Mathias Énard - Zone

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d’un précieux viatique qu’il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d’activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l’ombre (agitateurs et terroristes, marchands d’armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l’a jeté dans le cycle enivrant de la violence.
Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l’espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l’imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…
S’il fallait d’une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d’armes, de troupes, d’hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après
de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre “chants” conduits d’un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une
de notre temps.
Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud :
(2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et
(2005). Ainsi que, chez Verticales,
(2007).

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Abou Nasser la réveille doucement dans le petit jour de Beyrouth. La lumière blafarde l’éblouit. Abou Nasser la soutient, l’aide à se mettre debout, lui passe de l’eau sur la figure, elle boit, elle se voit dans la glace, couverte de sang noirci. Marwan gît sous un linge blanc. Abou Nasser la porte presque jusqu’à la chambre. Sur le lit, Ahmad est étendu, la moitié de la tête emportée. Le mur est maculé de chair et de sang. Abou Nasser a les larmes aux yeux. Son bel uniforme est maintenant taché. Il s’était habillé pour l’enterrement de son fils, pense-t-elle. Abou Nasser l’aide à passer un peignoir. Deux soldats emportent le corps de Marwan sur une civière.

— Je t’emmène à la maison, Intissar, c’est fini.

Il lui prend doucement le bras. Elle l’entend crier des ordres aux combattants qui l’accompagnent, balancez cet enculé dans le premier fossé venu. Abou Nasser va installer Intissar chez lui à Rawché. Il ira seul enterrer son fils. Marwan va disparaître dans le sol.

Intissar ne sera plus là pour entendre le vacarme de la ville tomber derrière elle, l’exil s’ouvrira comme un précipice au milieu de la mer vide, une ombre immense où s’enfonceront les fusils inutiles et les chars abandonnés, les caresses des morts et des vivants, loin de l’ennemi et du combat qui donnait son sens fragile et vertigineux à l’existence que la défaite vient d’annihiler pour la renvoyer à une errance inquiète, un vagabondage où les pieds, les premiers à avoir ressenti le désastre, frottent mollement la terre et, comme s’ils avaient désormais peur de la blesser, n’y imprimeront plus jamais leur marque.

A force de tendresse, Abou Nasser a réussi à lui faire lâcher le lourd 9 millimètres de Marwan qu’elle serrait de toutes ses forces, comme une partie d’elle-même.

XXI

quelle histoire pauvre Intissar Marwan lui met son arme dans la main, son fantôme la sauve, il y a des amours qui résistent à la mort, des promesses, surtout dans les livres, dans les livres et les pièces de théâtre, les Palestiniens vont s’éparpiller dans la Méditerranée, qui à Tunis, qui à Alger, qui en Syrie, Arafat le gris tentera de revenir au Liban à Tripoli en 1984 avec ses combattants avant que les Syriens ne le renvoient à la mer d’un bon coup de pied au derrière, comme on le ferait avec un vieux chien, pauvre Intissar, Ahmad pauvre type victime de son désir et de sa violence, victime qui fait des victimes, comme nous autres en Bosnie, comme les Achéens aux belles cnémides, ceux qui saccageront Troie tueront les enfants et emmèneront les femmes en esclavage, moi je n’ai sauvé personne, ni en laissant traîner mon flingue par terre ni en ressuscitant d’entre les morts, personne, ni Andi ni Vlaho, et personne ne m’a sauvé, ni Marianne ni Stéphanie ni Sashka la blonde, je me demande si Rafaël Kahla me ressemble, pourquoi écrit-il ces histoires terrifiantes, a-t-il essayé d’étrangler sa femme comme Lowry, ou l’a-t-il assassinée comme Burroughs, incita-t-il à la haine et au meurtre comme Brasillach ou Pound, peut-être est-ce une victime comme Choukri le misérable, ou un homme trois fois vaincu comme Cervantès — qui lavera mon corps une fois mort, elle est bien triste cette histoire, bien triste, une ville qui tombe, qui s’effondre, une ville se brise comme du verre entre les mains de ceux qui croient la défendre, Barcelone en 1939 Beyrouth en 1982 Alger en 1992 Sarajevo en 1993 et tant d’autres, tant d’autres avec les masses de combattants promis à la mort ou à l’exil, comme Intissar, seule avec Abou Nasser, Intissar l’innocente qui croit payer une faute qu’elle n’a pas commise, il me reste encore deux récits de ce Rafaël Kahla, d’autres histoires de guerre, parfois on tombe sur des livres qui nous ressemblent, ils nous ouvrent la poitrine du menton au nombril, nous mettent par terre, j’aimerais avoir la noblesse de Marwan, est-ce encore possible, réfléchissons Yvan qu’est-ce que nous allons faire à Rome à part prendre une cuite magistrale un bain et nous offrir un costume neuf, sombre et luxueux, comment devenir Marwan, demain matin, une fois récupéré l’argent et enterrés les morts de la mallette dans les archives du Vatican, qu’est-ce que je vais faire avec la pièce d’or de Charon le transbordeur, comment employer l’obole mortelle sur chaque œil de mes cadavres, Cocteau disait d’Ezra Pound le vieux fou qu’il était “le rameur sur le fleuve des morts”, me voilà dans la même situation ou presque, Ezra Pound a une belle sépulture à San Michele le cimetière marin de Venise, l’îlot brumeux au large des Fondamente Nuove où s’entassent les célébrités, une tombe de verdure avec une plaque minuscule à l’ombre des cyprès pour le prédicateur fasciste de Radio Roma, obsédé par l’argent des juifs, jusqu’à la folie, bien sûr à Venise je n’avais aucune idée des Cantos magiques, de l’oracle d’Apollon en cent dix chapitres, clos, ésotériques, étrangers, qui couvrent le siècle passé en dix langues huit cents pages et se terminent à Rome, par ces vers, Le chapeau melon de saint Pierre / you in the dinghy (piccioletta) astern there , si j’avais le volume des Cantos je l’utiliserais maintenant pour me tirer les cartes, l’ouvrir au hasard et voir où il m’envoie, à Gethsémani à Kyoto à Pise à La Nouvelle-Orléans à la City de Londres à Paris non surtout pas à Paris, Ezra Pound le prophète sans Dieu hurlait des diatribes antisémites et des insultes aux Etats-Unis sa patrie sur les ondes de la radio fasciste, je me demande ce que penseraient de lui les Américains du bar roulant, peut-être ont-ils visité San Michele, Venise la surprenante est sans doute la seule ville au monde où les amoureux et les couples en voyage de noces vont au cimetière, Venise vous ronge l’âme aussi sûrement que le salpêtre sur un mur de cave, c’est Stéphanie qui m’a offert une anthologie d’Ezra Pound, avec un petit mot tendre, à mon fasciste préféré et la date, je lui avais raconté mes passions juvéniles pour les bras levés et les crânes rasés, mauvaises fréquentations, poids de l’hérédité que sais-je, ma dévotion pour Brasillach le martyr dont je n’avais pas lu une ligne à part ses poèmes de prison et quelques textes sur le cinéma, dans notre lycée très parisien Yvan était le vrai fasciste, l’idéologue violent, en rangers en bombers enfin tout l’uniforme fin de siècle des mauvais garçons, il venait d’une vraie famille de nazis historiques et convaincus qui méprisaient le populisme rance du Front national, Yvan détestait l’Eglise catholique qu’il fallait mettre au pas et haïssait avec une belle furie tout ce qui n’était pas lui, les juifs les communistes les Arabes les Britanniques invertis les Jaunes grouillants les capitalistes pervers les politiciens corrompus une liste interminable de haines et de dégoûts motivée par la lecture d’opuscules paranoïaques et hallucinés ornés de croix gammées, de croix pattées, de rose-croix, de toutes les croix possibles et imaginables sauf la croix de Lorraine, de faisceaux de francisques de gerbes de blé de lances croisées d’épées brandies de glaives de casques sombres, photocopies sur du mauvais papier ou vénérables journaux du bon vieux temps qu’il était obligé de plastifier pour leur éviter de tomber en ruine tellement il les avait manipulés, Yvan avait une vraie passion, ardente et contagieuse, je me suis laissé convaincre par son admirable rage, sans doute avais-je des prédispositions, malgré les incartades de mon grand-père dans la Résistance : mon père s’inquiétait de mes nouvelles fréquentations, de ma politisation et de mes chemises noires, ma mère bien sûr lui répondait il faut que jeunesse se passe, c’est Yvan qui m’a fait rencontrer Bardèche l’historique, c’était un pèlerinage, un petit voyage initiatique sur les terres du maître, charmant par ailleurs, qui nous offrit du thé et une conférence un rien confuse sur la collaboration les manipulations juives et l’importance de La Chartreuse de Parme , je me souviens le vieillard avait la lèvre supérieure qui tremblait, un tic incontrôlable, expression physique du ressentiment, de temps en temps une goutte de mucus brillant perlait à sa narine pour finir par tomber sur sa robe de chambre sans que cela paraisse le gêner le moins du monde, le grand Maurice me trouva sympathique, il me demanda ce que je voulais faire comme études, je lui répondis “des sciences politiques” et il sourit, je ne savais pas très bien si ce sourire était un mépris ironique pour cette noble matière ou un encouragement, puis le digne écrivain mussolinien nous fit de petits cadeaux, un pamphlet dénonçant “la farce” des procès de Nuremberg pour Yvan et l’ Histoire de la guerre d’Espagne qui venait d’être réimprimée pour moi, avec une dédicace, à Francis, en vous souhaitant le meilleur pour l’avenir , d’une plume un peu hésitante, le beau-frère de Brasillach le Catalan ajouta un commentaire, c’est quelque chose, disait-il, ce livre est constamment réédité en Espagne, nous avions immédiatement vu et compris tout l’intérêt de cette guerre, Bardèche et Brasillach inséparables Laurel et Hardy se rendent plusieurs fois dans la péninsule Ibérique entre 1936 et 1939, pour être témoins de l’anarchie démocratique et de l’importance de Franco le sauveur, ils y voient l’Europe en marche, grâce aux troupes de Mussolini, aux avions de Hitler, les rouges détruits par l’ordre et le droit, ils démontrent que les massacres attribués aux nationaux sont des inventions de la propagande républicaine, que les vrais sanguinaires sont les rojos grands mangeurs d’ecclésiastiques, ils défendent la grandeur du général Yagüe le fin stratège, de la Légion de Millán Astray, des Italiens au beau plumage noir, et débutent une longue bataille de chiffres que Bardèche poursuivra seul après l’exécution de Brasillach, tous les cadavres sont de la propagande communiste ou juive, tous les morts servent l’URSS ou Israël, ils n’ont donc pas existé, ou si peu, Bardèche est le champion du coup de crayon vengeur sur les pierres tombales, on n’est pas mort tant que ça à Badajoz, pas autant qu’on le dit à Auschwitz, tout cela ce sont des mensonges pour dissimuler les crimes des républicains ou de la Résistance, les vrais criminels sont là, ceux qui violaient avec plaisir les religieuses avant de les passer par les armes, ceux qui torturaient le bourgeois dans les prisons de Madrid et de Barcelone, aujourd’hui son aveuglement me paraît si évident qu’il ne pouvait être guidé que par la haine, une haine féroce et sourde pour ceux qui lui avaient enlevé l’homme qu’il aimait, Brasillach le martyr, une haine des juifs si forte si puissante qu’il n’arrivait même pas à se persuader de leur extermination, poursuivi par des fantômes israélites jusque dans la tombe, le vieux Bardèche, sénile et convaincu du complot universel contre le Bien et le Droit, Yvan mon camarade croyait lui aussi dur comme fer à ces thèses vieilles comme le monde qui faisaient de la juiverie internationale l’ennemi à abattre, malgré tous mes efforts j’avais du mal à me persuader du danger que pouvaient représenter pour la nation quelques philosophes journalistes ou psychanalystes, j’étais un piètre antisémite, un mauvais raciste, Yvan me disait c’est parce que tu ne côtoies pas de juifs ni d’Arabes, si tu en connaissais tu les haïrais immédiatement, je lui faisais confiance, même si mes chers livres d’histoire du XX esiècle me prouvaient exactement le contraire, d’après Yvan c’était parce que toute l’histoire avait été écrite par des juifs, ce qui expliquait sans doute ses notes déplorables et son peu d’intérêt pour la matière, M. Moussempès notre professeur de terminale était un sympathique Landais originaire de Dax avec un fort accent du Sud-Ouest pourtant difficile à soupçonner de crypto-sémitisme, sa faconde gasconne en faisait un orateur extraordinaire quand il s’agissait de raconter les batailles la diplomatie les intrigues politiques c’est sans doute grâce à lui que je réussis ensuite par miracle le concours prestigieux de la rue Saint-Guillaume, Yvan me respectait surtout à cause de mes origines oustachis et des photos de famille bourrées d’uniformes sombres, l’adolescence aime les images, les images et les amitiés fortes à la vie à la mort les serments secrets le bras levé sur un autel patriotique, la folie d’Yvan se manifestait par moments mais assez peu pour autant que je m’en souvienne, parfois il se fixait sur un sujet et tournait en rond comme un disque affolé sur un gramophone, des jours et des jours enfermé dans sa chambre à relire le même minuscule paragraphe sans rien dire d’autre que c’est ça, c’est ça, c’est ça à l’infini, un fragment d’un discours économique de Hitler où il était question de monnaie et d’inflation, par exemple, pouvait lui déclencher une crise, il ne sortait plus, n’arrivait même plus à se traîner à la salle de bains et urinait dans des bouteilles en plastique en relisant en boucle le texte en question, c’est ça, c’est ça, c’est ça, comme s’il avait découvert le Saint-Graal, il écrivait une biographie des frères du Christ, un traité sur leur importance dans la lutte occulte contre le communisme, où il ramenait les origines de toutes les sociétés secrètes de défense de l’Occident aux enfants oubliés de la Vierge Marie et de Joseph, ceux qui sont restés dans l’ombre bien qu’ils soient mentionnés dans les Evangiles, baptisés eux aussi par Jean-Baptiste le décapité et je ne sais plus quoi d’autre, ses parents inquiets souhaitaient qu’il aille chez le médecin mais c’était évidemment impossible, parce que la psychiatrie et toute la psychologie étaient aux mains des juifs qui cherchaient à le corrompre, à lui pourrir le cerveau, et ainsi de suite jusqu’à l’aube d’un jour comme les autres, au printemps, quelque temps avant le baccalauréat, sur le chemin du lycée Yvan tomba nez à nez avec des colleurs d’affiches de je ne sais quel parti pour je ne sais plus quelles élections, des types plutôt pacifiques d’une quarantaine d’années qui pavoisaient un panneau municipal prévu à cet effet, j’ignore pourquoi mais Yvan a vu rouge, il les a sauvagement agressés, furieusement, avec la chaîne de vélo qu’il portait toujours dans la poche de son blouson orange et noir, il a cinglé le visage de l’un s’est jeté sur le second comme un babouin lui a arraché une oreille avec les dents en le bourrant de coups de genou dans les parties, possédé, enragé, acharné, le troisième n’a fait ni une ni deux face à la surprise de l’agression à son extraordinaire violence aux cris de douleur de ses compagnons aux hurlements d’Yvan il lui a abattu la brosse à colle sur le crâne, un bon coup bien droit bien fort qui lui a fendu l’occiput et valu une sacrée série de points de suture, aujourd’hui encore personne n’est capable de dire si la fracture du crâne a joué là un rôle précis ou si sa folie était déjà bien avancée mais Yvan est passé des urgences à l’hôpital psychiatrique et ensuite à une maison de repos pour tarés incontrôlables, Yvan schizophrène paranoïaque catatonique et violent, incurable malgré les tonnes de médicaments, d’électrochocs et de thérapies diverses qu’ont essayées ses médecins, Yvan plongé dans le noir, quand il parle c’est pour réciter un paragraphe de Mein Kampf ou des insultes antisémites, les youpins les youpins cherchent à m’assassiner , lors de ses quelques minutes de conscience par semaine Yvan est terrorisé, terrorisé ou extrêmement violent, au gré du traitement qui n’a jamais réussi à le “stabiliser”, perdu dans les limbes du ressentiment et de la frayeur — pour moi le choc fut terrible, Yvan était tombé au combat, abattu d’un coup de masse électorale sur le crâne, je suis immédiatement allé le voir à l’hôpital, j’ai longuement discuté avec ses parents, pour me rendre vite à l’évidence, il avait une vraie fêlure, une belle folie furieuse digne d’Arès, ce qui me mettait les larmes aux yeux de tristesse, je pensais je te vengerai, je te vengerai, je vengerai Yvan aux yeux exorbités et à la langue pendante, Yvan le pâle entravé dans un fauteuil et hurlant à la mort : j’ai vu sa mère pleurer doucement en ayant peur de l’approcher, peur d’approcher son propre fils dont le cerveau déglingué suait la violence la haine et la douleur, maintenant je te venge mon vieux je t’offre une nouvelle vie, tu es un peu sorti de l’asile, ton nom au moins, même si c’est avec ma gueule sur ton passeport, Francis s’est glissé dans le corps inutile d’Yvan le terrible pour sa réincarnation — Yvan interné j’ai passé mon bac pour aller m’ennuyer dans une classe préparatoire privée où on était censé m’apprendre les subtilités de la dissertation et de la culture générale, je me barbais tellement, j’avais tellement envie de violence et de vengeance que je suis allé crapahuter pendant seize mois à l’armée, Yvan aurait beaucoup aimé ça, les chants virils et les épopées nocturnes, les manœuvres, l’apprentissage des armes, de la tactique et de l’orientation, jusqu’à ce voyage en Egypte en solitaire pour fêter la quille et rencontrer Marianne la prude — mes histoires de nazillon faisaient beaucoup rire Stéphanie, surtout l’épisode d’Yvan le pauvre type abattu par la brosse à colle, elle était tout de même un peu désolée pour moi, d’avoir perdu tout ce temps, disait-elle, temps idéologique s’entend, avant de me rendre à la raison démocrate, je répondais à moitié , je ne me suis rendu qu’à moitié, je n’ai jamais voté de ma vie, Ezra Pound non plus, je suppose, je n’en sais rien, dérangé lui aussi le poète écrivait des poèmes épico-politiques à la gloire du modèle économique fasciste, contre l’usure et les usuriers, depuis sa maison des environs de Gênes l’Américain disait pis que pendre des dirigeants de son pays aux grandes oreilles qui le condamna pour haute trahison dès 1943, Pound répondit qu’il ne voyait pas comment le simple fait de parler dans un microphone même vraiment fort pouvait constituer une trahison, il allait le payer cher, enfermé en 1945 dans une cage grillagée au milieu d’un camp militaire à Pise, une cage de trois mètres par trois avec un toit de tôle à deux mètres du sol, Pound dormait sur le béton un projecteur de surveillance allumé en permanence, dans la chaleur humide de l’été toscan, reclus dans ce clapier qui préfigurait ceux de Guantánamo, sans sortir, observé jour et nuit, humilié, amaigri, Pound finit par craquer et fut transporté d’urgence à l’infirmerie — lors de son procès il échappa de peu à la peine de mort, sans doute parce que les juges avaient décidé qu’il était effectivement cinglé et que son cas ne relevait pas du peloton d’exécution mais de la psychiatrie, Pound l’ami de Joyce d’Eliot de tous les artistes poètes musiciens de Paris et d’ailleurs fut déclaré ennemi du peuple officiellement dérangé, et renvoyé quelque temps plus tard à la vie civile, il s’empressa de rentrer en Italie où à peine descendu du paquebot il accueillait les journalistes venus à sa rencontre avec le salut fasciste, à tel point que les reporters eurent l’impression, l’espace d’une seconde, que c’étaient eux qui revenaient de loin et Pound, Pound le barbu famélique, qui n’avait jamais bougé, qui était toujours resté dans un pays fantôme, le bras levé bien haut au rythme du claquement des talons martiaux et des bottes ferrées, le pays intérieur, où il n’y a que soi, pas d’ennemis pas de juifs fourbes pas d’argent pas de perversions de douleur de mensonge pauvre Ezra Pound il avait beau connaître des milliers d’idéogrammes obscurs et chinois il vivait enfermé, en compagnie de statues et de bustes de lui-même, il survécut à Eliot à Yeats à Joyce à Hemingway à William Carlos Williams à Cocteau pour finir par claboter à Venise à l’âge de quatre-vingt-sept ans, à Venise l’humidité est mortelle, moi aussi j’ai bien failli succomber à la beauté moisissante de la Cité des Doges, que vais-je faire maintenant, on laisse bien des choses au bord du chemin des convictions des camarades des femmes des objets chéris qu’on pensait conserver toute sa vie des alliances des chaînes en or des tatouages dont on se fatigue des cicatrices qui s’estompent, Vlaho lui s’est habitué à sa nouvelle condition il ne peste pas contre le Destin il accepte, malgré la douleur fantôme, elle le prend de temps en temps m’a-t-il dit, en Bosnie nous courions devant la grande offensive serbe de l’hiver 1993 on courait comme rarement on avait couru en se retournant de temps en temps pour tirer un coup de feu ou lancer une roquette rien de bien efficace on courait on regardait les villages brûler derrière nous on se disait qu’on allait dévaler jusqu’à la mer ou la Neretva si ça continuait comme ça il n’y avait rien à faire puis le front s’est stabilisé par miracle on s’est retrouvés dans des tranchées à creuser des fortifications à la hâte à enterrer des mines à essayer de défendre une ligne de crête les hélicoptères des Nations unies nous tournaient autour c’était bien tentant d’en descendre un mais bien sûr c’était interdit, on pouvait tout juste faire un carton sur la peinture blanche de leurs blindés, histoire qu’ils entendent ding ding ding à l’intérieur et sentent qu’ils n’étaient pas les bienvenus, ensuite ces types rentraient à Split en disant “on m’a tiré dessus, on m’a tiré dessus” ce qui leur valait gloire et prestige devant une bière pendant qu’on se gelait les couilles dans la boue, Yvan Deroy le fou se serait peut-être enrôlé avec moi s’il n’avait pas été interné, des Français il y en avait plus d’un dans les rangs du HOS jusqu’à sa dissolution après l’attentat de Zagreb et l’assassinat de Kraljevic en Bosnie, Yvan aurait sans doute détesté la crasse le froid et la confusion idéologique, j’avais malgré tout l’impression d’avoir trouvé ma cause, la Croatie et les Croates, Dieu et la patrie, la liberté, la belle liberté qui guidait le peuple dans le tableau de Delacroix, celle qui n’apparaissait jamais devant les chars serbes les seins à l’air : ce qu’on voyait arriver devant les tanks yougoslaves c’était des réfugiées dépenaillées, affolées, meurtries et larmoyantes mais jamais un drapeau et un fusil à la main, le visage tourné vers la droite, le torse si ferme qu’on aurait eu envie de le croquer, tout ça c’est bon pour les peintres et les cinéastes, chez nous cela prenait une autre tournure, celle de pauvres types grelottants qui se battaient pour un bout de terrain une ferme un vallon un village en feu leurs familles et leurs camarades morts dans une grande tempête un blizzard de flammes et de frayeur digne d’Héphaïstos le bancal, le Scamandre charriait des charognes, des corps mutilés, des débris de maisons et de bourgades décimées, ce que nous avions vu en Slavonie s’étendait, s’amplifiait, résonnait à l’infini, dans un duel d’exactions et de sauvageries sur tel ou tel, serbe croate ou musulman, selon toutes les combinaisons de l’horreur possibles, les Russes et les Grecs aux côtés des Serbes les Arabes et les Turcs aux côtés des musulmans les Européens catholiques aux côtés des Croates remparts de l’Occident tout ce beau monde se haïssait, Andi m’avait dit tu verras, tu haïras les Serbes et les musulmans à un moment ou à un autre, j’étais étonné, les Serbes passe encore, mais les musulmans, et Andi avait eu raison, j’avais une haine brûlante dans la poitrine, instillée par Eris l’infatigable, qui mit longtemps à s’apaiser — je ne suis jamais allé en Serbie, finalement, malgré mes hésitations à Thessalonique ville des absents, je suis reparti vers l’ouest, comme toujours, vers l’ouest lumineux, à Igoumenitsa j’ai mis la voiture sur un ferry en direction de Corfou la britannique, Corfou dernière étape avant Ithaque, sans savoir que j’allais y retrouver des milliers de Serbes bien sûr, j’ignorais les détours d’Atropos l’implacable qui avait fait se croiser dans cette petite île bien des destins, des destins mus par la haine et la guerre, c’est difficile de comprendre la haine quand on ne l’a pas connue ou lorsqu’on a oublié la brûlure de la violence la rage qui lève le bras sur un ennemi sa femme son enfant en voulant la vengeance en leur souhaitant la douleur la souffrance à leur tour, en détruisant leurs maisons en déterrant leurs morts à coups d’obus en mettant notre semence dans leurs femelles et nos baïonnettes dans leurs yeux en les accablant d’injures et de coups de pied parce que moi-même j’avais pleuré en voyant le corps solitaire d’un gamin étêté serrer un jouet dans un fossé, une grand-mère éventrée avec un crucifix, un camarade torturé énucléé grillé à l’essence comme une sauterelle recroquevillée, aux orbites vides et blanches, presque brillantes dans la masse carbonisée du cadavre, des images qui encore aujourd’hui m’accélèrent le cœur, me font serrer les poings, dix ans plus tard, comme le cadavre d’Andi aperçu gisant dans sa fiente fumante au milieu du paysage idyllique d’une vallée bosniaque, il n’y a rien à faire ces images ne perdent pas de leur force, comment m’en défaire, comment, où les laisser, à qui les confier, Vlaho le mutilé n’a pas ce poids, lui, il est gai en paix drôle et tranquille, son fardeau il l’a laissé en Bosnie, pendant une contre-attaque absurde pour sortir de nos tranchées boueuses, nous dévalions la pente comme de beaux diables et les mortiers ont commencé à pleuvoir, le casque me tombe à moitié sur les yeux, Vlaho est juste sur ma droite, Andi le furieux est devant bien sûr droit devant Andi aux pieds rapides, je crie pour me donner du courage, il nous faut atteindre la lisière des arbres et essayer de nous y maintenir les obus projettent des vagues de terre molle d’herbe et de métal mes oreilles sifflent je suis en apnée je cours sans avoir le temps de respirer les poumons bloqués manœuvré uniquement par l’adrénaline tel un automate et sa pile Andrija a atteint les premiers arbres il a disparu à couvert j’y suis presque, j’y suis presque et une explosion formidable me renverse, j’ai heurté un mur d’air chaud, le souffle d’un dragon, on a donné un grand coup dans mon casque, il a sonné comme une cloche, je suis par terre, étourdi, je n’ai pas mal, c’est le silence, je n’entends que ma respiration, j’ai le visage maculé de terre, je m’assois en tailleur, dans le grand bourdonnement, je vois Vlaho à quelques pas allongé sur le ventre une seconde explosion me réveille, j’entends à nouveau j’entends le roulement des obus les rafales des armes je me lève je me précipite courbé en deux vers Vlaho, je donne un coup de pied involontaire dans un avant-bras fumant, une main tranchée je la ramasse machinalement encore choqué je m’approche du Dalmate étendu par terre le coude proprement sectionné par un éclat énorme, je l’appelle Vlaho Vlaho kako si kako si Vlaho pas de réponse, les yeux clos, son cœur bat très vite, très vite et faiblement j’empoigne l’hémorragie pour la freiner du sang coule entre mes doigts deux autres camarades arrivent à la rescousse, ils mettent un garrot de fortune et le tirent à couvert, il saigne aussi au côté, le shrapnel a brûlé la veste de treillis et ouvert une plaie noirâtre au bas des côtes, je me rends compte que je tiens toujours le bras coupé de Vlaho, je le lâche, je suis pris d’un haut-le-cœur tout à coup, Andi arrive avec un infirmier, je regarde la main pâle et crispée sur le sol, la main amie à l’os rose, la droite, la droite ou la gauche je n’en sais rien je m’assois par terre non je m’effondre plutôt je m’effondre par terre et tombe dans les vapes, avec sans doute la paume morte de Vlaho contre mon front, pour éponger une dernière fois ma sueur : quand je reprends conscience Andi est à mes côtés, pâle lui aussi, je lui dis et sa main et sa main rends-lui sa main, comme si elle était encore contre moi, Andrija me regarde sans comprendre, la main n’est plus là, j’entends le bruit des rafales droit devant, il faut y aller, tout le reste de la journée nous combattons en pensant que Vlaho est mort, hébétés et trop pris par la bataille pour réfléchir, Andi m’explique que les infirmiers ont recouvert Vlaho d’une couverture sa main d’un sac en plastique et ont emporté le tout vers le poste de secours, autant dire vers l’Hadès, ici Machaon manque de moyens et surtout il est presque impossible d’évacuer les blessés, je me sens vidé, vidé las et triste, pas de hurlements de vengeance, pas de cris, pas de larmes pour le moment, juste le fusil qui pèse un peu plus que d’habitude, Vlaho aimait tant peloter les filles des deux mains, une sur chaque fesse, j’ai le secret espoir qu’ils vont pouvoir la lui recoudre, si nettement tranchée par le métal, ça devrait être facile, un bon plâtre quelques points de suture et nous le verrons demain ou après-demain vif et paillard comme toujours, Vlaho n’a que vingt ans, vingt ans besoin de sa vie de ses deux bras pour conduire mal à tombeau ouvert et tailler ses vignes, heureusement notre contre-attaque tourne court, les Serbes nous donnent un bon coup de pied aux miches et nous remontons la colline avec pertes et fracas pour prendre position dans un village détruit, notre unité est un peu en arrière dès que nous sommes installés nous larguons nos types pour aller demander des nouvelles de Vlaho, on apprend soulagés qu’il est hors de danger, un toubib hautain nous dit qu’il a été évacué, alors avec une voix d’enfant naïf et impressionné par le savoir Andi pose la question que j’avais sur les lèvres, et… et son bras, on lui a remis ? le médecin le fait répéter avant d’éclater de rire, il répond Morace se naučiti tuci lijevom , il va falloir qu’il apprenne à se branler de la main gauche, on en reste la bouche ouverte, séchés par la médecine toute-puissante qui vient de renvoyer nos espoirs à la poubelle où dort le membre de Vlaho, ses doigts de conducteur, de tireur, de manieur de baïonnette et de fouisseur de femelles, ils se décomposeront avant lui, c’est étrange de penser cela, comme ses dents de lait quelque part dans un écrin avec les bijoux de sa grand-mère son avant-bras est planté en Bosnie, un arbre sans fruits, faudrait-il lui mettre une plaque, ci-gît l’antérieur droit de Vlaho Lozovic, dont le reste du corps repose ailleurs, comme ces trafiquants de reliques médiévaux éparpillaient des cadavres de Byzance à Barcelone, des ossements à tire-larigot, pour toutes les églises et les monastères de la chrétienté, un tibia par-ci un fémur par-là, des osselets pour les pauvres des crânes pour les riches, un fragment de saint Glinglin pour les dévotions des paysans effrayés par l’enfer, un bout de trépassé à sortir pour les fêtes, l’os va prendre l’air dans son reliquaire doré, pour écarter les pestes les véroles les guerres les fléaux rien de tel que de promener une portion de macchabée, la tête toute-puissante de saint Matthieu saint Luc ou saint Jean-Baptiste, nous aurions dû conserver le bras de Vlaho Lozovic l’inconnu, Vlaho le souriant, Vlaho qui a accepté, qui a laissé les violences de son bras droit au bord du chemin, les péchés la guerre et la vengeance, il ne s’est pas enfermé dans le cercle des représailles, lui, il était toujours à l’hôpital à Mostar quand je lui ai appris la mort d’Andi, son visage rond s’est soudain couvert de larmes, j’ai failli dire ne t’inquiète pas, je l’ai vengé, mais il n’aurait pas compris, ça ne l’aurait pas soulagé, Vlaho le magnanime, il était juste triste, immensément triste du départ de son ami, sans haine, sans rage, je l’ai serré dans mes bras, on se revoit bientôt, j’ai menti, la veille je m’étais rendu au quartier général du HVO à Vitez pour annoncer que je me tirais, que j’en avais ma claque, et là devant Vlaho face à ses yeux brillants de pleurs je n’avais pas le courage de le lui répéter, pourtant deux ou trois jours plus tard il rentrait chez lui à Split, j’aurais pu l’attendre, mais pas la force, j’avais laissé toute mon énergie dans la vengeance, dans la fureur et la traversée dangereuse des lignes musulmanes, par la seule route (un sentier, plutôt) que nous contrôlions encore, j’étais épuisé par cette guerre absurde où les alliés contre les Serbes s’entretuaient cinquante kilomètres plus à l’est, nos positions asphyxiées, Andi sans sépulture son cadavre enlevé pour être sans doute ensuite échangé dans un camion de morts je n’en pouvais plus, je n’en pouvais plus des miliciens des bandits de grand chemin déguisés en soldats, vidé plus d’amis plus rien plus envie, j’avais dans la tête l’image d’Andi allongé le pantalon aux genoux et la vision du bras mort-vivant dans l’herbe, je croyais le voir creuser la terre comme un crabe cherche à se cacher, j’ai dit au revoir à Vlaho, par habitude j’ai tendu la main à son moignon, Vlaho le débonnaire m’a attrapé les doigts de sa paluche gauche, il m’a fait un dernier sourire, et je suis reparti vers le Nord — peut-être aurais-je pu moi aussi trancher ma main criminelle, je ne serais peut-être pas dans ce train dix ans plus tard, sur le chemin de Rome la catholique grand réservoir d’ossements, je n’ai pas su accepter la main tendue de Marianne, ni celle de Stéphanie, Sashka ne propose rien, perdue dans ses couleurs et le visage des saints illuminés qu’elle peint toute la journée, ce que je suis lui est indifférent mon passé lui est indifférent ma vie lui est indifférente elle habite ses images, les Christs pantocrators, les Vierges orantes, les saints Georges, saints Michel archanges, les saints Innocents, saints Cosme et Damien, qu’elle vend très cher à des croyants sincères qui ignorent que les femmes ne peuvent pas peindre d’icônes, l’ange prude ne leur souffle pas dans l’oreille, nous n’avons en commun ni langue ni passion ni histoire, elle est si loin, je ne vais pas me précipiter chez elle finalement je vais attendre, attendre et voir, peut-être vais-je réussir à me détacher, me détacher de la valise du bras de Vlaho du cadavre d’Andrija de Sashka et de tout le toutim, à Venise je croyais y être parvenu, à Venise reine de la brume tout a failli terminer dans un canal, comme Léon Saltiel le juif de Salonique est sur le point de se pendre ou de se jeter par la fenêtre avant de trouver la paix dans la vengeance, comme Globocnik le bourreau met fin à ses jours en croquant une bille d’arsenic lorsque les Alliés le prennent, comme Hess l’increvable réussit à s’asphyxier avec un câble, comme Manos Hadjivassilis se jette sur des barbelés électrifiés à Mauthausen, comme mes islamistes se font exploser à Jérusalem et voient la ville de haut les paupières clignotantes au milieu du ciel, mais on m’a repêché, on m’a offert une seconde vie que j’ai perdue dans la Zone jamais deux sans trois qu’est-ce qui m’attend avant la fin du monde, qu’est-ce qui m’attend, la main amie a été tranchée en Bosnie, Yvan Deroy le fou est loin depuis des années, Sashka l’inatteignable habite le monde doré des images, mon père n’est jamais sorti de son silence — je l’imagine seul avec les cris de ses propres fantômes, lui le fils de résistant qui torturait les Algériens aussi ardemment que la Gestapo son paternel, on avait parfaitement retenu la leçon de la baignoire et de la roue de vélo, pour le bien de la communauté, si ces chèvres ne parlaient pas des bombes allaient exploser, des Français allaient mourir, ce sont surtout des Algériens qui sont morts, combien, cinq cent mille, un million, on ne saura jamais, les morts au combat, les morts sous la torture, les morts en prison, les morts d’une balle dans la tête, les morts entre les barbelés des camps de regroupement, la valise en est pleine, des noms des témoignages des rapports secrets des notes émanant de généraux repentants ou fiers de leur travail et des images, des centaines de clichés, qu’est-ce qui pouvait bien pousser tous ces soldats à documenter l’horreur, pourquoi les services de l’armée prenaient-ils la peine de photographier des Algériens électrocutés, des Algériens à moitié noyés, des Algériens roués de coups, peut-être pour affiner leurs techniques ou rendre compte de leurs activités à des responsables parisiens inquiets, vous voyez on ne chôme pas, ici on bosse, on turbine, on s’active, est-ce qu’ils entrevoyaient la catastrophe, l’exil d’un million de personnes rapatriées en 1962, un million de réfugiés français espagnols italiens juifs gitans maltais allemands franchissent la Méditerranée pour s’éparpiller d’Alicante à Bastia, le plus grand déplacement maritime depuis l’expulsion des morisques quatre cents ans auparavant, Bône et Oran vidées de la moitié de leurs habitants, Alger du tiers, la désertion la désolation les brimades le souvenir des morts plongent un pays dans l’enfer, les cadres du FLN se transformeront à leur tour en bourreaux et en tortionnaires habiles, perdus dans la Zone où je comptais les coups les égorgements les décapitations les massacres et les bombes, bercé par le bruissement exotique des patronymes des émirs du GIA et de l’AIS, la génération montante face aux anciens de la guerre d’indépendance, dont certains s’étaient battus dans les régiments de goumiers sur les pentes italiennes, le monde tourne, les arrière-arrière-arrière-petits-enfants des immigrants de Minorque envoyés coloniser l’Algérois en 1830 rentraient à Ciutadella ville des chevaux et de saint Jean l’évangéliste cent trente ans plus tard chassés par les valeureux combattants du FLN et les tortionnaires français, des nuées de bourreaux déclenchent des masses noires de victimes, tous ces cercles dessinés sur un bouclier doré, ce sont les mères qui fournissent les armes, Thétis l’aimante console Achille son enfant en lui donnant les moyens de se venger, une cuirasse une épée un bouclier aveuglant où le monde entier se reflète, comme Marija Mirkovic ma génitrice m’a fourni la patrie l’histoire l’hérédité Maks Luburic et Millán Astray le faucon borgne, ne pleure plus Achille, sèche tes larmes et va te venger, réconcilie-toi avec l’Atride contrit et massacre Hector de ta furie, vengeance, vengeance, je sens la vengeance gronder dans ce train dévalant les collines, ma voisine innocente a toujours l’œil dans son livre, elle ignore qui est assis en face d’elle, elle ne peut imaginer que son destin a croisé le mien, que bientôt les perles blanches de son collier seront en ma possession, son sac, son pull en laine, je danserai sur son corps dans la lumière de la lune toscane le bronze luisant à la main, prêt à saccager Rome aux larges murs, Rome conquise par les Alliés victorieux, Rome pillée et brûlée par les spadassins du Habsbourg fils de Jeanne la Folle, Rome ouverte en deux par les Normands intrépides, par les Wisigoths féroces, par les Gaulois aux courtes lames, Rome fille d’Enée au javelot rapide, Rome descendante d’Ilion en ruine, vengeance, vengeance pour Patrocle fils de Ménétios, pour Antiloque fils de Nestor, vengeance, une nouvelle mise à sac, des hécatombes, des libations, des bûchers fumants pour Andrija le Slavon qui me supplie en rêve de retrouver son corps, de le brûler, vengeance, pour le bras perdu de Vlaho le magnanime, ensemençant la terre, vengeance, pour tous, le glaive réchauffé par le sang tiède, l’heure approche, je le sens le train vibre j’y suis presque je suis presque parvenu au bout du voyage, dans le paysage noir les yeux fermés des squelettes tournent et cliquettent ce sont les étincelles de couleur du monde intérieur calme ta respiration, Francis, essaie d’inspirer régulièrement en laissant fluer les pensées qui te mènent vers la vengeance, laisse Songe le messager t’incuber ses oracles, au Moyen Age on avait peur de dormir peur d’être assailli par les terribles succubes qui donnaient du plaisir, un plaisir caché et trouble, les hommes courtauds et effrayés par l’univers se réveillaient en sueur avec une érection maudite qu’ils dissimulaient mal à leurs femmes affolées, je parie que la reine Mab t’aura visité, Mab la messagère, avec son cortège de lucioles magiques, pas plus grande qu’une agate, que me dirait-elle, à moi, la fée minuscule des royaumes de la nuit, rien, hier soir tout embué d’alcool dans les caresses sèches d’une loge de concierge noyée d’ombre, contre le corps marqué par la vieillesse de la femme laide à la langue amère, après l’éjaculation sans plaisir et la honte, une fois rentré chez moi tout penaud et triste je me suis effondré sur mon lit sans draps dans l’appartement vide, dernière nuit parisienne, la reine Mab m’a ramené à Sashka, à son minuscule studio du Transtévère je vois ses mains pâles tachées de peinture dorée elle est en train de peindre une image pieuse des quatre saints couronnés, quatre martyrs dalmates Sévère, Sévérien, Victorin et Carpophore, beaux et bruns, elle m’explique qu’il s’agit d’habiles sculpteurs que l’empereur Dioclétien voulut employer dans son palais à Split afin qu’ils érigent une statue païenne, de Jupiter l’intransigeant ou de Vénus la tentatrice, les quatre artistes avaient juré leur foi au Christ et refusèrent de tailler l’idole ce qui mit le César en rage, il les condamna à être fouettés à mort, le bourreau s’acharna sur leurs corps des jours durant, sans effet notoire, les quatre hommes résistaient au cuir et aux boules de métal, les zébrures sur leur peau s’effaçaient au fur et à mesure du supplice, Dioclétien l’inflexible ne s’émut guère du miracle, il les fit enfermer dans quatre cercueils de plomb qu’on balança dans l’Adriatique où ils dorment encore, parmi les méduses bleutées et les épaves de galères vénitiennes, les quatre sculpteurs pieux renaissent sous les pinceaux de Sashka l’iconographe, elle a devant elle un livre illustré dont elle s’inspire, une planche de tilleul creusée à la gouge et recouverte du levkas , les auréoles des quatre saints posées à la feuille d’or, la petite brosse de martre avec laquelle elle remplit le fond d’ocre brun, puis les vêtements de blanc d’argent de rouge vermillon de bleu de cobalt, lente et minutieuse l’image magique se forme, c’est merveilleux d’observer Sashka travailler, entre les Théotokion, les saints Jean Bouche d’or, les Stylites vertigineux, les dragons rouges, Démètre de Salonique percé de lances, Théodore empereur de Byzance, Jean Climaque au haut de son échelle, Jacques découpé en morceaux, une foule de martyrs, de couleurs, de visages presque identiques, les quatre petits sculpteurs dalmates retrouvent une vie dorée à l’ombre magnifique du martyre, avant de rejoindre la plaine marine, Sashka la tranquille n’est pas émue par tous ces massacrés, elle est protégée par Luc l’évangéliste, patron des peintres et des médecins, d’une grande douceur dans le dessin, d’une infinie patience, au moment de notre rencontre j’ai cru que c’était l’ange lui-même qui m’apparaissait dans son auréole dorée, dans la nuit, la nuit trouble de Rome, à la terrasse d’un café, de retour d’une visite interminable à la chancellerie papale, Campo de’ Fiori, tout près de moi Sashka illuminait la place tout le bar avait les yeux tournés vers elle, à cet endroit on vous offre des cacahouètes avec votre apéritif, entières, dans leur bogue filandreuse, et les clients ressemblaient à des singes au zoo, jetant compulsivement par terre les cosses inutiles : la terrasse jonchée de débris de tubercules crissait sous les pas, face à la statue de Giordano Bruno le supplicié, j’imaginais le spectacle, en février 1600 les ribauds crasseux des alentours sont venus vérifier si l’impie livré aux flammes allait crier malgré le bâillon, tous ont accouru pour entendre crépiter les chairs et se dégourdir les narines avec les fumets de la viande humaine, à l’endroit même où aujourd’hui les touristes gobent des arachides, Bruno le bretteur magicien cosmologue occultiste et poète était un grand voyageur, il visita la moitié de l’Europe avant d’être trahi par les Vénitiens et remis à l’autorité papale : cette même autorité a récemment exprimé ses regrets quant à sa crémation, désolés, disent-ils aujourd’hui, d’avoir supplicié un philosophe nu attaché à un poteau métallique sur un bûcher de rondins, Giordano Bruno mort par bêtise pontificale en face du bar où je décortiquais des cacahouètes sans pouvoir décrocher le regard de la jeune femme si belle, si présente à la table voisine, en compagnie d’un homme qui la dévorait des yeux, elle n’avait pas l’air de prêter attention à sa concupiscence, encore moins à la mienne ou au corps carbonisé de Bruno, ses yeux étaient trop clairs pour que le démon s’y reflète, trop clairs, je l’entendais rouler de jolis r , elle parlait italien lentement, posément, avec un léger accent, j’étais sûr qu’elle était slave et je priais secrètement pour qu’elle soit croate, ou slovène, ou même serbe, j’aurais eu une emprise sur elle par le langage — bien sûr il fallut qu’elle soit russe, de la Russie mère de l’orthodoxie des tanks et des fusils d’assaut, voilà tout ce que je savais, j’aurais pu lui détailler à loisir les modèles, les variantes, les calibres ou les agissements secrets de la Grande Russie dans la Zone, longtemps, parler de leurs relations équivoques avec certains pays arabes, parler de la courbe du chargeur, coup de génie de la kalachnikov, mais non, nous parlions de Jérusalem la douce, de mes campagnes d’entomologie dans le désert libyen ou au Nord du Maroc, rapidement, sans insister, elle n’est pas curieuse, Sashka, elle vit dans le monde des images, elle n’attend rien ni personne, surtout pas des mots — je lui demandais pourquoi elle avait quitté Saint-Pétersbourg et elle me disait qu’elle n’avait pas quitté Saint-Pétersbourg, qu’elle avait quitté Leningrad, justement parce que Leningrad disparaissait, qu’elle était arrivée à Jérusalem par hasard, avec un contingent de faux juifs pour chercher une terre d’accueil, et il n’y avait en elle aucune arrière-pensée idéologique, aucune nostalgie, elle énonçait juste des faits, quand je lui demandais si elle avait envie de retourner en Russie elle me répondait simplement que la Russie qu’elle connaissait n’existait plus, que la ville de son enfance avait disparu, que les gens, les rues avaient changé, mais elle ajoutait immédiatement c’est aussi bien comme ça, et ce qui pour un autre aurait été un je-m’en-foutisme absolu signalait chez elle un détachement, un ailleurs, sa vie est dans ses gestes, dans les mouvements de son pinceau, de son poignet, dans ses yeux tournés vers un saint à reproduire, un visage à modeler, le drapé d’un vêtement, elle n’a même pas la prétention de créer, d’inventer des représentations neuves, non, elle répète à l’infini ce que la tradition lui a laissé, contente de pouvoir vivre de cette activité singulière et à mon égard elle agit de même, Sashka la lointaine, si je suis là tant mieux, sinon tant pis, elle ne cherche à me convertir à rien, est-ce qu’elle me voit, seulement, elle voit ce que je lui montre, c’est-à-dire rien, ou si peu, désarmé par sa simplicité et ses formes de statue, comment pourrait-elle savoir, si je ne lui raconte rien, elle n’a ni la maternité universelle de Marianne la généreuse ni la curiosité dévorante de Stéphanie la volontaire, Sashka est un miroir duquel je me cache, la face voilée pour ne pas me refléter dans les visages tourmentés des bourreaux qui ébouillantent les saints, qui les fouettent à mort avant de les noyer dans l’Adriatique comme les quatre couronnés de Split — en 1915 c’étaient des centaines de corps sans cercueil qu’on envoyait par le fond, des Serbes vaillants, un peu plus au sud à Corfou dernière station avant Ithaque, les Britanniques ont du goût pour les îles jusqu’en Méditerranée, Minorque Malte Corfou Chypre leur appartinrent, et leurs vaisseaux aux flancs renflés étaient maîtres de la mer Blanche, lorsque j’abordai Corfou en provenance d’Igoumenitsa après avoir traversé l’Epire aux pentes raides les Britanniques s’envoyaient des bières gigantesques à l’ombre de parasols publicitaires sur les côtes de Phéacie, foin de Nausicaa lavant son linge sur la berge, ce qui m’attendait c’était un flic grec aux larges moustaches il m’enjoignait de bouger ma bagnole au plus vite, en frappant de solides coups de matraque sur le toit de la tire fatiguée, quickly car quickly , comme s’il s’adressait à un cheval, malgré les Britanniques roses les Français prétentieux les Allemands méfiants et les Italiens tapageurs l’île était belle, la vieille ville resserrée ressemblait plus à Venise qu’à Athènes, Dieu merci, et même fatigué des vacances poursuivi par les têtes de moines décapités et les évangélistes apocalyptiques dans mon sommeil Corfou coincée entre les imposantes forteresses vénitiennes était un repos, c’était un plaisir de s’y perdre, d’y boire longuement en regardant la mer lécher les plaies des murailles, les Ottomans avaient essayé de prendre l’île à plusieurs reprises, sans succès, la Phéacie dernier rempart de l’Occident avait tenu bon, les inscriptions murales rappelaient le siège de 1716, quand le Turc avait fait son apparition pour la dernière fois au large du Palaio Frourio, comme à Malte l’héroïque auparavant les défenseurs aux brillants plastrons avaient résisté aux canons, aux sapes aux assauts continus des Orientaux farouches, il y avait foule de Croates et de Dalmates parmi les mercenaires qui défendaient la cité, j’imagine un de mes ancêtres emporté à la mer par un boulet, après s’être recommandé à Dieu avoir été brave et envoyé bien des janissaires dans l’Hadès : il s’en fallut de peu qu’il n’y ait une mosquée à Corfou, comme à Rhodes, comme à Belgrade, comme à Mostar, Arès en décida autrement, c’est le seul bâtiment qui manque à la vieille ville, point de Troyens aux portes en bronze du palais d’Alcinoos le gris, ou presque, en déambulant au hasard dans les rues colorées je suis tombé sur un bâtiment qui pavoisait Srpska Kuca , Maison serbe, musée consacré à la retraite de l’armée de Pierre I eren 1915, les soldats de l’ossuaire de Salonique étaient passés par Corfou, avant d’être renvoyés sur le front des Balkans par la mer, comme les Français et les Anglais avaient survécu aux Dardanelles pour finir dans une tombe en Thessalie, les valeureux rescapés de la plus terrible retraite militaire depuis la Bérézina étaient tombés plus tard face aux Bulgares, le musée était émouvant, des dizaines de clichés d’époque relataient la débandade audacieuse de l’armée serbe défaite par le Kaiser et son allié autrichien, à travers les montagnes du Monténégro jusqu’à la côte albanaise où les Français les embarquèrent, une retraite avec femmes et enfants, à pied dans la neige, les longues colonnes presque sans nourriture parcoururent quatre cents kilomètres dans le froid intense de l’hiver, portant leur roi sur une chaise de paille, tout un pays s’en allait vers la mer, cent cinquante mille passèrent l’arme à gauche dans les montagnes du Kosovo et aux alentours de Podgorica, victimes du froid, de la faim, des balles allemandes, ils continuèrent à mourir à l’arrivée, dénutris, épuisés, installés dans des camps de fortune sur la petite île boisée de Vibo devant l’embouchure du port, sans tentes, quasi sans soins, il n’y avait rien à faire pour les empêcher de crever, ils tombaient comme des mouches au rythme de trois cents par jour, les Français et les Britanniques n’en revenaient pas, ils avaient survécu au plus terrible des voyages pour claboter par milliers une fois parvenus à destination, ils n’étaient plus soutenus par le sol de la patrie, ils étaient en terre étrangère, sous la pluie, sur un caillou en mer Ionienne, on n’avait pas la place d’ensevelir tous ces hommes, ces milliers d’hommes alors le navire-hôpital français François d’Assise le charitable prenait à son bord des tombereaux de cadavres pour aller les immerger à quelques milles de là, ces Serbes de Belgrade qui n’avaient jamais vu d’autre mer que le Danube, ils reposent aujourd’hui dissous dans les flots, dans le ventre de milliers de poissons et d’algues marines, le cimetière bleu, immense, où Thétis descend fleurir leurs mémoires et celle de leurs enfants, morts avec eux — les survivants refourbis, réorganisés par les soins alliés s’en retournèrent par bateau de l’autre côté des Balkans, où ils reprirent bravement la lutte, et Pierre I erle brave, âgé de plus de soixante-dix ans, qui avait survécu à l’humiliation, à la maladie, à la défaite à l’exil à Corfou, put être couronné roi des Serbes, des Croates et des Slovènes, mon roi, je le regardais, vieux et malade, porté sur les épaules de ses soldats dans la neige, entouré d’un pope et d’un médecin au cas où et j’étais fier qu’il fût en quelque sorte mon roi, le seul d’ailleurs, son fils Alexandre serait assassiné à Marseille sous les yeux de mon grand-père par les sicaires de Pavelic le patriote, à la fin de la guerre Corfou était parsemée de cimetières serbes, toute l’île était un tombeau, les Grecs généreux avaient prêté leur terre pour les morts et leur théâtre pour le Parlement, ces mêmes Grecs iraient à leur tour se battre autour de Sarajevo la bien gardée, échange de tombes, des ossuaires serbes ici, des sépultures hellènes là-bas, le grand cercle qui entoure le bouclier d’Achille, l’humour macabre des dieux obstinés — au sortir de la Srpska Kuca j’avais un peu de vague à l’âme, j’avais froid malgré la chaleur d’août, je suis allé m’asseoir à une terrasse les yeux dans la nécropole bleue en pensant à Pierre I erKarageorgévitch, qui s’était battu contre tant d’ennemis, contre les rudes Prussiens dans l’armée française en 1870, contre les Turcs sauvages en Bosnie en 1875, contre les Autrichiens bien casqués en 1914, épuisé, le vieux monarque monténégrin contraint à quitter son pays à pied, sans pour autant abandonner la partie et la libération des Slaves du Sud, sûr qu’en Slavonie et en Bosnie il nous aurait donné un sacré coup de pied dans le derrière, le vieux saint-cyrien au panache blanc qui traversa la Loire à la nage pour échapper aux soldats de Bismarck, Pierre I ers’était retrouvé en exil dans l’île où passait ses vacances le Kaiser Guillaume, à l’ombre d’un palais splendide nommé Achilleion, des jardins exubérants, plantés de cyprès, de lauriers, de palmiers, où la statue d’Achille mourant contemple les eaux aveuglantes de la Méditerranée, il implore Thétis sa mère, l’endroit est entièrement consacré au furieux fils de Pélée, au cycle éternel de la vengeance : le palais fut construit par l’impératrice Sissi d’Autriche reine de Hongrie, qui aimait venir résider quelques mois par an aux côtés du guerrier blessé, avant d’être assassinée à son tour sur la rive du lac de Genève par Luigi Lucheni anarchiste italien d’un coup de stylet en plein cœur, est-ce que le Kaiser Guillaume II pensait à elle en se reposant les pieds dans le bleu, ou plutôt au Péléide vaincu par le Destin, voire à l’assassin italien, dont il avait vu la tête conservée dans le formol à l’hôtel Métropole de Genève, seul hôtel du monde à s’enorgueillir d’une dépouille humaine, celle de Lucheni décapité post mortem par un fétichiste suisse après s’être pendu avec sa ceinture dans sa cellule, Corfou débordait de morts célèbres ou inconnus, depuis que Poséidon s’était vengé sur les marins qui avaient ramené Ulysse à Ithaque en les pétrifiant, je tournais en rond parmi les cadavres, de bar en bar, de musée en musée, les pestiférés de l’îlot Lazaretto remplacés par les résistants grecs et les communistes fusillés pendant la guerre civile, les deux mille juifs incarcérés dans la vieille forteresse vénitienne avant d’être déportés à Auschwitz, la mer semblait ne pas avoir de fond, elle contenait trop de corps, jusqu’à celui d’Isadora Duncan, qui passa six mois à Corfou en 1913 pour se remettre de la mort de ses deux enfants noyés dans la Seine, la danseuse américaine aux pieds nus était poursuivie par Athéna jalouse de sa beauté, la longue silhouette de son fantôme dansait nue dans la nuit d’été, j’imaginais les mouvements de son torse, de ses hanches drapées d’une étoffe transparente parmi les ombres des jardins d’Achille, entre Sissi l’impératrice, le Kaiser Guillaume II et Pierre I erde Serbie, maintenant je vois danser le beau Sergueï Essenine à ses côtés, dans l’obscurité de la vitre ferroviaire, Essenine pendu à trente ans dans sa chambre de l’hôtel d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, après avoir écrit un poème d’adieu avec son propre sang, Sashka lui ressemble, elle a la même figure ronde, les yeux très clairs, un visage éternellement enfantin accentué par les cheveux blonds, Isadora Duncan savait seulement trois mots de russe et Essenine aucune langue étrangère, ils ne parlaient pas, ils dansaient, ils buvaient, Sergueï surtout, Isadora raconte dans son autobiographie que le poète était passionné, si passionné qu’il pouvait passer une semaine sans dessoûler, si passionné qu’il épousa la danseuse de dix-huit ans son aînée, si passionné qu’il la quitta pour rentrer en Russie et plonger dans la dépression, à Corfou au cœur de l’été il était difficile d’imaginer la longue nuit de Petrograd en décembre, la corde et le tuyau dans la chambre du respectable hôtel ou bien les dernières pensées d’Essenine le pendu, on ne sait toujours pas s’il s’est réellement suicidé, peut-être deux ou trois tchékistes sombres l’ont-ils assisté pour se suspendre à la canalisation, aidés par la passivité de son ivresse permanente, Sergueï Essenine meurt dans le soleil absent et les premières glaces accrochées aux rives de la Neva, sa chambre d’hôtel donne sur la façade de la cathédrale Saint-Isaac, pouvait-il entrevoir par la fenêtre le catafalque du général Koutouzov bourreau de Napoléon, entre deux icônes dorées, sans doute pas, la Révolution avait fermé les portes des églises pour les transformer en entrepôts, interdites d’hommes, car les bolcheviks obstinés étaient si superstitieux qu’ils craignaient l’influence néfaste de la forme même du bâtiment sur le zèle marxiste, si on les transformait en théâtres ou salles de réunion, comme cela avait été suggéré au départ par des pragmatiques suspects, liquidés peut-être aussi proprement qu’Essenine, Essenine amoureux de sa mère Russie cimetière de la Grande Armée où reposent les trois cent mille grognards fauchés par le gel ou les canons en 1812, les cavaliers mangeaient leurs chevaux morts de faim, les paysans biélorusses mangeaient les cavaliers morts de froid, Napoléon seigneur de Corfou pendant dix ans rêvait au soleil d’Austerlitz et à la victoire de Lodi en franchissant le pont sur la Bérézina élevé à la hâte par le génie des pontonniers ancêtres des marins français qui transportèrent les rescapés de l’armée serbe à travers la mer Ionienne, avec parmi eux le soldat serbe dont tomba amoureux Jean Genet à Barcelone, Stilitano le veule à la main coupée — à Corfou près du palais d’Achille se croisaient les Vénitiens les Ottomans les Français les Autrichiens les Allemands les Serbes et même une danseuse américaine amoureuse d’un poète russe, Isadora Duncan mourra peu de temps après Essenine le saint alcoolique, de la même façon, le cou serré les cervicales brisées, au bord de la Méditerranée, traînée derrière une voiture comme les snipers à Beyrouth, la déesse jalouse de sa beauté et de son châle multicolore le fait se coincer dans la roue arrière de l’automobile qui roule à vive allure sur la Corniche, à Nice, c’est le soir, une légère brise de septembre souffle de la mer, pour protéger sa gorge fragile et ses seins doux la danseuse s’est enveloppée dans son immense foulard qui claque au vent comme un pavillon mortel, quand le chauffeur accélère l’écharpe de soie se prend dans l’essieu s’enroule immédiatement et tire Isadora hors du véhicule, sur la chaussée, la tête contre le caoutchouc rugueux du pneumatique, le temps que le conducteur s’arrête elle est déjà morte, assise le dos contre les rayons de l’Amilcar bleue, les yeux grands ouverts sur la Méditerranée, la tête assujettie à la décapotable, la langue dehors, comme saint Marc l’évangéliste halé sur les pavés par une charrette près d’Alexandrie, saint Marc en compagnie du lion sur les icônes que peint Sashka l’ange aussi blond qu’Essenine : elle représente les martyrs et moi je ramasse les cadavres, les corps éparpillés dans la neige, les bras tombés sur le sol, les ossements dormant au fond des fosses marines, Corfou dernière étape avant Ithaque semblait un des points d’inflexion du Destin, la demeure des Moires implacables, j’ai bu un ultime ouzo dans le jardin du palais de Sissi l’impératrice poignardée, en observant Achille massacrer les Troyens, j’ai pensé une dernière fois aux Serbes transis, à Stilitano le veule manchot, à Isadora rattrapée par la vengeance divine après ses enfants et son mari, et je suis reparti vers le Nord — le Nord, c’est-à-dire l’ombre de Mortier le maréchal où je retournais officier quelques jours plus tard, Mortier grand massacreur d’Espagnols, de Germains et de Slaves était une fière adresse pour nos arcanes, à peine arrivé je retrouvai Lebihan qui m’accueillit par un alors Francis, prêt à remettre la tête dans le guidon ? il s’étonnait que je ne sois pas plus bronzé, après un séjour aux îles, je ne lui racontai rien de mes vacances à part des noms de lieux exotiques, qu’est-ce qu’il y avait à dire, des Grecs morts des juifs morts des évangélistes et des Serbes morts, je retournai une fois de plus à la bataille d’Alger, des musulmans morts, le GIA avait un nouvel émir et changeait de stratégie, ou plutôt abandonnait toute stratégie pour la tactique de la gorge tranchée, la nuit la reine Mab la fée minuscule m’incubait des rêves couleur azur, des montagnes sèches plongeant dans la mer et des Nausicaas de télévision, pour me consoler sans doute de la noirceur du jour, le rituel, l’offrande au maréchal Mortier, le métro Porte-des-Lilas, le changement à Belleville, l’odeur d’arachide et de sueur du métropolitain parisien, descendre à Pigalle, Blanche ou Place-de-Clichy, selon l’humeur, pour m’arrêter boire des petits verres au milieu de la colonie d’ivrognes du bistrot du 18 e, commenter un autre genre d’actualité, généralement liée au sport, aux équipes qui ne vont jamais assez bien, aux résultats qui sont toujours décevants, perdre ou gagner une tournée au 421, avec cette sensation surprenante, pour qui revient de vacances, de retrouver sa famille, ses amis et sa maison au même endroit, un endroit où il y a à boire, qui plus est, et où l’on peut écraser ses clopes par terre sans risquer une remontrance, on se retrouve à flatter les chiens du patron comme de lointains cousins, des effusions interminables, tout le monde est heureux de se revoir, tout le monde célèbre avec soulagement que ce havre viril n’ait pas encore été conquis par les femelles la maréchaussée ou l’hygiène publique, et une fois un bon coup dans le nez on remonte chez soi, on quitte le zinc sous le coude pour le zinc au-dessus de la tête, toutes fenêtres ouvertes afin d’évacuer la chaleur de Paris début septembre, un fauteuil, un roman policier et le parfum tiède de l’asphalte qui envahit la pièce avec la tombée de la nuit — Stéphanie n’aimait pas mes rituels, ni le bistrot ni les romans de gare, la passion des premiers temps, quand elle s’estompe, transforme ces sympathiques traits de caractère en insupportables défauts, petit à petit la fêlure devient un abîme de reproches et d’agacement qu’il faut combler avec le plâtre du mensonge et de la dissimulation, mois après mois, été après été, en m’enfonçant dans la Zone, en remplissant ma valise de cadavres à droite et à gauche, au gré des voyages à Damas à Jérusalem au Caire à Trieste à Valence, je me détachais d’elle aussi sûrement que de Marianne à Venise : ma culpabilité après l’incident du simulacre de suicide se transformait en agressivité contenue, tout partait à vau-l’eau, dans la plaine marine, comme un linceul se défait fil après fil, ça va mal finir, parfois on pensait, chacun à un bout de Paris dans nos appartements respectifs, tout cela va mal finir, et un jour en descendant de l’Intercity en provenance de Francfort à la gare de l’Est, épuisé après une nuit sans sommeil dans le train de Prague en compagnie d’un ferrovipathe bavard, rentré chez moi avec de nouveaux documents pour ma valise de malheur, mon chaudron du diable, un peu décalé, trouble, flou, arrivé chez moi en début d’après-midi j’ai hésité à aller immédiatement au bureau, pour vérifier des points de détail connexes et faire acte de présence, j’aurais dû, c’est très lâche mais j’aurais dû partir plutôt que prendre une douche et rester tranquillement à bayer aux corneilles dans mon fauteuil, elle a sonné aux environs de cinq heures, j’ai entendu sa voix dans l’interphone et j’étais surpris, elle ne venait presque jamais chez moi, presque jamais et surtout pas à l’improviste, elle savait que je devais rentrer de Prague dans l’après-midi elle était sortie un peu en avance du Boulevard pour courir jusqu’ici, je l’entendais monter les escaliers, un peu inquiet, pourquoi venait-elle, peut-être une de ces preuves d’amour dont on colmate les fissures, une surprise, elle est entrée souriante et m’a embrassé tendrement en disant justement surprise ! elle m’a demandé si j’avais fait bon voyage, elle a observé le désordre, les vêtements éparpillés, les photographies, les livres, les papiers qui jonchaient le sol et elle a ri, dis donc, c’est beau une telle constance dans le bordel , elle était en forme, très belle, ses cheveux détachés absorbaient la lumière, elle est allée jusqu’à la cuisine mettre quelque chose dans le frigo, j’aurais dû deviner, j’aurais dû mais je n’avais pas envie, j’étais fatigué, content de la voir, mais surpris et fatigué, j’ai risqué j’ai oublié ton anniversaire, c’est ça ? elle a eu un rire un peu faux, ce que tu peux être bête , elle minaudait, presque niaise tout d’un coup, elle était désemparée, cherchait un endroit où s’asseoir, choisit de rester debout, je pressentais quelque chose malgré moi, je ne disais rien, elle bavardait, je lui ai tendu la petite étoile transparente en cristal de Bohême que j’avais achetée pour elle, l’objet taillé par les esclaves de Theresienstadt emballé dans du papier de soie rouge, je lui ai dit tiens, c’est pour toi, elle a fait oh, c’est gentil, merci, merci et elle était tellement nerveuse en déchirant l’emballage que le bibelot est tombé, ça m’a énervé, sans raison, j’ai ramassé l’astre brillant en disant hé, attention, et je l’avais dans la main quand Stéphanie a soufflé j’attends un enfant et s’est laissée glisser dans le fauteuil, en me regardant intensément, je n’ai rien répondu, je n’étais pas sûr d’avoir compris, la phrase normale était je suis enceinte, je suis enceinte et pas j’attends un enfant, je lui ai tendu la petite étoile de verre, tu as failli la casser , ses yeux se sont un peu embrumés, elle a murmuré c’est tout ce que ça te fait ? nous étions chacun d’un côté d’une rivière, en train de nous faire des signes incompréhensibles, j’ai répondu et toi ? je ne ressentais absolument rien à cette annonce, rien, trois mots irréels, j’ai détourné la tête, elle a dit je suis vraiment trop idiote , on ne se tait jamais au bon moment, j’ai balbutié mais non, mais non, elle s’est levée, a murmuré je savais que je n’aurais pas dû venir , j’ai répété mais non mais non, elle s’est énervée, elle a crié je reste ou je pars ? on ne se tait jamais au bon moment j’ai soupiré comme tu veux , elle a tremblé et elle est sortie presque en courant me laissant seul l’étoile praguoise toujours entre les doigts — je ne me suis pas rué vers l’escalier je n’ai pas crié reviens je me suis assis dans le fauteuil à regarder en face ma part de destin, impossible d’imaginer ce que représentaient les paroles de Stéphanie impossible de voir ce qu’il y avait dans son ventre je me souvenais de la dernière fois où nous avions couché ensemble quatre jours auparavant mais ce n’était pas ce coït-là c’était un autre perdu dans le nombre des coïts des semaines précédentes, lors du week-end à Istanbul peut-être, on ne peut pas savoir Stéphanie savait elle, quoi, qu’est-ce qu’il y avait à savoir, c’était là devant moi avoir un enfant ne pas faire le choix d’Achille le stérile mais celui d’Hector, Hector parle avec Andromaque son épouse aux beaux péplos, sur les remparts de Troie, Hector protecteur de sa cité, sa femme lui demande tendrement de ne pas se rendre à la guerre, de ne pas partir, de ne pas quitter Ilion aux vastes murailles, malgré la couardise de son frère Pâris le bellâtre maudit, il balaie d’un mouvement de la main ses plaintes, il lui dit “laisse aux hommes le soin de la guerre”, à toi les enfants, à moi le glaive tranchant, je sais que je vais mourir et que Troie tombera, c’est ainsi, je vais avoir un enfant, un mobile chatoyant dans une chambre colorée, un mâle ou une femelle, et Troie tombera, il y aura un Astyanax quelque part qui me ressemblera, qui portera son père sur ses épaules comme moi je porte le mien, hors de la ville en flammes, je me suis vu avec mon père sur le dos, et lui le sien, une pyramide de pères haute comme l’échelle de saint Jean Climaque, imbriqués les uns dans les autres riant comme des démons de voir leurs fils ployer sous eux, alors je me suis levé je suis allé à la cuisine, je me suis précipité sur la bouteille de champagne dans le frigidaire, voilà ce que Stéphanie y avait déposé, une bouteille de champagne, et la joie m’a pris, une joie puissante qui a résisté à la Veuve Clicquot, qui a perduré malgré toute la boisson, dans mon fauteuil, en essayant de comprendre ce qui venait de se passer, j’ai bu seul, j’avais oublié Prague les trains le ferrovipathe tchèque la valise la Sûreté extérieure je pensais hochets femmes suant contractées les cuisses sanguinolentes, l’alcool aidant je me voyais essuyer une goutte de sueur sur le front de Stéphanie en plein travail, langer un singe velu, brun comme la nuit, un petit d’homme, retrouver la relation du primate avec sa progéniture, bien vite j’étais ivre, il était temps d’aller se coucher de laisser Songe me porter les nouvelles et j’ai écrasé par mégarde l’étoile de cristal, à côté du fauteuil, je l’ai écrasée avec ma semelle, par inadvertance, j’ai entendu crac, le verre s’est brisé en millions de morceaux brillants, j’étais soûl, j’étais soûl je me suis assis par terre pour regarder mes larmes de peine lancer des éclats de lumière en tombant sur les débris de l’objet mort — les dieux se battent, les dieux se battent entre eux ils reprennent ce qu’ils ont donné, un enfant, c’était une bien petite main pour me tirer hors de l’eau, une poigne minuscule pour me sortir des ténèbres, le lendemain Stéphanie l’orgueilleuse s’est rendue à la clinique gynécologique des Lilas à deux pas de notre boulevard, elle a insisté, elle a sorti tous ses beaux discours ses cartes professionnelles obtenu sur-le-champ un rendez-vous avec le psychologue et l’anesthésiste, Stéphanie la décidée, en fin d’après-midi on lui introduisait un genre d’aspirateur entre les jambes, je ne savais pas, je l’ai appelée sans succès pendant vingt-quatre heures, j’étais secoué, inquiet et heureux, j’ai continué à l’appeler, j’avais peur de l’avoir blessée, de l’avoir effarouchée comme un animal sauvage, le sauvage c’est moi mon père avait raison, le vieux Priam avait raison, elle ne pouvait pas avoir un enfant avec un barbare, le choix d’Achille n’en est pas un, les Moires ont décidé pour lui, Stéphanie a décidé pour moi, tant mieux, tant pis, qui sait ce qui serait advenu de ce rejeton, de cette rejetonne, fils ou fille de travailleurs de l’ombre, je n’ai pas compris, je n’ai pas compris pourquoi, le surlendemain j’arrivais à parler cinq minutes avec elle, dans un café place de la République, elle était très pâle, défaite, elle m’a dit tu es un monstre, je sais tout de toi tu es un monstre, je ne veux plus te revoir jamais , comment avait-elle pu changer aussi vite, deux jours auparavant elle arrivait chez moi une bouteille de champagne à la main et maintenant j’étais un monstre, peut-être avait-elle espéré une transformation, un changement, jusqu’au bout, peut-être avait-elle imaginé de pouvoir vivre avec le monstre, je n’ai rien dit, je l’ai regardée avec une grande tristesse, elle est partie, j’avais été père pendant quarante-huit heures, un père monstrueux qui mange ses enfants, il était dix-neuf heures trente j’ai commandé une prune, une petite prune de deuil pour les pognes minuscules de celui que je n’aurais pas, puis une autre, pour le barbare monstrueux, puis une troisième, pour mon paternel, une quatrième, pour les mortels, la pauvre destinée des mortels, une cinquième, pour les dieux qui se battaient au haut de l’Olympe, une sixième, pour la vengeance, pour la vengeance qui viendrait bien un jour, douce et sanglante et quand le rade a fermé j’étais tellement soûl que le serveur a dû me soutenir par le col de la veste pour éviter que je m’effondre avant d’atteindre le trottoir froid, gris et humide

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