Depuis que Lucien est en vacances, Adèle déroule un matelas en mousse dans l’allée de tilleuls. Elle prépare un pique-nique puis ils font la sieste à l’ombre des arbres. Lucien se couche contre elle et il s’endort, en lui faisant promettre qu’ils referont demain la sieste dehors. Les yeux pleins de ciel, les pupilles froissées par le léger mouvement des feuilles, Adèle promet.
« Christine ? Christine, vous m’entendez ? » hurle Richard.
La secrétaire, une blonde au visage de chouette albinos, entre dans le bureau.
« Pardon, docteur, j’étais en train de chercher le dossier de Mme Vincelet.
— Est-ce que vous pourriez appeler ma femme ? Je n’arrive pas à la joindre.
— J’appelle chez vous, docteur ?
— Oui, s’il vous plaît, Christine. Et sur son portable aussi.
— Elle est peut-être sortie. Avec ce temps magnifique…
— Appelez-la, Christine, s’il vous plaît. »
Le bureau de Richard se situe au premier étage de la clinique, en plein centre-ville. En quelques mois, le docteur Robinson a séduit une patientèle fidèle, qui apprécie son dévouement et sa compétence. Il consulte trois jours par semaine et opère le jeudi et le vendredi matin.
Il est onze heures et la matinée a été particulièrement chargée. Richard ne l’a pas dit à la mère du petit Manceau mais les symptômes que présente son fils sont très inquiétants. Il a de l’intuition pour ces choses-là. Et puis M. Gramont n’a pas voulu décoller de son fauteuil. Richard a eu beau lui répéter qu’il n’était pas dermatologue, il a tenu à lui montrer ses grains de beauté, lui soutenant avec autorité que tous les médecins sont des voleurs et qu’on ne la lui fera pas.
« Elle ne répond pas, docteur. J’ai laissé un message, j’ai demandé qu’elle vous rappelle.
— Comment ça, elle ne répond pas ? Ce n’est pas censé être possible ! Merde ! »
La chouette fait rouler ses yeux ronds.
« Je ne savais pas, vous ne m’aviez pas dit…
— Excusez-moi, Christine. J’ai très mal dormi. M. Gramont m’a poussé à bout. Je ne sais pas ce que je raconte. Faites entrer le prochain patient, je vais me laver les mains. »
Il se penche vers le lavabo et plonge ses mains sous l’eau froide. Sa peau est sèche et couverte de petites croûtes à force d’être lavée. Il fait mousser le savon, frotte frénétiquement ses mains en les faisant tourner l’une sur l’autre.
Il s’assoit, les bras sur l’accoudoir de son fauteuil, les jambes tendues. Lentement, il plie ses genoux qui, plus de six mois après l’accident, lui paraissent encore rouillés. Il sait qu’il boite toujours un peu même si tout le monde dit que cela ne se voit pas. Sa démarche est lente, intranquille. La nuit, il rêve qu’il court. Des rêves de chien.
Il écoute à peine la patiente qui vient de s’asseoir en face de lui. Une femme de cinquante ans, anxieuse, coiffée en chignon pour masquer sa calvitie. Il l’invite à s’allonger sur la table d’examen et pose les mains sur son abdomen. « Là, c’est douloureux ? » Il ne remarque pas qu’elle est déçue quand il lui dit : « Tout va bien, rien de grave en tout cas. »
À quinze heures, il quitte la clinique. Il conduit très vite sur la route en lacets. À l’entrée de la maison, la voiture dérape sur les graviers. Il doit s’y prendre à deux fois. Il recule, prend son élan et accélère pour pénétrer dans le parc.
Adèle est couchée dans l’herbe. Lucien joue à côté d’elle.
« Je n’arrête pas de t’appeler. Pourquoi tu ne réponds pas ?
— On s’est endormis.
— Je croyais qu’il t’était arrivé quelque chose.
— Mais non. »
Il lui tend la main et l’aide à se lever.
« C’est ce soir qu’ils viennent dîner.
— Oh, tu ne veux pas annuler ? On reste tous les trois, nous serons tellement mieux.
— Non, on ne peut pas annuler au dernier moment. Ça ne se fait pas.
— Il faut que tu m’emmènes faire les courses alors. Je ne peux pas marcher jusque là-bas. C’est trop loin. »
Elle entre dans la maison. Il l’entend claquer une porte.
Richard s’approche de son fils. Il passe sa main dans ses cheveux bouclés, l’attrape par la taille. « Tu es resté avec maman aujourd’hui ? Qu’est-ce que vous avez fait, raconte-moi. » Lucien essaie d’échapper à son emprise, ne répond pas, mais Richard insiste. Il regarde tendrement le petit espion et lui repose la question. « Vous avez joué ? Vous avez fait des dessins ? Lucien, raconte-moi ce que vous avez fait. »
Adèle a installé la table dans le jardin, à l’ombre de l’arbre à mirabelles. Elle a changé deux fois de nappe et elle a mis un bouquet au centre, avec des fleurs du jardin. Les fenêtres de la cuisine sont ouvertes mais l’air est brûlant. Lucien est assis sur le sol, aux pieds de sa mère. Elle lui a donné une petite planche et un couteau en plastique et il coupe une courgette bouillie en tout petits morceaux.
« C’est comme ça que tu t’habilles ? »
Adèle porte une robe bleue, à imprimés fleuris, dont les fines bretelles se croisent dans le dos, dévoilant ses épaules et ses bras maigres.
« Tu as pensé à mes cigarettes ? »
Richard sort un paquet de sa poche. Il l’ouvre et tend une cigarette à Adèle.
« Je le garde là, dit-il en tapotant son pantalon. Ça t’incitera à moins fumer.
— Merci. »
Ils s’assoient sur le banc que Richard a fait installer contre le mur extérieur de la cuisine. Adèle fume sa cigarette en silence. Lucien replante consciencieusement la courgette bouillie dans la terre. Ils observent la maison des Verdon.
Au début du printemps, un couple est arrivé de leur côté de la colline. L’homme, d’abord, a fait plusieurs allers-retours pour visiter la maison. Depuis la fenêtre du petit bureau, Adèle pouvait le voir discuter avec Émile, le jardinier, avec M. Godet, l’agent immobilier, puis avec des entrepreneurs chargés d’éventuels travaux. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, très bronzé, athlétique. Il portait un pull de couleur vive et s’était sans doute acheté ces bottes en plastique neuves pour l’occasion.
Un samedi, un camion s’est garé sur la petite route en pente que les Robinson étaient jusque-là les seuls à emprunter. Adèle et Richard, assis sur le banc, ont observé le couple s’installer dans la maison.
« Ce sont des Parisiens. Ils ne viennent que le week-end », a précisé Richard.
C’est lui qui est allé à leur rencontre, un dimanche après-midi. Il tenait Lucien par la main, il a traversé la rue et s’est présenté. Il leur a proposé de leur rendre service. De jeter un œil sur la maison de temps en temps. De les appeler en cas de problème. Et en partant, il les a invités à dîner. « Prévenez-moi dès que vous savez quel week-end vous serez là, ma femme et moi serons ravis de vous recevoir. »
« Et qu’est-ce qu’ils font dans la vie ?
— Il est opticien, je crois. »
Les Verdon traversent la rue. La femme tient une bouteille de champagne à la main. Richard se lève, passe son bras autour de la taille d’Adèle et les salue. Lucien s’est accroché à la jambe de sa mère. Il enfonce son nez dans sa cuisse.
« Bonjour, toi. » La femme se penche vers l’enfant. « Tu ne me dis pas bonjour ? Je m’appelle Isabelle. Et toi comment tu t’appelles ?
— Il est timide, s’excuse Adèle.
— Oh, ne vous en faites pas. J’en ai eu trois, je sais ce que c’est. Profitez ! Les miens refusent de quitter Paris. Passer le week-end avec leurs vieux parents ne les intéresse plus vraiment. »
Adèle rejoint la cuisine. Isabelle lui emboîte le pas mais Richard la retient. « Venez vous asseoir. Elle n’aime pas qu’on rentre dans sa cuisine. »
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