— Comment veux-tu qu’on t’aime ? grommela-t-il d’une voix faible. On ne peut pas discuter avec toi. Tu n’as plus de raison. Réfléchis un peu. Dis-moi que tu acceptes. Et j’oublierai tout…
Il y eut un silence. La maison attendait.
— Tu es sûr que je ne peux pas t’empêcher de vendre ? dit Isaïe.
— Si tu ne me crois pas, nous irons voir maître Petitfonds ensemble. Il t’expliquera. Il te montrera le livre…
— Et cette vente, ce serait pour quand ?
— Je ne sais pas encore. Le notaire doit téléphoner ce soir.
— À qui ?
— Au monsieur du Nord. Il lui parlera de l’affaire.
— Par téléphone ?
— Oui. Et demain matin, il me donnera la réponse.
— On vendra demain matin ?
— Mais non, grosse bête ! s’écria Marcellin. Demain matin, j’irai simplement revoir maître Petitfonds, et il me dira si, en principe, l’affaire intéresse son client.
— Et si elle l’intéresse ?
— On attendra que le client arrive pour traiter. De toute façon, ce monsieur ne viendra pas dans le pays avant la Noël.
— Et si ça n’intéresse pas ce monsieur ?
— On en cherchera un autre.
— Cela fera du temps ?
— Sans doute.
Isaïe poussa un soupir de soulagement. Le péril s’éloignait.
— Tu as compris maintenant ? demanda Marcellin.
— J’ai compris.
— Et tu dis : oui.
— Je dis : non.
Marcellin lui lança un regard noir et vif comme un jet d’encre. Un moment, il sembla décidé à reprendre la discussion. Puis il fit, avec la main, le geste d’écarter une toile d’araignée, et dit :
— Je ne veux plus te bousculer aujourd’hui. Prends la peine de penser. Peu à peu, tu t’habitueras à l’idée. Et, quand tout sera réglé, tu me remercieras.
— Je te promets de penser, dit Isaïe. Mais ce sera pour rien.
Marcellin prit sa veste pendue à un clou, la jeta sur ses épaules et sortit. Isaïe resta longtemps immobile. Sa bouche s’ouvrait, se refermait. Des larmes coulaient sur ses joues. Un peu plus tard, il se dirigea, en traînant les pieds, vers la porte. Marcellin avait disparu derrière l’épaulement de la route.
— Marcellin, où vas-tu ? cria Isaïe.
Pas de réponse. De rares flocons de neige descendaient du ciel. À demi masquées par le brouillard, les montagnes, immuables depuis des siècles, démentaient la possibilité du moindre changement dans le relief du pays comme dans la vie des hommes. Leur présence était rassurante. De toutes leurs pierres dressées, elles approuvaient Isaïe. Il ramassa une planchette et se mit à la façonner, sans plaisir, avec son couteau : « C’est ce notaire qui lui a fourré des idées en tête !… »
Il rentra dans la maison, prit le papier sur la table et le lut, mot à mot, lentement : « Nul ne peut être contraint… » C’était l’écriture de maître Petit-fonds. Isaïe plia le papier et le glissa dans sa poche :
— Tout est de ma faute… Je n’ai pas su expliquer à Marcellin… Les bonnes paroles m’ont manqué… J’aurais dû lui dire : « Cette maison n’est pas belle, mais nous n’avons pas le droit de la vendre, parce que, s’il était vivant, le père ne l’aurait pas permis… »
Cet argument lui parut irréfutable. Maintenant, il était impatient de revoir son frère pour l’éclairer. Où était Marcellin ? Sans doute était-il allé chez Joseph, pour mêler son dépit dans le vin blanc. C’était sa manière, à lui. Et, après, il était plus furieux encore et malade. Un élan de charité poussa Isaïe sur la route. Il marchait à grands pas dans le frôlement pur de la neige. Ses bras ballaient sur ses cuisses. Il respirait fortement :
— Un gamin ! Il n’a pas bonne conscience…
La neige s’était arrêtée de tomber. Les premières demeures du village apparurent, plus noires et plus basses que d’habitude, sous leur coiffe de poudre blanche. La maison de Marie Lavalloud se tenait à l’écart des autres, accroupie au bord du chemin, avec son porche ouvert pour avaler le chaud et le froid. Un gros chien roux courut, en aboyant, à la rencontre d’Isaïe.
— Isaïe ! Tu viens réparer mon fenil ?
Marie Lavalloud sortait de chez elle, une hotte sur le dos, les reins pliés. Sa bouche édentée souriait gaiement. Ses pommettes étaient roses. Isaïe détourna les yeux. Une vague de honte montait en lui, venait à fleur de peau. Il rougit. Il dit :
— Non. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps. Mais demain…
— Tu es bien pressé ! Tu vas chez Joseph, sans doute ?
— Comment le sais-tu ?
— Tous les hommes y sont.
Il fut pris d’une crainte irraisonnée :
— Tous les hommes ? Pourquoi ?
— Pour discuter. Il y a de quoi, paraît-il ! Moi, je monte au bois, chercher quelques fagots…
Il la regarda s’éloigner, boiteuse et robuste, noire dans le gris du monde. Le gros chien roux la suivait, le nez fureteur, la queue en trompette.
Le village était désert. Du café de Joseph sortait une rumeur de vie. Isaïe poussa le battant et s’arrêta sur le seuil, aveuglé par la pénombre, assourdi par le bourdonnement des voix. Les pipes fumaient. Les visages bougeaient. Des chiens mouillés se séchaient derrière le poêle en fonte. Marcellin était installé devant la grande table, avec Belacchi, Coloz, Rouby et Bardu.
— Entre, Isaïe, tu arrives bien ! cria Joseph. Faites-lui une place. À côté de Marcellin. Faut pas les séparer, ces deux-là !…
Isaïe sourit à la ronde, enjamba le banc et s’assit à la droite de son frère. Le front lourd, l’œil mauvais, Marcellin tournait un verre de vin blanc entre ses doigts.
— Tu n’es pas fâché que je sois venu ? murmura Isaïe.
— Tu es libre, dit Marcellin.
— J’ai déjà réfléchi pour la maison…
— Tu sais la nouvelle, Isaïe ? demanda le maire. Ce matin, à dix heures, une caravane de secours a quitté la ville pour monter là-haut, vers l’avion. Deux cordées de trois. C’est Nicolas Servoz qui les conduit. En cette saison ! Qu’en penses-tu ?
Venu pour parler à son frère, Isaïe se sentit brusquement détourné du but. Il regardait, à droite, à gauche, sans bien comprendre ce que lui voulaient tous ces gens assemblés. Enfin, dominant le tumulte de son esprit, il marmonna :
— Si Nicolas Servoz l’a décidé, c’est qu’il est sûr de passer droit. Il connaît son affaire…
— Il connaît son affaire, dit le gendarme, mais il risque gros !
— Pour risquer gros, oui, il risque gros, dit Isaïe.
— C’est de la folie, s’écria le maire, de jouer la vie de six hommes dans de pareilles conditions ! Si encore il y avait des victimes à sauver ! Mais non. On l’a bien dit à la T.S.F. Rien que des cadavres et des sacs postaux. Ils y vont pour les sacs postaux ! Pour de la paperasse !
Profitant du brouhaha créé par les paroles de Belacchi, Isaïe se pencha vers son frère et lui chuchota à l’oreille :
— Sortons, je te dirai pourquoi je ne veux pas vendre. Je te le dirai si bien, que tu ne pourras pas m’en vouloir. Quand tu es parti, j’ai trouvé les mots.
D’un coup de coude, Marcellin lui ordonna de se taire.
— Ils seront au glacier à quatre heures, dit Joseph.
— Compte cinq heures plutôt, soupira Bardu. Drôle de bivouac ! Et le plus dur sera pour demain.
— Ils auraient pu le faire dans la journée en partant de nuit, dit le maire. Tu l’as bien fait en une journée, Isaïe, dans le temps ?
Isaïe sursauta, délogé de ses préoccupations personnelles. Pour la seconde fois, le fil de sa pensée était rompu. Il courait dans le vide.
— Eh bien ! Isaïe, on te parle ! cria Joseph.
— Oui, dit Isaïe, autrefois, je l’ai fait. Mais c’était en été. Et nous sommes au début novembre. Le plus sale moment. Au-dessus de trois mille, tout est enneigé, verglacé. Et ça empire à vue d’œil. Ils marcheront en aveugles. À mi-cuisse dans le mou. Avec des ponts de neige tout pourris. Le brouillard. Le froid…
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