Marc Levy - Ou Es-Tu?

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— Je ne t'accompagnerai à la porte que quand tu resteras plus de quatre heures, comme cela tu le sauras pour ta prochaine visite.

Il se força à esquisser un sourire.

— Tes lèvres, Philip ! On dirait Charlie Brown !

— Tu m'en vois ravi, c'est ta BD préférée !

— Je fais la maligne, mais tu sais...

Elle s'était levée, il prit sa main et la serra dans la sienne.

— Je sais ! Sauve-toi.

Il posa un baiser au creux de sa paume, elle se pencha pour l'embrasser à la commissure des lèvres ; en reculant, elle caressa tendrement sa joue.

— Tu vois que tu vieillis, tu piques !

— Toujours, dix heures après m'être rasé, file, tu vas le rater !

Elle tourna les talons et s'enfuit. Quand elle fut presque arrivée au bout de la rangée, il lui cria de prendre soin d'elle, de faire attention. Elle ne se retourna pas, leva son bras en l'air et secoua la main. La porte en bois brun se referma lentement, avalant sa silhouette. Il resta ainsi attablé une heure encore, bien après que son avion eut disparu dans le ciel. Il prit un bus pour rentrer à Manhattan, la nuit était tombée et il préféra marcher dans les rues de SoHo.

Devant la vitrine de Fanelli's, il hésita à entrer. Au plafond, des gros globes ronds diffusaient une lumière jaune sur les murs patines ; derrière leur cadre en bois, Joe Frazier, Luis Rodriguez, Sugar Ray Robinson, Rocky Marciano et Muhammad Ali veillaient sur la salle où les hommes riaient en engloutissant des hamburgers, où les femmes picoraient des frites du bout des doigts. Il se ravisa, il n'avait pas faim et il rentra chez lui. À Washington, Susan entrait dans sa chambre d'hôtel. Au même moment, dans la sienne, Philip contemplait le lit. Il effleura l'oreiller de droite et retourna dans le living désert, il ne débarrassa pas la table qu'il regarda longtemps en silence, puis il alla passer la nuit couché sur le canapé. Demain il irait déposer le paquet.

3.

10 octobre 1976, Susan,

J'aurais dû t'écrire bien plus tôt mais les mots justes ne me venaient pas, et puis cette impression d'avoir consommé mon quota de conneries à te dire pour cette année, alors j'ai préféré attendre, voilà tout. Est-ce que l'ouragan qui a frappé le Mexique vous a touchés ? La presse relate qu'il y aurait eu près de deux mille cinq cents morts et quatorze mille blessés.

Le Mexique ce n'est pas si loin de toi, et chaque mauvaise nouvelle des régions proches d'où tu vis me fait peur. Je voudrais tellement que tu oublies notre dispute, je n'avais pas le droit de te dire ces choses-là, je ne voulais pas te juger, je suis désolé. Je sais qu'il m'arrive de te provoquer bêtement. C'est mon opiniâtreté qui est imbécile et incontrôlable, comme si mes propos pouvaient t'inciter à revenir, comme si ce que je pensais ou ressentais allait changer le cours de ta vie. Mais il paraît que certaines grandes histoires d'amour commencent par un non-lieu. Écris-moi vite. Donne-moi de tes nouvelles. Tendresses.

Philip

11 novembre, Philip,

J'ai reçu ta lettre, et... tu avais le droit. Tu avais tort, mais tu avais aussi ce droit-là et, quand bien même tu ne le voulais pas, tes mots ont pris la forme d'un jugement. Je ne les oublie pas, au contraire, j'y réfléchis souvent, sinon à quoi servait-il de les prononcer ? Lisa, c'est le nom que porte l'ouragan qui t'inquiétait, nous a épargnés. Les choses sont assez difficiles comme cela, je crois que j'aurais abandonné. Tu sais, ce pays est si particulier. Le sang des morts a déjà séché sous la terre. Sur ces caillots de misère, les survivants ont reconstruit leurs maisons, recomposé ce qui reste de leurs familles et de leurs vies. Je suis venue ici imbue de toutes mes certitudes qui me laissaient croire que j'étais plus intelligente, plus éduquée, plus sûre de tout. Chaque jour que j'ai passé auprès d'eux, je les ai vus plus forts que moi et moi plus faible qu'eux.

Est-ce leur dignité qui leur donne tant de beauté ? Ce r}'est pas comme porter secours à des populations brisées par des combats. Ici, la sale guerre c'est celle du vent et de la pluie. Il n'y a ni bons ni méchants, pas àe parti ni de cause, il n'y a que de l'humanité au cœur d'une détresse incroyable. Et seul leur courage fait renaître la vie au milieu des cendres de l'impossible espoir. Je crois que c 'est pour cela que je les aime, je sais que c'est aussi pour cela que je les admire. J'étais venue ici en les croyant victimes, ils me montrent à chaque instant qu 'ils sont bien autre chose et m'apportent aujourd'hui bien plus que je ne leur donne. À Montclair ma vie n'aurait pas de sens, je ne saurais pas quoi en faire. La solitude rend impatient, c'est l'impatience qui tue l'enfance. Ne prends pas mal ce que je veux te dire, mais j'ai été si seule dans cette adolescence que nous avons partagée du mieux que nous le pouvions. C'est vrai, j'ai été très impétueuse, je le suis toujours. Ce besoin de brûler les étapes me fait vivre à un rythme que tu ne comprends pas, parce qu 'il est différent du tien.

Je suis partie en omettant de te dire quelque chose d'aussi essentiel que tout ça : tu me manques beaucoup Philip, je feuillette souvent les pages de notre album de photos et toutes ces images de nous deux sont précieuses, ces marques du temps sont notre enfance. Pardon d'être comme je suis, impossible à vivre pour l'autre.

Susan

Times Square. Dans le tumulte de la foule qui s'est massée sur la place comme à chaque réveillon, Philip a retrouvé un groupe d'amis étudiants. Quatre grands chiffres viennent d'illuminer la façade de l'immeuble du New York Times. Il est minuit, l'année 1977 vient de naître. Une pluie de confettis se mêle aux baisers des passants. Philip se sent seul au milieu de la multitude. Comme ils sont étranges ces jours où la joie de vivre est programmée dans les calendriers. Une jeune femme longe une barrière, tentant de se frayer un chemin dans cette marée humaine. Elle le bouscule, le dépasse, se retourne et lui sourit. Il lève le bras et agite la main, elle lui répond d'un signe de tête comme pour s'excuser de ne pas pouvoir avancer plus vite. Trois personnes les séparent déjà, elle semble emportée par la crête d'une vague, qui l'entraîne vers le large. Il se faufile entre deux touristes perdus. Par courts instants son visage disparaît pour revenir à la surface quelques secondes plus tard, comme pour y puiser de l'oxygène. Il essaie de ne pas la perdre des yeux. La distance se réduit, elle est presque à portée de voix au milieu de cette foule bruyante. Un dernier coup d'épaule, il est près d'elle et saisit son poignet. Elle se retourne, surprise, il sourit et crie plus qu'il ne lui parle:

— Bonne année, Mary. Si vous me promettez de ne pas me griffer le bras je vous emmène prendre un verre en attendant la marée basse ! Elle lui rend son sourire et hurle 'à son tour :

— Pour quelqu'un qui se disait timide, vous avez fait des progrès !

— C'était il y a plus d'un an, j'ai eu le temps !

— Vous avez beaucoup pratiqué ?

— Encore deux questions dans cette foule et je suis aphone ! Vous accepteriez que l'on se dirige vers un endroit plus calme ?

— J'étais avec des amis mais je crois que je les ai définitivement perdus, nous devions tous nous retrouver Downtown, vous voulez vous joindre à nous ?

Philip acquiesce d'un signe de tête, et les deux naufragés se laissent porter vers le bas de la ville. Au bout de la 7e Avenue ils dérivent sur Blee-cker Street. Un dernier affluent les mène sur la 3e Rue. Au Blue Note où les amis de Mary l'attendent, un pianiste entraîne son public sur des rythmes de jazz qu'aucune epiphanie ne viendra démoder.

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