Mathias Énard - Zone

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d’un précieux viatique qu’il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d’activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l’ombre (agitateurs et terroristes, marchands d’armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l’a jeté dans le cycle enivrant de la violence.
Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l’espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l’imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…
S’il fallait d’une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d’armes, de troupes, d’hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après
de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre “chants” conduits d’un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une
de notre temps.
Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud :
(2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et
(2005). Ainsi que, chez Verticales,
(2007).

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XXII

Sashka, peintre de l’âme tel saint Luc, Sashka distante, Sashka ange blond de Jérusalem n’est pas de ce monde, Nathan Strasberg agent maussade me racontait qu’à Jérusalem on trouve toujours une énergie mystique, un souffle, qu’on soit juif, chrétien ou musulman, dans les dorures l’encens et les souvenirs de ce cœur transpercé du monothéisme intransigeant, Intissar la combattante palestinienne si elle existe est peut-être en Palestine aujourd’hui, maintenant, auprès du tombeau d’Arafat le pâle, le père de la nation palestinienne, auquel on pardonnait tout, même ses millions de dollars, même sa femme, même ses innombrables erreurs politiques et militaires, parce que c’était le Père, mort mystérieusement dans des circonstances presque soviétiques de secret et de mensonge, poussé dans les escaliers par ses enfants, car les temps changent, les fils souhaitent le pouvoir à leur tour, le pouvoir et l’argent, l’argent surtout, Arafat Abou Ammar le brave envoyé dans l’Hadès par le zèle de ses lieutenants, par l’histoire féroce, Nathan était content et triste à la fois de perdre un tel ennemi, content que le temps ait réussi ce que le Mossad avait manqué si souvent, mais triste aussi, triste, car Arafat, disait-il, on le connaissait bien, après tout, on l’avait enfermé comme un singe au zoo, aujourd’hui tout va être plus difficile, plus violent, les monticules d’ordures de Gaza s’enflamment, les pneus, les roquettes, Gaza le fond du fond de la Zone le seul endroit de Méditerranée où vous ne trouverez pas un seul touriste sur les immenses plages jonchées de barbelés rouillés de bouteilles en plastique de tristesse de misère Gaza l’insensée poursuit sa route vers la fin du monde dans la haine et les cris de vengeance, abandonnée, et les seuls réconforts qui y parviennent sont les quelques missiles que des aviateurs distraits lancent de temps en temps depuis le ciel toujours bleu sur une voiture le parvis d’une mosquée une maison une rue à Rafah à Khan Younis à Gaza tout est si dense qu’il est impossible de viser disait Nathan en soupirant, les victimes civiles étaient la croix et la bannière de l’armée israélienne, poursuivie par des fantômes d’enfants morts, malgré ses beaux chars mats ses aéroplanes ses troupes d’élite, qu’est-ce que vous voulez y faire, il faut bien se défendre se venger se battre contre nos ennemis c’est comme ça, Gaza immense réserve indienne sans alcool où un million et demi de Palestiniens attendent, attendent un travail un gouvernement un pays dans cette capitale de tristesse à la dérive, terre gaste sans maître, la seule friche de la Méditerranée, clapier sans propriétaire où la population est nourrie par un judas vite ouvert dans un mur — j’ai vu à Paris dans une exposition où m’avait traîné Stéphanie une installation d’un artiste nommé Hugo Orlandini, la réplique d’une des cages de détention de Guantánamo grandeur nature, un parallélépipède de grillage avec une couchette un chiotte à la turque en acier brillant un pyjama orange fluorescent bien plié sur le matelas des pantoufles un joli sac en tissu noir pour la tête, voici donc où finissaient les types que nous avions donnés à la CIA, les Etats-Unis d’Amérique se vengeaient en suppliciant lentement et scientifiquement tous ceux qui leur tombaient dans les pattes, des charters de suspects décollaient d’Egypte de Grèce d’Israël d’Espagne du Pakistan de France d’Angleterre pour peupler ces aquariums de métal dans la zone de non-droit à l’Est de Cuba île de l’espoir communiste du rhum et de la salsa, prisonniers de guerre sans guerre sans avocat et sans noms, musulmans suspects à qui on faisait avouer n’importe quoi en les passant à la baignoire en les laissant pourrir sous le soleil en les privant de sommeil de nourriture roués de coups par un personnel qui s’amusait grandement de ces insectes orange et faméliques, la cage d’Hugo Orlandini crachait de la musique, cette musique que les humiliés de Guantánamo supportaient à longueur de nuit dans leur cagibi, musicothérapie, une éternelle chansonnette sortait du trou brillant des gogues, une voix d’outre-tombe leur psalmodiait My Way en boucle, Sinatra était censé s’immiscer dans leurs tripes par leur anus torturé et les convertir de l’intérieur au bon goût et à la culture occidentale, la réplique d’Hugo Orlandini fascinait les visiteurs qui testaient la solidité des parois, et surtout tous, tous, Stéphanie comprise, manœuvraient la porte étroite pour vérifier si elle était ouverte ou fermée et jouaient avec la serrure, un badaud particulièrement intéressé ne put résister à la tentation et déroba le pyjama et les pantoufles, je l’imagine dominé par son épouse, au bout de la nuit, vêtu d’orange une étoffe noire sur la tête, Sinatra à fond sur le pick-up, sa bourgeoise émoustillée enfonçant toutes sortes d’objets incongrus dans son intimité — men men men , aurait dit Joyce, Ezra Pound le dérangé dans le camp de concentration pisan était soumis jour et nuit à un bombardement de lumière et de bruit, les haut-parleurs furieux ne le laissaient pas en paix une seule seconde, du couchant à l’aube les Andrews Sisters pénétraient le cerveau du poète, drinkin’ rum and Coca-Cola / Go down Point Koomanah / Both mother and daughter / Workin’ for the Yankee dollar , et sa santé mentale chancela, il essayait de se réfugier en imagination à Rapallo la génoise, dans sa jolie maison face à la mer, face à la Méditerranée calme et rassurante, à l’endroit où un Nietzsche dionysien avait eu l’idée de son Zarathoustra , imaginant des aigles et des lions dans les nuages au-dessus de la plaine marine, Pound quelques jours avant sa mort marche une dernière fois à Burano et à Torcello, il se promène dans l’agonie de la lagune vénitienne, auprès des campaniles penchés et des barques de pêcheurs, il pense au violon d’Olga Rudge la fidèle, aux concertos de Vivaldi soigneusement recopiés pendant des années, Pound le silencieux a oublié l’Italie fasciste, il cherche le pardon et le repos, adieu la vengeance, il a vu la lumière, la petite lumière du Canto CXVI, to confess wrong without losing rightness : Charity have I had sometimes, I cannot make it flow thru en ayant raison d’avoir eu tort, Pound s’avance vers le grand vide, a little light, like a rushlight , il voit un trait de lumière, l’étincelle rapide d’une allumette, to lead back to splendour , elle le guide vers la splendeur, dans les eaux stagnantes de la lagune, où il aurait plongé si Olga n’avait pas tant insisté pour lui tenir la main au moment du trépas — qui me tiendra la main, à moi, Sashka a les doigts encombrés de martyrs, Stéphanie avait raison, je suis un monstre, un monstre d’égoïsme et de solitude, on aurait dû m’enfermer dans la cage d’Hugo Orlandini l’artiste, condamné à entendre My Way pour l’éternité, ou Lili Marleen , ou Trois jeunes tambours chanté par une compagnie d’infanterie, autant de musiques dans ma vie — en Syrie Aloïs Brunner le boucher des juifs d’Autriche de Grèce de France et de Slovaquie avait été condamné vivant à un châtiment identique, obligé à supporter quarante ans durant les quarts de ton des mélodies arabes qu’il haïssait, enfermé dans sa petite maison sur la route de Bloudane à proximité de Damas, gardé comme un otage de luxe par les différents régimes syriens, Nathan Strasberg m’avait gentiment fourni son adresse, si tu as l’occasion colle-lui une balle dans la nuque de ma part, je n’ai pas eu l’opportunité, Brunner rendu fou par les mélopées de Fairouz par le muezzin et les stridences de la pop orientale était dévoré par la haine, prisonnier de ceux qui l’avaient sauvé de la peine de mort : comme Franz Stangl avant lui Brunner rejoint la Syrie avec un faux passeport en 1954, il se sent en sécurité à Damas, protégé par les ennemis de ses ennemis, pure transitivité, et le temps passe, le temps passe, Aloïs l’hyperactif sent que la réclusion lui pèse, qu’il n’aime pas la Syrie mais il n’y a rien à faire, émigrer en Amérique du Sud est déjà trop dangereux et les gouvernements syriens se sont rendu compte de l’intérêt potentiel de leur captif, voilà quelqu’un qui pourrait entrer dans une future négociation avec Israël, en 1970 le coup d’Etat d’Hafez al-Assad durcit un peu plus ses conditions de séjour, assigné à résidence, contraint à changer continuellement d’adresse pour éviter la vengeance du Mossad qui lui expédie à plusieurs reprises des lettres piégées, le privant de quelques phalanges et d’un œil, Brunner se réfugie dans la haine, la haine des juifs qu’il aurait plaisir à tuer de nouveau, la haine des Arabes qui l’hébergent et surtout celle de leur musique insupportable et de leur nourriture infâme, Aloïs Brunner collé jour et nuit devant la télévision allemande avec son chien s’ennuie, il donne quelques interviews à la presse autrichienne, où il demande à être remercié pour avoir débarrassé Vienne des juifs encombrants, il aimerait parler plus souvent, Brunner le fou, mais les Syriens l’en empêchent, ils nient officiellement sa présence sur leur sol, Nathan Strasberg s’était trompé, quand j’arrivai à Damas pour voir Aloïs le responsable de la déportation de Léon Saltiel le juif de Salonique il était déjà dans la tombe, mort en 1996 à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, un peu sénile peut-être, chez lui dans les collines sèches à l’ouest de la capitale syrienne, Brunner mourut on ne sait comment, le téléviseur allumé, son cadavre fut découvert quinze jours plus tard à moitié boulotté par le doberman resté trop longtemps sans nourriture, puis inhumé à huis clos dans un sépulcre anonyme — le Syrien de Homs qui me vendit des copies des photographies de la police trouvait absolument injuste qu’on puisse finir à demi décomposé et mangé par son propre clébard, en robe de chambre, seul, à l’étranger qui plus est, déplorable, je lui demandai ce qu’il était advenu du chien, il eut une mine de dégoût absolu, je n’en sais rien, je suppose qu’ils l’ont abattu sur place, la dernière victime d’Aloïs Brunner, un canidé noir aux dents aiguës, contraint à bouffer les maigres mollets de son maître pour survivre quelques jours de plus, Brunner borgne amputé et haineux s’était accroché à l’existence jusqu’au bout, la rage au corps, Nathan était bien content des clichés et de l’information, il m’offrit une bouteille de champagne à l’hôtel King David, pendant qu’une belle pianiste russe aux longs cheveux blonds jouait My Way sur un Steinway brillant — il n’y avait personne pour tenir la main de Brunner au moment de la mort, personne à part une speakerine teutonne en direct de Munich par satellite, les dieux l’avaient abandonné, les Syriens ne savaient plus que faire de cet hôte encombrant, le temps passe, Rome se rapproche, pour un peu je demanderais au violoniste qui ressemble à Hemingway de me jouer un petit air, comme Olga jouait de temps en temps pour Ezra Pound, erbarme Dich, mein Gott de la Passion selon saint Matthieu, aie pitié, Seigneur , ou un autre truc larmoyant, et sa compagne se mettrait à chanter les mots de l’évangéliste, Matthieu mort d’un coup de glaive dans le dos en Ethiopie, alors qu’il priait, les bras levés vers le ciel, face à l’autel, Matthieu que Sashka peint penché sur l’écritoire ou devant sa balance de percepteur, Matthieu que le Caravage amoureux de la décapitation représente en train de compter ses pièces, j’approche de Rome, j’approche de Rome l’éternelle lumière, que vais-je faire, Yvan mon vieux qu’allons-nous faire à Rome parcourir les églises chercher une improbable rédemption dans les images des martyrs, nous soûler, courir les putains via Salaria, à deux pas des catacombes, la petite valise discrètement menottée est toujours au-dessus de mon siège, qu’est-ce qu’elle contient en réalité, qu’est-ce que j’y ai mis, tous ces morts, tous ces destins croisés, le monde en entier, un fœtus dans un bocal de formol, l’essence de la tragédie, l’énergie de la vengeance, erbarme Dich, mein Gott , mère, pleure ton fils disparu, mère, pleure ton fils en allé, mes parents, mes grands-parents, mes pays, mes victimes, les photos sordides de Harmen Gerbens pornographe concentrationnaire, les visages apeurés des résistantes hollandaises qu’il faisait poser à Westerbork, la poussière noire du Caire, la lumière d’Alexandrie l’inoubliable, tout se ferme, tout se ferme alors que le train sort du tunnel pour se précipiter dans des banlieues, doucement, maintenant, doucement pas à pas j’y suis presque, la voie ferrée roule des cadavres comme le Scamandre impétueux, la femme élégante devant moi a sorti de son sac le Corriere della sera , le jeune businessman italien petit-fils d’Agnelli a apparemment passé la nuit en compagnie de plusieurs transsexuels et a pris un mélange de cocaïne et d’opium, brave petit, il est hors de danger d’après le journal du soir, Turin doit respirer la joie, Agnelli le grand-père historique dirigeant de Fiat avait conduit un tank de la même marque en Afrique du Nord en 1942, quelle ironie, il pouvait tester lui-même la qualité du matériel, est-ce qu’il chantait Lili Marleen en conduisant comme Vlaho, i znaj da čekam te , je suis fatigué, je suis si fatigué, si je ferme les yeux maintenant je me réveillerai à Rome c’est sûr à destination je prendrai la mallette et mon sac sans oublier le livre de Rafaël Kahla le corps de Marwan et la douleur d’Intissar, j’attendrai un taxi à Termini ou j’irai à pied par la via Nazionale déserte les innombrables magasins de cravates clos comme mes paupières, trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, trois jeunes tambours , je chantais cette chanson à ma sœur pour l’endormir, j’aimais lui chanter des chansons quand elle était petite je n’étais pas beaucoup plus grand moi-même mais j’avais l’impression d’être un géant en comparaison, Leda suçait son pouce dans son lit-cage je lui caressais la joue à travers les barreaux, fille du roi, donne-moi donc ton cœur, fille du roi, et ri et ran, ranpataplan, c’est bien loin tout ça bien loin, Leda est dans la brume, inatteignable, incompréhensible, bourgeoise catholique avec qui je ne partage que les gènes et les reproches muets, ma famille est bien loin maintenant, ma mère en veuve éplorée, mon père dans le cercueil mangeur de chair, à Ivry, de lui je conserverai les souvenirs des trains électriques et les photographies de torture, dans le silence, une grande figure un Napoléon à Sainte-Hélène empoisonné par sa propre mémoire, poursuivi par les centaines de milliers d’âmes des grognards qu’il a envoyés vers l’Hadès, si tu n’es pas sage Old Boney viendra t’emporter disait-on aux bambins anglais pour les effrayer, ma mère usait de la même tactique, attention, je vais tout raconter à ton père , et la menace de la délation était suffisante pour nous faire avaler même la cervelle d’agneau, pourquoi, mon paternel n’était ni violent ni tyrannique, juste silencieux, je ne me souviens pas qu’il ait jamais levé la main sur moi, jamais, pas même menacé, jamais un mot plus haut que l’autre : les mères nous tirent à elles autant qu’elles peuvent, on croit leur ressembler, on pense avoir leur perfection leur art leur beauté leur bonté et on s’aperçoit que c’est un mensonge, qu’on est un homme, un portrait du père silencieux, un décalque, une statue animée, alors on ignore vers où on est envoyé, vers où on s’en va, sur des traces invisibles, pourquoi on s’éloigne aussi sûrement de la mère et de la sœur, un aimant nous tire vers un monde abominable de cris dans la nuit, Ghassan le Libanais me raconta que son père à lui l’enfermait dans un placard très étroit, obscurité totale, il n’avait pas la place de s’asseoir il restait debout paralysé de frayeur sans même oser frapper contre la porte, il pleurait en silence jusqu’à ce qu’on vienne le délivrer une ou deux heures plus tard : il craignait à tel point ce châtiment qu’il était extraordinairement docile et obéissant mais malgré tout on l’expédiait de temps en temps au cagibi pour lui apprendre à vivre, pour lui enseigner l’injustice et le désir de vengeance, pour qu’il soit habité par une sourde haine, énergie dans cet univers de souffrance, Ghassan le racontait en rigolant, dès qu’il avait été en âge de porter un fusil il s’était enrôlé dans la milice la plus proche, il voulait que son père soit fier de lui, fier de lui et un peu apeuré par la puissance de l’arme, qu’il comprenne que c’était son tour de pouvoir l’envoyer dans le placard d’un mouvement du canon, la vengeance ne se tourne que rarement contre les pères, elle s’exprime ailleurs, contre les inconnus les ennemis les traîtres les prisonniers les gauchistes les musulmans Ghassan se souvenait surtout de l’odeur du réduit, odeur de Dettol de produits d’entretien de chiffons, parfum d’officine d’embaumeur en réalité, ou de taxidermiste, il s’en souvenait immédiatement quand il était dans le noir, disait-il, dans l’obscurité complète il retrouvait instantanément l’odeur du placard, Ghassan le guerrier — Venise était définitivement plongée dans l’au-delà, nous y flottions dans un long coma, une obscurité interminable, avant le salutaire coup de pied dans les couilles j’ai bien failli y passer, par une nuit noire sans lune une nuit de placard à balais ou de tombeau soûl comme un tchetnik à la barbe fleurie de morpions ivre comme jamais qu’est-ce qui m’a pris au lieu de traverser vers le Ghetto en sortant du bar je suis allé dans la direction opposée, vers le nord, je suis arrivé place des Deux-Maures, devant le bas-relief du petit chameau, en trébuchant je rebondis contre les murs j’ai un fusil à la main mon bonnet sur le crâne courbé en deux comme dans la guerre j’avance je débouche sur le quai j’aperçois la haute façade de briques de la Madonna dell’Orto qu’est-ce que je fous là j’habite de l’autre côté tout d’un coup j’ai l’illumination je suis venu pour mourir je suis venu devant cette église pour en finir c’est le milieu de la nuit quelle connerie je fais demi-tour à quoi ai-je bien pu penser j’ai raté le pont, j’ai raté le pont et je me suis collé dans le canal, silence aquatique, mouvements désespérés des bras, des jambes, les vêtements qui gonflent comme un piège les chaussures qui pèsent le goût de l’eau dans la bouche le souffle qui manque, le souffle qui manque les pieds dans la boue noire je vais crever, voilà c’est ce que tu voulais eh bien c’est réussi, tu vas crever, je reprends de l’air à la surface je gèle j’ai les poumons minuscules les bras qui me lâchent tout pèse, le Scamandre va m’emporter, tout pèse j’ai sommeil j’en ai assez je vais couler le fleuve a gagné je me laisse aller dans les profondeurs, j’ai le souvenir précis de m’être laissé aller dans le noir, d’arrêter de me débattre, qu’est-ce qui s’est passé ensuite, saint Christophe est descendu de son pinacle, le bon géant de Chaldée a posé l’enfant qu’il portait sur l’épaule pour venir me secourir, il m’a tendu sa main immense, il m’a tiré de l’eau, à moitié inconscient, je n’en sais rien, je me suis réveillé trempé assis contre la porte de l’église les chaussures boueuses la bouche pleine de sel le bonnet toujours vissé sur le crâne des cloches battant dans la tête et les yeux brûlants, avec une belle bronchite comme seul viatique pour la vie nouvelle

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