Levy Marc - Un sentiment plus fort que la peur

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Andrew courut jusqu'à la Sixième Avenue, s'engouffra dans le métro, prit la ligne D et ressurgit, un quart d'heure plus tard, de la station West 4th Street. De là, il rejoignit le Henrietta Hudson Bar qu'il connaissait bien pour sa carte de cocktails. Il commanda un ginger ale au barman et alla s'installer sur un tabouret derrière la vitre. Observant le carrefour de Morton et d'Hudson, il se demanda ce qui lui laissait imaginer que la jeune femme en quittant la bibliothèque rentrerait directement chez elle et surtout ce qui l'avait incité à venir jusqu'ici, alors que cela n'avait aucun sens. Après avoir assez longuement considéré la question, il en conclut que l'ennui était en train d'avoir raison de lui. Il régla sa boisson et partit retrouver Simon qui devait s'apprêter à quitter son garage.

Quelques minutes après son départ, la voiture de maître déposait Suzie Baker en bas de chez elle.

*

Le rideau de fer était baissé. Andrew poursuivit son chemin et reconnut la silhouette de Simon, penché sous le capot d'une Studebaker garée un peu plus loin dans la rue.

– Tu tombes bien, dit Simon. Je n'arrive pas à la faire démarrer et, seul, impossible de la pousser dans le garage. Je me rongeais les sangs à l'idée de la laisser toute la nuit dehors.

– J'envie tes inquiétudes, mon vieux.

– C'est mon gagne-pain, alors oui, j'y fais attention.

– Tu ne l'as toujours pas vendue, celle-là ?

– Si, et reprise à un collectionneur qui m'a acheté une Oldsmobile 1950. C'est comme ça qu'on fidélise sa clientèle dans mon métier. Tu m'aides ?

Andrew se positionna à l'arrière de la Studebaker pendant que Simon la poussait, la main, par la vitre baissée, posée sur le volant.

– Qu'est-ce qu'elle a ? demanda Andrew.

– Je n'en sais rien, je verrai avec mon mécano demain.

La voiture à l'abri, ils allèrent dîner chez Mary's Fish Camp.

– Je vais me remettre au boulot, annonça Andrew en s'attablant.

– Il était temps.

– Et je vais rentrer chez moi.

– Rien ne t'y oblige.

– Si, toi.

Andrew passa sa commande auprès de la serveuse.

– Tu as eu de ses nouvelles ?

– De qui ? répondit Simon.

– Tu sais très bien de qui.

– Non, je n'ai eu aucune nouvelle d'elle, et pourquoi en aurais-je ?

– Je ne sais pas, j'espérais, c'est tout.

– Tourne la page, elle ne reviendra pas. Tu lui as fait trop de mal.

– Une soirée d'ivresse et un aveu stupide, tu ne crois pas que j'en ai assez payé le prix ?

– Je n'y suis pour rien, c'est à elle qu'il faut raconter ça.

– Elle a déménagé.

– Je l'ignorais, mais toi, comment le sais-tu, si tu n'as aucune nouvelle d'elle ?

– Il m'arrive de passer en bas de chez elle.

– Comme ça, par hasard ?

– Oui, par hasard.

Andrew regarda par-delà la vitrine les fenêtres éteintes de son appartement de l'autre côté de la rue.

– Je n'y peux rien, c'est plus fort que moi. Il y a des lieux qui réveillent la mémoire. Les instants que j'ai vécus avec elle sont les plus heureux de ma vie. Je vais sous ses fenêtres, je m'installe sur un banc et je me les rappelle. Parfois, je nous vois tous les deux, comme deux ombres du soir, entrant dans son immeuble, les bras chargés des courses que nous étions allés faire à l'épicerie du coin. J'entends son rire, ses railleries, je regarde l'endroit où elle laissait presque toujours tomber un paquet en cherchant ses clés. Parfois, même, je quitte mon banc, comme pour aller le ramasser, avec l'espoir absurde que la porte de l'immeuble s'ouvrira et que la vie reprendra son cours là où tout s'est arrêté. C'est idiot, mais ça me fait un bien fou.

– Et tu fais ça souvent ?

– Il est bon, ton poisson ? répondit Andrew en plantant sa fourchette dans l'assiette de Simon.

– Tu passes en bas de chez elle combien de fois par semaine, Andrew ?

– Le mien est meilleur, tu as fait le mauvais choix.

– Tu ne peux pas continuer à te lamenter sur ton sort. Ça n'a pas marché entre vous, c'est triste, mais ce n'est pas la fin du monde non plus. Tu as la vie devant toi.

– J'en ai entendu des platitudes, mais alors « tu as la vie devant toi », c'est le pompon.

– Tu veux me donner des leçons après ce que tu viens de me raconter ?

Puis Simon l'interrogea sur sa journée, et pour donner le change, Andrew lui confia avoir fait la connaissance d'une lectrice à la bibliothèque.

– Tant que tu ne vas pas l'espionner assis sur un banc en bas de chez elle, je trouve que c'est plutôt une bonne nouvelle.

– Je me suis planqué dans un bar au coin de sa rue.

– Tu as fait quoi ?

– Tu m'as très bien entendu, et ce n'est pas ce que tu crois ; quelque chose m'intrigue chez cette femme, je ne parviens pas encore à savoir quoi.

Andrew régla l'addition. Charles Street était déserte, un vieil homme promenait son labrador, l'animal claudiquait autant que son maître.

– C'est fou, la ressemblance entre les chiens et leurs propriétaires, s'exclama Simon.

– Oui, tu devrais t'acheter un cocker. Allez viens, rentrons, c'est la dernière nuit que je passe sur ton canapé déglingué. Demain, je lève le camp, c'est promis. Et je ne poireauterai plus sous les fenêtres de Valérie, je te le promets également. De toute façon, elle aussi a levé le camp. Tu sais ce qui me tue, c'est quand j'imagine qu'elle est probablement partie pour emménager avec un autre homme.

– C'est pourtant tout le mal que tu pourrais lui souhaiter, non ?

– L'idée que ce soit à un autre qu'elle fasse ses confidences, qu'elle s'occupe de lui, lui demande comment s'est déroulée sa journée, qu'elle partage avec lui les moments qui nous appartenaient... je n'y arrive pas.

– C'est de la jalousie mal placée et elle mérite mieux que ça.

– Ce que tu m'emmerdes avec tes leçons.

– Peut-être, mais il faut bien que quelqu'un te fasse la morale, regarde-toi.

– Possible, mais pas toi Simon, surtout pas toi.

– D'abord, rien ne te dit qu'elle soit avec quelqu'un, rien ne te dit non plus que si c'était le cas, elle soit heureuse avec lui. On peut être avec quelqu'un pour fuir sa solitude, on peut partager son quotidien pour digérer une rupture en continuant d'entretenir le souvenir d'un autre. On peut parler à quelqu'un en écoutant la voix d'un autre, regarder quelqu'un dans les yeux en voyant ceux d'un autre.

– Eh ben tu vois mon Simon, c'est exactement ça que j'avais besoin d'entendre. Et comment tu sais ces choses-là, toi ?

– Parce que ça m'est arrivé, imbécile.

– D'être avec une femme alors que tu pensais à une autre ?

– Non, d'être avec une femme qui en aimait un autre, de jouer les doublures et, quand on est amoureux, c'est très douloureux. On sait, mais on feint d'ignorer, jusqu'au jour où cela vous devient insupportable, ou jusqu'à ce qu'elle vous mette dehors.

La nuit se rafraîchit, Simon eut un frisson, Andrew le prit par l'épaule.

– On est bien tous les deux, souffla Simon. Demain, rien ne t'oblige si tu ne te sens pas tout à fait prêt. Je peux dormir de temps en temps sur le canapé et toi, prendre ma chambre.

– Je sais mon vieux, je sais, mais ça ira, j'en suis sûr maintenant. Cela étant, je suis d'accord pour prendre ton lit ce soir. Ce qui est dit est dit !

Et sur ces mots, ils marchèrent jusqu'à l'appartement de Simon, dans le plus grand silence.

5.

L'homme guettait patiemment, adossé à une voiture, en consultant un guide touristique. Lorsque la locataire du troisième étage sortit promener son chien, il jeta le guide et se faufila avant que la porte ne se referme.

Arrivé au dernier étage, il attendit que s'efface le bruit de ses pas et vérifia d'un coup d'œil dans la cage d'escalier que personne ne s'y trouvait. Il repéra la porte 6B, sortit de sa poche un trousseau de crochets et força la serrure.

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