« Une autre vie est possible, susurre-t-elle. Emmène-moi. »
Il se rhabille. Les yeux veloutés, les joues fraîches.
« À vendredi. Mon amour. »
Vendredi elle lui dira que tout est fini. Tout, lui et le reste. Elle trouvera une excuse radicale, quelque chose contre quoi aucun d’eux ne peut lutter. Elle dira qu’elle est enceinte, qu’elle est malade, que Richard l’a confondue.
Elle lui dira qu’elle commence une nouvelle vie.
« Bonjour, Richard.
— Sophie ? Bonjour. »
La femme de Xavier se tient sur le pas de la porte. Elle est très maquillée et s’est habillée avec soin. Elle serre nerveusement la bandoulière de son sac.
« J’aurais dû téléphoner mais il aurait fallu que je t’explique pourquoi, je ne voulais pas t’imposer ça par téléphone. Je peux repasser si tu veux, je…
— Non, non, viens, entre, assieds-toi. »
Sophie entre dans l’appartement. Elle aide Richard à se recoucher. Elle pose les béquilles contre le mur et s’installe en face de lui, dans le fauteuil bleu.
« C’est à propos de Xavier.
— Oui ?
— Et d’Adèle.
— D’Adèle.
— Hier soir, nous avions des amis à dîner. Ils étaient en retard et j’ai voulu regarder mes messages, pour voir s’il y avait un problème. » Elle avale sa salive. « J’ai le même téléphone que Xavier. Il l’avait laissé sur la table, dans l’entrée, et je l’ai pris. Je me suis trompée, sans faire exprès je te jure. Jamais je n’aurais pu… Bref, je l’ai lu. Un message de femme. Très explicite. Sur le coup je n’ai rien dit. J’ai attendu les invités, j’ai servi à dîner. On a passé une bonne soirée d’ailleurs, je pense que personne ne s’est douté de rien. Quand ils sont partis, j’ai affronté Xavier. Il a nié pendant dix minutes. Il a prétendu que c’était une patiente qui le harcelait, une folle dont il ne connaissait même pas le nom. Et puis il a tout avoué. Ça l’a même soulagé, je crois, je n’arrivais plus à l’arrêter. Il dit qu’il n’a pas pu s’en empêcher, que c’est passionnel. Il dit qu’il est amoureux d’elle.
— Amoureux d’Adèle ? » Richard éclate d’un rire sardonique.
« Tu ne me crois pas ? Tu veux voir le message ? Je l’ai, si tu veux. »
Richard se penche lentement vers le téléphone que lui tend Sophie et déchiffre le message comme un enfant, syllabe par syllabe. « J’ai tellement hâte de m’échapper. J’étouffe sans toi. Vivement mercredi. »
« Ils ont prévu de se voir mercredi. C’est lui qui m’a parlé d’Adèle. C’est lui qui a dit que c’était elle. Si tu savais comme il en parle, c’est… »
Sophie éclate en sanglots. Richard voudrait qu’elle s’en aille. Sur-le-champ. Elle l’empêche de penser. Elle l’empêche d’avoir mal.
« Il sait que tu es là ?
— Oh non, je ne lui ai rien dit. Ça l’aurait rendu fou. Moi-même, je ne sais pas ce que je fais là. Jusqu’au dernier moment j’ai hésité, j’ai failli rebrousser chemin. C’est tellement ridicule, tellement humiliant.
— Ne lui dis rien. Surtout ne dis rien. S’il te plaît.
— Mais…
— Dis-lui qu’il doit régler cette histoire, prendre le temps de rompre. Elle ne doit pas savoir que je suis au courant. Surtout pas.
— D’accord.
— Promets-le-moi.
— Je te le promets, Richard. C’est promis, oui.
— Et maintenant, il faut que tu t’en ailles.
— Bien sûr. Oh, Richard, mais qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va devenir ?
— “On” ? On ne va rien devenir du tout. On ne se reverra plus jamais, Sophie. »
Il ouvre la porte.
« Tu sais, c’est Xavier qu’il faut plaindre. Pardonne-lui, va. Enfin, fais ce que tu veux, ça ne me concerne pas. »
Pour un enfant, les téléphones à clapet sont très amusants. Ils s’allument quand on les ouvre. On peut les faire claquer et se pincer les doigts. C’est Lucien qui a trouvé le téléphone blanc. Adèle était sortie acheter un tabouret pour que Richard puisse prendre sa douche. Elle a appelé depuis Castorama. « Ici, ils n’en ont pas, je vais essayer au Monoprix. » Lucien jouait dans le salon, le téléphone à clapet à la main.
« C’est à qui ce téléphone, mon chéri ? Tu l’as trouvé où ?
— Où ? » répète l’enfant.
Richard lui prend le téléphone des mains.
« Allô ? Allô ? On appelle maman ? »
Lucien rit.
Richard regarde le téléphone. Un vieux machin. Quelqu’un a pu l’oublier ici. Un ami qui serait passé. Lauren ou même Maria, la baby-sitter. Il l’ouvre. Il y a une photo de Lucien comme fond d’écran. Une photo de Lucien nouveau-né, endormi sur le canapé, le corps recouvert par un gilet d’Adèle. Richard s’apprête à le refermer.
Il n’a jamais fouillé dans les affaires de sa femme. Adèle lui a raconté que, quand elle était adolescente, Simone avait l’habitude d’ouvrir son courrier et de lire les lettres de ses amoureux. Pendant qu’elle était en cours, sa mère fouillait dans les tiroirs de son bureau et une fois elle avait trouvé, sous le matelas, le ridicule journal intime qu’Adèle tenait. Elle avait fait sauter le cadenas avec la pointe d’un couteau et elle en avait lu le contenu, le soir même, au cours du dîner. Elle riait à se rompre la mâchoire. De grosses larmes, moqueuses et grasses, coulaient sur ses joues. « Est-ce que ce n’est pas ridicule ? Kader, dis, ce n’est pas ridicule ? » Kader n’avait rien dit. Mais il n’avait pas ri non plus.
Pour Richard, cet épisode expliquait en partie le caractère d’Adèle. Son soin à tout ranger, son obsession pour les serrures. Sa paranoïa. Il se disait que c’était à cause de cela qu’elle dormait, son sac collé de son côté du lit, son carnet noir coincé sous l’oreiller.
Il regarde le téléphone. Sur la photo de Lucien s’affiche la mention « message non lu ». Une enveloppe jaune clignote. Richard lève le bras pour échapper à Lucien qui veut saisir le joujou. « Je veux le téléphone, hurle Lucien. Je veux allô ! »
Richard lit le message. Celui-là et les suivants. Il revient au répertoire. Fait défiler la liste étourdissante de noms masculins.
Adèle ne va pas tarder. C’est tout ce à quoi il pense. Elle va rentrer et il ne veut pas qu’elle sache.
« Lucien, où as-tu trouvé le téléphone ?
— Où ?
— Où, chéri, il était où le téléphone ?
— Où ? » répète l’enfant.
Richard le saisit par les épaules et le secoue en criant :
« Il était où, Lulu ? Il était où, ce téléphone ? »
L’enfant dévisage son père, sa bouche se tord et de son doigt potelé, la tête basse, il désigne le canapé.
« Là. Sous.
— En dessous ? »
Lucien hoche la tête. Richard prend appui sur ses mains et se jette par terre. Le plâtre cogne contre le parquet. Il se couche, tourne la tête et voit, sous le canapé, des enveloppes, un gant en cuir rose et la boîte orange.
La broche.
Il saisit ses béquilles et fait glisser le bijou vers lui. Il transpire. Il a mal.
« Lucien, viens, on va jouer. Tu vois papa est par terre, on va jouer au camion. Tu veux ? Tu veux jouer avec moi ? »
Il dort avec elle. Il la regarde manger. Il écoute le bruit de l’eau quand elle prend sa douche. Il l’appelle au bureau. Il lui fait des remarques sur ses vêtements, sur son odeur. Tous les soirs, il lui demande, d’une voix volontairement agaçante : « Qui tu as vu ? Tu as fait quoi ? Tu rentres tard dis donc. » Il a refusé d’attendre le week-end pour faire les cartons et il sait que ça la rend folle. Qu’elle craint, jour après jour, qu’il ne tombe, malgré ses infinies précautions, sur un document, une preuve, une faute. Il a signé la promesse de vente pour la maison et Adèle a paraphé les documents. Il a engagé des déménageurs et payé les arrhes. Il s’est occupé de l’inscription de Lucien à l’école.
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