont je voulais si fort la présence, avant de m’engloutir dans la boisson et l’envol, raide, ivre mort confié aux cieux comme un ange, endormi d’un sommeil de plomb, ronflant sans doute à trente mille pieds de haut, bien au-dessus des nuages là où la nuit est toujours claire, là où l’on peut contempler les amas stellaires et les galaxies, un 14 juillet, une nuit de fête nationale où je traverse la Zone en avion, un soir d’ambassade que j’ai quittée, comme il se doit, presque à quatre pattes tellement j’étais soûl : il fallut me conduire à l’aéroport, il fallut me conduire jusqu’à la salle d’embarquement, il fallut me réveiller pour me conduire jusqu’à l’avion, je me suis assoupi ivre mort dans l’aéroport international de la République libanaise, je le dis sans gloriole, avec une certaine honte, il fallut me réveiller ensuite à l’arrivée à l’aéroport de Roissy, je n’ai rien vu des montagnes de Chypre, des montagnes de l’Italie et de la plaine marine, je n’ai vu qu’un taxi railleur qui pensait que j’arrivais au moins de Chine ou de l’autre bout du monde, pour avoir une tête pareille, et j’arrivais du bout du monde, j’arrivais du bout du monde comme de l’enfer, qui est en moi, c’est ce que pense la femme qui m’ouvre la porte, et elle est déçue : elle est déçue, elle me regarde comme un blessé, un malade à la poitrine ouverte, le Prophète dans L’Enfer de Dante, ivre j’ai hurlé, j’y pense en la voyant, la veille, La Marseillaise , je criais qu’un sang impur et le génie de Berlioz, qui fit tout ce qu’il put pour sauver cet air militaire, Berlioz aimait la poor Ophelia comme moi je t’aime, ainsi sont les pensées des hommes encore ivres au matin, ainsi sont les fêtes d’ambassade, pleines d’alcool d’ivrognes et de patriotisme bon marché, les jardins étaient grands, beaux, il y avait du champagne, du vin, de l’anis et des uniformes, l’ambassadeur cria vive la France ! Berlioz sonna et avec lui Rouget de Lisle et j’entendais Harold en Italie , je voyais Harold, Roméo et Juliette et le petit bois romain où Hector allait tirer les corneilles au pistolet pour se désennuyer de l’Académie de France, alors que je traverse à présent la gare Tiburtina, Berlioz décrit les souffrances des fiers Troyens et les errances d’Enée, Berlioz désespérait de Rome, il préférait les montagnes des Abruzzes et les brigands qui s’y trouvaient, il fallait quelques jours de cheval pour rejoindre ces parages, je ne savais pas quoi dire à Stéphanie j’étais encore soûl je lui aurais parlé de Berlioz et de son Ophélie de ses Troyens aujourd’hui qu’est-ce que je lui dirais je lui dirais je t’ai aimée plus que tout ne m’en veux pas je lui raconterais l’histoire d’Intissar la Palestinienne sauvée par le fantôme de Marwan, c’est bien loin tout ça, Stéphanie est bien loin l’enfant que nous n’avons pas eu est bien loin dans les limbes Astyanax jeté des remparts de Troie, Hector est mort, Hector dompteur de cavales est mort et c’est déjà Rome, c’est déjà Rome, au milieu des beaux jardins de l’ambassade de France au Liban j’étais perdu, perdu entre les mondes, flottant dans l’espace sans le savoir, déjà parti vers Rome, vers l’avion manqué, les documents, les catalogues, les listes dans ma mallette, les cardinaux les laïques les secrétaires de dicastère qui m’attendent, je suis dans le même état qu’en quittant Beyrouth ou en arrivant à Paris devant celle qui m’ouvre la porte, ivre de tant de train de tant de kilomètres et de morts amoncelés sur les routes, les voies, les souvenirs de guerre, de Trieste, de Paris où Stéphanie m’ouvrait, je venais de la réveiller, je devinais ses seins sous son tee-shirt, ses jambes étaient nues, comme celles de Marianne dans l’hôtel d’Alexandrie, comme celles des Hollandaises sur les photos de Harmen Gerbens, comme celles des cadavres dans la rivière à Jasenovac, celles d’Andrija couvertes de merde, celles écartées et souillées des filles de Bosnie, celles d’Intissar sous la violence d’Ahmad des centaines de jambes nues, nous sommes déjà dans Rome ce sont les derniers mètres avant Termini, le train roule au pas sur des milliers de corps disposés les uns derrière les autres, le bois des traverses, les corps sont du bois c’est ce que disait Stangl à Treblinka, c’est ce que disait aussi mon père en Algérie, corvée de bois, corvée de traverses, du bois noble dont on fait les icônes aux rondins des bûchers funèbres, disposer en ligne les souvenirs dans une fosse pour les brûler, ainsi les cuisses de chèvre dont la fumée faisait saliver les dieux, les courbes de Stéphanie me font saliver dans le petit jour de Paris : c’est le début du siècle, du millénaire, il faut tout reconstruire et rouler, rouler avec un train épuisé tendu tremblant courbaturé qui balance d’aiguillage en aiguillage, la vengeance consommée, les morts accumulés et bien rangés, les jambes de Stéphanie étaient nues dans le petit matin parisien c’était mon tour d’arriver chez elle à l’improviste, de retour d’une mission rapide à Beyrouth, quelques jours auparavant elle m’a signifié que j’étais un monstre et qu’elle ne voulait plus me revoir, je tente ma chance, je me présente chez elle au petit matin les yeux brûlants de sommeil et d’alcool, ivre et dangereux comme Lowry à Taormine, comme Joyce à Trieste, elle me regarde, elle me regarde sans rien dire ce n’est pas la peine elle ne soupire pas elle n’a qu’à me regarder en silence et je comprends, je comprends que la porte va se refermer, que les jambes de Stéphanie vont disparaître derrière, adieu, le tombeau se referme, adieu, je n’ai rien su lui dire, rien su lui demander, c’était à moi de tendre la main, voilà nous longeons l’aqueduc romain nous pénétrons les murailles puis le cul-de-sac de la gare de Termini les voyageurs s’affolent, des animaux dérangés dans leur sommeil, ils se lèvent tous en même temps récupèrent leurs bagages rangent les livres et les journaux je sors discrètement la petite clé je libère la mallette la valise si légère et si lourde, le train longe le quai, il souffle, il prend son temps, j’attrape mon sac me voici debout dans le couloir entre mes compagnons de voyage nous allons nous séparer, chacun va poursuivre son destin, Yvan Deroy aussi je vais aller à pied jusqu’à l’hôtel la vie est neuve la vie est vivante je sais maintenant, adieu sage Sashka, je peux tenir debout tout seul, je n’ai plus besoin de cette valise, plus besoin des deniers du Vatican, je vais tout balancer dans l’eau, le bois accumulé pour le bûcher d’Hector, au dixième jour, au dixième jour j’irai à pied jusqu’au Tibre fatal tout près du pont Sixte jeter ces morts dans le cours du fleuve, qu’il les amène jusqu’à la mer, le cimetière bleu, que tous s’en aillent, les noms et les photographies seront rongés par le sel, puis évaporés ils rejoindront les nuages, et adieu, Yvan Deroy rejoindra le ciel lui aussi, le Nouveau Monde, adieu Rome trop éternelle, en avion, à l’aéroport de Fiumicino j’attendrai le dernier appel pour mon vol, les passagers, la destination, je serai assis là sur mon banc de luxe sans pouvoir bouger nulle part plus personne j’appartiens à l’entre-deux au monde des morts-vivants enfin je n’ai plus de poids plus de liens plus d’attaches je suis dans ma tente auprès des nefs creuses j’ai renoncé je suis dans l’univers des moquettes grises des écrans de télévision et ça va durer tout va durer il n’y a plus de dieux courroucés plus de guerriers près de moi se reposent les avions les mouettes j’habite la Zone où les femmes sont fardées et portent un uniforme bleu marine beau péplos de nuit étoilée il n’y a plus de désir plus d’envol plus rien un grand flottement un temps mort où mon nom se répète envahit l’air c’est le dernier appel le dernier appel pour les derniers passagers du dernier vol je ne bougerai plus de ce siège d’aéroport, je ne bougerai plus c’en est fini des voyages, des guerres, à côté de moi le type au regard franc me sourira je lui rendrai son sourire il y a des années qu’il est là suspendu lui aussi enchaîné à son banc des années il est là depuis bien avant la découverte de l’aviation il a une bonne tête, c’est un métèque, c’est un géant, un géant de Chaldée dont on dirait qu’il a porté le monde sur ses épaules, il est depuis les siècles des siècles entre deux avions, entre deux trains, alors qu’on me dépossède de mon nouveau nom en le soufflant dans les haut-parleurs, je pense aux bras de l’oiseau d’acier qui m’attendent, cent cinquante compagnons de limbes y ont déjà embarqué mais moi je m’y refuse, je suis Achille calmé le premier homme le dernier je me suis trouvé une tente elle est à moi maintenant c’est ce tapis ignifugé et ce velours rouge c’est mon nom qu’on crie mon espace je ne me lèverai pas mon voisin est avec moi c’est le prêtre d’Apollon c’est un démiurge il a vu la guerre lui aussi il a vu la guerre et l’aveuglant soleil des cous coupés, il attend tranquillement la fin du monde, si j’osais, si j’osais je me jucherais sur ses épaules comme un bambin ridicule, je lui demanderais de me faire traverser des fleuves, des fleuves au trois fois triple tour et d’autres Scamandres barrés de cadavres, je lui demanderais d’être mon dernier train, mon dernier avion ma dernière arme, la dernière étincelle de violence qui sorte de moi et je me tourne vers lui pour lui demander, pour le supplier de m’emporter il me regarde avec une compassion infinie, il me regarde, il me propose soudain une cigarette il dit l’ami une dernière clope avant la fin ? une dernière clope avant la fin du monde.
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