Mathias Énard - Zone

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d’un précieux viatique qu’il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d’activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l’ombre (agitateurs et terroristes, marchands d’armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l’a jeté dans le cycle enivrant de la violence.
Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l’espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l’imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…
S’il fallait d’une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d’armes, de troupes, d’hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après
de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre “chants” conduits d’un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une
de notre temps.
Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud :
(2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et
(2005). Ainsi que, chez Verticales,
(2007).

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XIV

miséreux magnifiques ces Palestiniens aux lourds godillots quelle histoire je me demande si elle est vraie Intissar lave le corps de Marwan c’est très triste tout ça très triste, j’aurais aimé laver le corps d’Andrija le caresser avec une éponge une dernière fois, les récits se recoupent, les vêtements de Marwan brûlent dans l’évier beyrouthin comme mes treillis dans ma salle de bains vénitienne, une coïncidence de plus, pauvre Intissar, malgré les cris de victoire de certains l’été 1982 n’a pas dû être des plus gais, je me demande si Rafaël Kahla l’auteur du récit se trouvait à Beyrouth à ce moment-là, sans doute, c’est probable, quel âge a-t-il, cinquante-quatre ans dit la quatrième de couverture, oui c’est possible il en avait un peu moins de trente à l’époque, l’âge de Marwân peut-être, septembre 1982 l’ombre est bien haute sur les Palestiniens, ils vont se réfugier à Alger puis à Tunis, tous ces combattants éparpillés dans la Zone — Rafaël Kahla dont je ne sais rien a peut-être quitté le Liban en même temps qu’Intissar, peut-être pour s’exiler à Tanger, Tingis la phénicienne où il croisera Jean Genet, avec qui il reparlera des Palestiniens : en septembre 1982 Jean Genet passe quelques jours à Beyrouth en compagnie de Leïla Chahid la diplomate de la Cause, la très active représentante de l’OLP à Paris qui avait chez nous une fiche longue comme le bras, je ne me souviens plus comment mais les dieux badins envoient Genet à Chatila le dimanche 21 septembre premier jour de l’automne le lendemain du massacre, Jean Genet le fossoyeur céleste caresse les cadavres violacés et gonflés par les mouches dans les ruelles étroites du camp de la mort, il se promène, il accompagne du regard les trépassés vers la fosse commune, il découvre le silence et le calme, l’odeur de la chair dans le parfum de la mer, c’est peut-être le sens du récit de Rafaël Kahla, le corps de Marwan abandonné à un carrefour, inatteignable, Intissar lave le corps de Marwan comme Genet celui des vieillards et des enfants assassinés de Chatila, sous les yeux des soldats israéliens qui fournissent les bulldozers pour effacer la bévue — Andi mon vieux moi je n’ai pas pu aller te chercher, je n’ai pas pu, on a entendu la rafale on t’a vu, là, étendu dans ta fiente, et on a commencé à se battre, les tirs ont sifflé autour de nous, les mêmes balles qui venaient de te traverser la poitrine, je n’ai pas eu le temps de pleurer, pas eu le temps de te caresser, dix secondes après t’avoir aperçu m’être précipité vers toi j’étais allongé dans l’humus l’arme à la main contraint à ramper pour m’échapper, pour m’enfuir en te laissant là parce que nous étions presque encerclés, coincés, en infériorité numérique, dépassés par le groupe de moudjahidin autour de nous, la dernière fois que je t’ai vu tu avais les yeux grands ouverts vers le ciel de Bosnie un sourire sur le visage une contraction je n’ai pas eu la chance d’Intissar, j’ai fui lâchement peut-être parce que je ne t’aimais pas assez peut-être ma propre vie m’importait-elle plus que la tienne peut-être la vie n’est-elle pas comme dans les livres, j’étais un animal rampant effrayé par la vision du sang j’avais souvent pensé que je pouvais mourir mais pas toi, nous te croyions immortel comme Arès lui-même, j’ai eu peur, soudain, je me suis carapaté lâchement, un insecte cherchant à échapper à un coup de botte, nous nous sommes tous enfuis t’abandonnant là dans la campagne frétillante du printemps, mais ne t’inquiète pas tu es vengé, tu es doublement vengé car Francis le lâche est en train de disparaître, après son long passage parmi les ombres de la Zone il est en train de s’effacer, je vais devenir Yvan Deroy, je te dois cette vie nouvelle, Andi, c’est fait, je suis parti, on se reverra sur l’île Blanche de l’embouchure du Danube, quand l’heure sonnera, adieu Marwan adieu Andrija et merde voilà que je pleure maintenant, cette histoire me fait pleurer par surprise je ne m’y attendais pas, c’est malin je me frotte les yeux je tourne la tête vers la vitre qu’on ne me voie pas je ne suis pas très en forme je suis épuisé sans doute je n’arrive pas à arrêter les larmes c’est ridicule il ne manquerait plus que le contrôleur débarque, j’aurais l’air fin, à pleurer comme la Madeleine à quelques kilomètres de Florence, ça doit être l’effet du gin, un coup de la perfide Albion, non, ce récit me retourne sans que je m’en rende compte, trop de choses, trop de points communs, mieux vaut reposer le livre pour le moment, même à Venise dans les limbes au fond de la lagune je pleurais peu et voilà que près de dix ans plus tard je larmoie comme une jeune fille, le poids des ans, le poids de la valise, le poids de tous ces corps ramassés à droite à gauche conservés embaumés dans la photographie avec les listes interminables de leurs vies de leurs morts je vais les enterrer maintenant, enterrer la mallette ceux qu’elle contient et adieu, j’irai rejoindre le Caravage dans un joli port au pied d’une petite montagne, bouffer des nouilles à m’en faire péter la panse, apprendre La Divine Comédie par cœur et écrire mes Mémoires et des poèmes comme Eduardo Che Rózsa le guerrier international, juste après l’Irak je l’ai revu à la télévision, par hasard, dans un documentaire britannique que Stéphanie m’a presque forcé à regarder, elle voulait savoir, Stéphanie voulait savoir ce que j’avais vu ce que j’avais fait à la guerre, pour elle ces deux ans de mon existence étaient la clé, le cœur du mystère, elle voulait m’en guérir, elle était persuadée qu’il fallait que j’en parle, que je me vide de mes souvenirs que je me confesse qu’elle m’écoute et tout irait mieux, bien sûr je savais qu’elle n’était pas prête à m’entendre, alors je me taisais, mais elle revenait à la charge en cherchant à toute force à me faire parler, elle inventait des prétextes, aujourd’hui j’ai lu une note très intéressante sur le retour de la Slavonie orientale à la Croatie , de très gros sabots qu’elle avait, je répondais ah ? elle insistait ça ressemble à quoi, là-bas ? et ainsi de suite, je m’énervais sans comprendre qu’au fond ses questions étaient légitimes, et puis elle était si belle j’étais bien avec elle alors je patientais, à l’époque par égard pour le Service nous vivions pour ainsi dire cachés, évidemment tout le monde devait être au courant, Lebihan le chef paternel me faisait des clins d’œil, lui qui était pourtant si discret, si professionnel — je sèche mes larmes, ça y est je ne pleure plus, merci monsieur Lebihan, c’est passé, rien de tel que votre figure rubiconde pour me remettre du baume au cœur, de l’autre côté de la travée la flûtiste dort toujours, son mari ne s’est apparemment aperçu de rien, il regarde par la vitre, cherche à percer les ténèbres de la campagne, bientôt Florence, ensuite le train ne s’arrêtera plus, ça va aller vite maintenant, j’espère, dans un peu plus de deux heures je serai au Plazza perdu dans la foule des touristes, quand je pense que je pourrais y être depuis dix heures du matin si je n’avais pas raté l’avion, un coup des dieux sans aucun doute, une farce du Destin pour me punir par douze heures de train, ce matin à peine le TGV en marche je me suis endormi pour me réveiller dans les Alpes, au milieu de la neige et des aiguilles de glace aux alentours de Megève, c’est l’effet de l’amphétamine qui m’a réveillé sans doute, j’ai l’impression qu’il fait nuit sans interruption depuis quarante-huit heures depuis des jours des années est-ce que je verrai l’aube est-ce que je verrai l’aube est-ce qu’Yvan Deroy le fou verra l’aube demain matin en sortant de sa chambre d’hôtel en bon voyageur il se rendra au Forum ou à Saint-Pierre, Rome ville des autocrates des assassins et des sermonneurs, j’espère que demain il fera grand jour, j’espère que l’aube viendra aussi pour Intissar, l’aurore aux doigts de rose enveloppera Beyrouth et Tanger, Alexandrie et Salonique, l’une après l’autre, les tirera de l’ombre, dans notre guerre il y avait peu de femmes, quelques-unes froides et sauvages et d’autres tendres et amicales, qui venaient comme infirmières, comme cuisinières, les femmes étaient surtout des veuves des mères des sœurs, des victimes, les autres n’étaient qu’exception à la règle, les femmes étaient principalement des images dans les portefeuilles comme la sœur d’Andi le brave, ou Marianne dont je portais moi aussi la photographie, ainsi tous les soldats depuis qu’il y a des images peintes — je ne l’ai jamais regardée, la photo, je n’ai jamais tiré de ma poche cette image de Marianne prise en Turquie au bord de la mer, elle moisissait doucement avec ma carte de crédit, entre les plis de cuir blanchis par la sueur, au début j’écrivais des lettres, nous écrivions des lettres, sauf Andrija dont les parents étaient tout près : contrairement à Marcel Maréchal et aux poilus de 1914 je ne savais jamais quoi raconter, j’avais honte peut-être ou peur d’effrayer ma famille, je leur servais des banalités sur l’ennemi si puissant, sur le courage de nos troupes, sur la victoire et je disais que je me portais bien, que je ne prenais pas de risques inutiles, que j’avais de bons camarades qui veillaient sur moi, c’est tout, alors bien sûr les lettres se sont espacées, elles ont été remplacées par quelques coups de téléphone rapides passés gratuitement depuis un PC d’opération, de plus en plus rarement, et très certainement mes parents et Marianne se sont habitués à l’idée qu’il ne m’arriverait rien de grave, puisque je ne donnais pas de nouvelles, ni bonnes ni mauvaises, mais j’ai su par la suite que ma mère était tout de même assez préoccupée, qu’elle allait à l’église tous les matins à sept heures prier pour moi et qu’elle brûlait un nombre conséquent de cierges, c’est peut-être ce qui m’a sauvé, d’ailleurs, toute cette fumée cette cire fondue dans le 15 earrondissement de Paris, j’ai du mal à imaginer ma sœur à ma place au front comme Intissar, qui sait, elle aurait peut-être fait une combattante exceptionnelle, après tout elle est capable de déployer des trésors de perversité, elle est volontaire et patriote — Marianne elle m’écrivait souvent, elle me narrait dans le détail ses journées d’étudiante parisienne, me donnait des nouvelles de l’actualité culturelle et politique, me disait que je lui manquais et m’enjoignais de rentrer le plus tôt possible, elle s’était mise dans la peau de la fiancée fidèle, elle aurait fait une veuve magnifique, bien plus que Stéphanie, Stéphanie ne m’aurait pas attendu, elle avait trop le sens des affaires et du temps, le goût du présent, bien moins chrétienne, en ce sens, que Marianne la bourgeoise, Stéphanie voulait savoir elle était curieuse de la guerre elle avait vu la photo où nous trônions tous les trois avec Andrija et Vlaho en uniforme, c’était devenu une obsession, comprendre et me faire “crever l’abcès” comme elle disait, effacer le traumatisme qu’elle imaginait, c’est pour cette raison que j’ai revu le commandant Eduardo Rózsa dans un documentaire de Channel 4, Stéphanie a débarqué chez moi un soir pour dîner en disant tiens j’ai enregistré cette émission hier, on pourrait la regarder, ça t’intéressera peut-être, elle mentait sûrement, le film datait de 1994 peu probable qu’une chaîne quelconque l’ait diffusé la veille, elle avait dû remuer ciel et terre pour trouver des images montrant les combattants étrangers en Croatie, elle s’imaginait que j’avais combattu dans une brigade internationale, ce qui aurait fort bien pu être le cas, j’étais de bonne humeur j’ai dit pourquoi pas, si ça te fait plaisir, après tout il faudrait en passer par là un jour ou l’autre, je revenais de Trieste j’avais l’impression d’être content, il avait plu tout au long de mon séjour entre Globocnik et Stangl, parmi les restes de l’Aktion Reinhardt éparpillés sur l’Adriatique, j’étais content de retrouver Stéphanie, nous avons dîné, je n’aurais jamais dû me laisser convaincre de voir ce film, il s’agissait en fait d’une enquête sur la mort du photographe britannique Paul Jenks, mort d’une balle dans la nuque du côté d’Osijek, dans des circonstances mystérieuses, Paul était photographe principalement pour le Guardian sa compagne Sandra Balsells travaillait à l’époque pour le Times à Londres, elle aussi avait couvert la guerre et en 1994 elle refait le voyage de Croatie avec une équipe de télévision pour essayer de comprendre comment Paul a été tué, l’homme qu’elle aimait, ça semble facile à dire, elle retournait à l’endroit de sa mort sur le front où ils avaient travaillé ensemble en 1991, Stéphanie ouvrait grands les yeux, elle découvrait les paysages plats et désolés, recouverts par la neige, de l’immense plaine slavone, elle découvrait le gris et le kaki de la guerre, comme si elle les voyait pour la première fois, parce qu’elle était en ma présence, j’aurais dû savoir que ça allait mal finir, j’aurais dû comprendre à la façon dont elle m’attrapait le bras, à la façon dont je commençais à avoir froid, devant l’écran de télévision, j’écoutais ce que disaient les soldats croates derrière les commentaires anglais, des types dont je croyais reconnaître les tronches patibulaires à chaque checkpoint, une bouilloire d’aluminium noirci qui aurait pu être celle de Vlaho, une rue d’Osijek, des uniformes dépareillés, des routes plates et droites, des champs boueux, des fermes détruites, l’odeur du givre de l’essence du caoutchouc brûlé et le visage fermé de Sandra Balsells à l’arrière de la voiture, ses quelques mots, les fleurs qu’elle dépose dans le fossé où Paul Jenks est tombé, près de la voie ferrée un kilomètre avant Tenjski Antunovac pauvre village occupé par les Serbes, les journalistes soupçonnent que la balle qui l’a atteint à l’arrière du crâne ne venait pas de ce côté mais de moins loin à droite, du quartier général de la brigade internationale commandée par Eduardo Rózsa le patriote, quand j’entends son nom j’ouvre de grands yeux, il apparaît à l’écran, tel quel, un peu plus gras peut-être, Rózsa le souriant, avec sa bouille ronde ses yeux sombres et son humour, bien sûr il dément, il dit que c’est impossible, que Paul Jenks a été tué par un sniper serbe d’Antunovac, que l’autre journaliste retrouvé étranglé lors d’une patrouille est tombé par malheur sur un éclaireur tchetnik, qu’est-ce qu’il pouvait dire, Sandra Balsells observait tous ces soldats qui avaient peut-être tué l’homme qu’elle aimait, Stéphanie regardait Sandra Balsells et moi ensuite, elle avait l’air de demander et toi, tu crois quoi ? qui a tué Paul Jenks ? alors j’écarquillais les yeux vers l’écran, en janvier 1994 au moment où les journalistes retournent en Croatie le cessez-le-feu est permanent sur cette partie du front, ils obtiennent des marchands de glace de l’ONU qu’ils les aident à passer en territoire occupé, chez les Serbes, ils veulent aller voir les quatre maisons démolies de Tenjski Antunovac, les Serbes sont sympathiques et coopératifs, ils acceptent de les laisser monter sur le point le plus haut, un poste de tir dans les combles d’une des dernières maisons du village, un soldat leur apporte même un magnifique M76 de sniper flambant neuf avec une très belle lunette de visée pour qu’ils puissent voir de leurs yeux voir, et là Sandra Balsells prend l’arme, elle appuie sa main sur l’angle de la crosse et met l’œil dans le viseur, dans le pare-soleil noir de la lunette, elle regarde plein nord vers le fossé où Paul est tombé, à quoi pense-t-elle à ce moment-là, à quoi, elle est dans la position exacte du tireur qui a peut-être abattu Paul, sous le même toit, un fusil identique sous l’aisselle, elle observe les détails du poste croate à huit cents mètres de là, si précis dans le réticule qu’il n’y a qu’à tendre le bras pour les toucher, il n’y a plus de cadavre dans le fossé, elle voit la gerbe de fleurs jaunes gelées qu’elle y a déposée, imagine-t-elle le corps de Paul, est-ce que comme Intissar la Palestinienne elle pleure je ne crois pas, elle reste silencieuse, ses longs cheveux dorés caressent le bois verni de l’arme, Athéna la perverse lui a donné la possibilité de voir ce que personne n’a vu, le côté obscur, la main même de la mort son œil appuyé contre la lentille son souffle précis, Sandra laisse le fusil, un soldat serbe le reprend, sait-il qui elle est sans doute pas, ils redescendent l’échelle, reprennent leur voiture après avoir remercié les Serbes de leur hospitalité, sur le siège arrière de la bagnole Sandra ne sait plus qui a tué Paul, si ce sont les mercenaires de Rózsa les tchetniks ou la déesse elle-même, elle doute, Stéphanie est émue aux larmes, je me sers un grand coup de gnôle l’enquête continue, John Sweeney interroge ensuite Frenchie, l’adjoint gallois d’Eduardo Che Rózsa à la brigade internationale, pas le mauvais bougre, un soldat, il me rappelle Vlaho avec ses dents mal alignées, je me demande si nous, nous aurions buté un journaliste en cas de besoin, très certainement, après tout un photographe est un genre d’espion vendu au plus offrant, un parasite qui vit de la guerre sans la faire, tous ces types free-lance étaient comme nous, jeunes et inexpérimentés au début du conflit, comme nous ils tremblaient de trouille sous les obus des chars yougoslaves, pour la plupart c’était leur premier reportage, leur premier contact avec la guerre comme nous ils voyaient leurs premiers cadavres comme nous ils roulaient des mécaniques devant leurs camarades et échangeaient des récits gonflés, exagérés, à qui aurait vu le plus d’horreurs, à qui aurait frôlé la mort de plus près, je ne regarde pas l’écran je suis plongé dans mes souvenirs j’ai compris qu’on ne saurait pas qui a tué Paul Jenks qu’on ne saurait jamais je continue à boire en laissant Stéphanie à son dégoût des mercenaires des soldats du grésil slavon à la fin de la bande elle reste un moment silencieuse elle hésite à me poser des questions elle ne sait pas par où commencer elle réalise soudain quelque chose elle dit alors tu as tué des gens ? et j’en tombe des nues, cette intelligence cultivée est incapable d’admettre qu’elle aussi est touchée indirectement par la violence, aspergée par mes actions, la fonctionnaire qui prépare les options stratégiques de l’armée française ne se rend pas compte de ce qu’il y a à l’autre bout de son travail, non, j’ai passé quelques mois à ramasser des champignons en chantant des chansons paillardes , je sens une rage sourde monter en moi, qu’est-ce qu’elle veut savoir au juste, mais… combien ? ça me rappelle ces amours adolescentes, quand on se demande “tu as couché avec combien de types, toi ?” je n’en sais rien , Stéphanie est têtue, elle a un regard de juge, elle insiste, beaucoup ? je réponds la vérité, je n’en sais rien, c’est impossible à savoir , et elle ignore tellement de quoi je parle qu’elle pense voir sur mes épaules des milliers de cadavres, tout d’un coup, elle imagine que je suis Franz Stangl ou Odilo Globocnik, elle a des larmes de colère dans les yeux, elle se sent trompée, elle découvre que son amant est un assassin, je m’envoie le fond de mon verre, cul sec, et m’en ressers un autre, tu es un tueur alcoolique , dit-elle entre deux sanglots et elle se met à rire, à rire et à pleurer en même temps, puis elle se calme, elle se calme sèche ses pleurs et dit ça alors, ça alors , elle se reprend, les choses font leur chemin dans son cerveau, c’est une pragmatique, elle est curieuse, elle veut savoir, elle veut comprendre, elle veut se mettre à ma place elle insiste et et ça fait quoi de tuer quelqu’un ? avec une petite voix hésitante, presque suppliante, alors j’explose, je pense à Lowry et Margerie en Sicile, je lui dis tu vas voir, je me lève j’attrape le 7,65 yougoslave dans l’armoire Stéphanie est éberluée en bon prestidigitateur je lui présente l’arme je lui montre les cartouches dans le magasin j’actionne la culasse je relève la sécurité je lui dis tu vois il y a une balle dans la chambre elle est paralysée de trouille je m’approche d’elle je dis tu veux savoir ce que ça fait de tuer quelqu’un ? alors je l’agrippe par le poignet je lui mets le flingue dans la main elle ne réagit pas je passe mon doigt avec le sien dans le pontet elle ne comprend pas elle est paralysée par la peur et la surprise je me colle le canon dans la bouche Stéphanie crie non non non elle se débat je fais pression sur son index elle appuie malgré elle sur la détente en hurlant noooon par réflexe elle m’envoie un gauche du tonnerre de Zeus dans la mandibule le pistolet fait clic et c’est tout, il tombe lourdement sur le parquet, Stéphanie s’effondre aussi, elle hoquette en sanglotant, on dirait qu’elle va vomir, elle est repliée en chien de fusil par terre ses cheveux cachent son visage et je m’en vais, je la laisse comme ça allongée contre le petit Zastava noir sans aiguille de percussion, pour descendre les escaliers en courant la rue en courant le pont sur le cimetière de Montmartre en courant et ainsi de suite jusqu’à la place de Clichy sans même m’apercevoir qu’il pleuvait j’arrive trempé dans un bar une douleur cuisante à la mâchoire je commande un calva que je m’enfile cul sec, je reprends mes esprits — je reprends mes esprits au milieu des ivrognes, pendant que le juke-box joue My Way chanté par Claude François, quelle connerie, qu’est-ce qui m’a pris, et c’est mon tour d’y aller de mes grosses larmes poisseuses, debout au comptoir, au milieu d’une chorale de poivrots qui reprennent en chœur comme d’habituuuude , la culpabilité m’envahit encore maintenant, mille cinq cents kilomètres et des mois plus loin, tout ne peut pas être mis sur le compte de l’alcool, quel dieu sournois m’a soufflé cette idée, cette farce macabre et violente, Stéphanie persuadée que mon crâne allait voler en éclats jusqu’à en tacher le plafond, Sandra Balsells l’œil dans la lunette, Intissar en train de laver le corps de Marwan, Malcolm Lowry les mains autour du cou de sa femme, quel voyage, le train ralentit, nous sommes dans une banlieue de Florence la sublime, capitale de la beauté et du tourisme — les musées même celui de la galerie des Offices exhalent toujours un parfum mortuaire, des œuvres, des œuvres figées dans le temps et l’espace accrochées à un clou ou posées sur le sol, des œuvres plus ou moins macabres comme les décapitations du Caravage ou les êtres humains empaillés, au musée du Caire Nasser interdit à la foule des touristes de voir les momies des pharaons, ces petits hommes desséchés par le temps leurs organes précieusement conservés dans des vases en albâtre, depuis son adolescence Nasser trouvait indigne que les étrangers colonialistes viennent satisfaire leur curiosité devant les restes embaumés des glorieux pères de l’Egypte, imaginez, disait-il, qu’une bande d’archéologues arabes souhaite déterrer les rois de France dans la cathédrale Saint-Denis pour exposer leurs cercueils et leurs ossements les plus intimes à la vue de tous, il me semble que le gouvernement français s’y opposerait, c’est probable, après tout la tête de Louis XVI fut bien brandie place de la Concorde mais on ne l’a plus revue depuis, les momies égyptiennes sont donc enfermées dans une grande pièce interdite au public, sauf celle de Tout ankh amon et son sarcophage en bois — en revanche les Egyptiens n’ont pas cette délicatesse avec les dizaines d’animaux emmaillotés il y a trois mille ans, ibis, chiens et chacals, chats, hirondelles, couleuvres et cobras, veaux et taureaux, faucons, babouins, perches et silures, tout un zoo préservé dans les bandelettes de lin et la résine encombre le musée du Caire, digne et poussiéreux comme une vieille Anglaise, un musée d’histoire naturelle, autrefois dans ce genre d’établissement on n’hésitait pas à exposer des hommes naturalisés, j’ai lu je ne sais plus où qu’une petite ville d’Espagne au bord de la mer possédait encore il y a peu un guerrier bushman vieux de cent cinquante ans, dans une cage de verre, avec lance et attirails, la peau stuquée était régulièrement repeinte d’un noir d’ébène ce qui lui valait le sobriquet d’ el Negro , le nègre, il trônait entre deux fœtus humains nageant dans le formol, en compagnie d’une vache à deux têtes et d’un mouton à cinq pattes, le Bushman avait été acheté à Paris à l’entreprise de naturalisation Verreaux fils qui fournissait la moitié des musées d’Europe en spécimens et espèces diverses, el Negro déterré clandestinement le lendemain de son inhumation au Botswana fut expédié à Paris par bateau en compagnie de nombreux squelettes du même cimetière, après avoir été éviscéré sa peau séchée au sel son corps enduit d’une préparation spéciale, empaillé en France il intéressa immédiatement un vétérinaire qui l’installa en 1880 parmi sa collection, je ne sais plus où près de Barcelone, au bord de la Méditerranée, et le gentil nègre avec sa lance et un pagne d’occasion fit le ravissement de générations d’écoliers catalans, car il mesurait un mètre trente-cinq, plus ou moins comme eux et j’imagine les enfants jouer à chasser des lions dans la cour après l’avoir vu, pendant près de cent ans : épousseté, réparé, repeint el Negro fut oublié au fond d’un musée de province jusqu’à ce qu’un jour on décidât de le rendre à sa sépulture, par décence, il fallut une campagne internationale pour que le musée d’histoire naturelle en question accepte de se séparer du fleuron de sa collection, mais le Bushman finit par retrouver le chemin de l’Afrique, en avion, le gouvernement du Botswana organisa des funérailles nationales à ce guerrier inconnu dont la dépouille repose maintenant auprès des siens — à Florence la noble bien sûr pas de nègre empaillé dans la galerie des Offices, pas de momies animales ou humaines, des images des statues des dieux des déesses des saints toute la noblesse de la représentation, depuis les bustes de proportions parfaites jusqu’aux cheveux dorés de Botticelli, un des musées les plus courus d’Italie, où trône l’égide du Caravage, visage sanguinolent de Gorgone sur un bouclier rond, une tête décollée aux yeux fous, les serpents remuent encore dans la crinière de Méduse, Stéphanie à la solide culture aimait-elle Caravaggio obsédé par les têtes tranchées et le sang, peut-être, toujours cette curiosité de la mort, ce désir de voir la sienne dans celle des autres, de deviner, de percer le secret de l’instant ultime comme le Caravage se représente lui-même dans le visage douloureux de la Gorgone au cou coupé, Stéphanie curieuse de mes exploits guerriers, de mon courage ou de ma lâcheté, Stéphanie étendue sur le sol, brisée de peur et de larmes, aux côtés de mon 7,65 inutile abandonné sur le parquet, a-t-elle eu la réponse à sa question, était-ce réellement ce qu’elle me demandait, je suis obscur à moi-même, bringuebalé par le Destin comme un convoi dans ce tunnel où luisent des traces d’humidité sur le béton noirci du sous-sol de Florence

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