— À la place de Servoz, je serais passé par la face sud, dit Bardu.
— T’es pas fou ? dit Joseph. C’est tout rocher lisse par là.
— Et alors ?
— En cette saison, autant se couper les doigts avant de partir…
Isaïe tira la manche de Marcellin, à petits coups timides :
— Allons-nous-en. C’est pas en restant chez Joseph que nous nous entendrons comme frères…
Au lieu de répondre, Marcellin vida son verre et s’essuya la bouche avec le revers de la manche.
— Si tu mettais la radio, Joseph ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas encore l’heure des informations, dit Joseph. Dans cinq minutes.
Il avait posé la main sur son poste de T.S.F., le seul de la commune. Tous les regards se tournèrent avec respect vers la petite caisse de bois marron, ornée de boutons en ébonite. Mystérieuse et opaque, elle trônait, près de la cheminée, sur une planchette clouée au mur. Des lambeaux de suie pendaient le long du fil d’antenne.
— De toute façon, on ne saura rien encore, dit le maire.
— Viens, Marcellin, dit Isaïe. Qu’est-ce que ça peut te faire, cet avion ? Viens chez nous. On a trop à se dire…
— Je me fous de l’avion, grogna Marcellin sans desserrer les dents. Mais ici, au moins, je ne suis pas seul avec toi. Et ça me soulage…
Isaïe baissa les paupières. Il lui sembla que du brouillard entrait dans ses poumons, dans sa tête. Autour de lui, les autres parlaient toujours d’avalanches, de surplombs, de tailles, de tirées, vantaient les mérites de Servoz, dénombraient les difficultés de l’expédition. Tout à coup, le maire dit :
— Il est midi juste.
— Tu es sûr ? demanda Joseph, l’œil méfiant.
Il regarda la pendule, puis tira de sa poche des lunettes à monture de métal, les plaça en équilibre sur son gros nez et s’approcha du poste avec componction. Les conversations s’arrêtèrent. Du bout des doigts, Joseph caressait les boutons d’ébonite. Un œil vert s’alluma au fronton de la caisse.
— Il chauffe, dit Joseph. Patientez un peu.
Enfin une voix lointaine, grésillante, se fit entendre.
— Les nouvelles politiques, dit le maire.
Marcellin prit une bouteille de vin sur la table et remplit son verre jusqu’au bord. Isaïe voulut l’empêcher de boire :
— Tu sais que ça te retourne.
— Ce qui me retourne, ce n’est pas le vin, c’est ton entêtement de bourrique !…
— Taisez-vous, là-bas ! gronda Joseph.
Tous attendaient, le regard fixé sur le poste, la respiration contenue. L’homme de la radio parlait sans arrêt, d’une manière fluide, aimable et monotone.
— Ah ! dit Coloz, nous y sommes !…
— Malgré les risques de gel, de brouillard et d’avalanches, dit le commentateur, une caravane de secours, composée de six guides expérimentés, est partie ce matin, à dix heures, sous la conduite du guide-chef Nicolas Servoz, pour tenter de rejoindre les débris de l’avion Blue Flower, de la ligne Calcutta-Londres. Bien qu’il n’y ait pas le moindre espoir de trouver des rescapés sur les lieux du sinistre, un parachutage de vivres et de produits pharmaceutiques a été effectué au-dessus de l’épave. Admirablement équipés et entraînés, les sauveteurs sont munis de ravitaillement, de traîneaux de secours, de postes de radio portatifs et de fusées. Aux dernières nouvelles, les deux cordées, de trois hommes chacune, progressent lentement à cause de la forte épaisseur de neige qui recouvre les pentes. Hier, au cours du match de football qui opposait l’équipe de France à l’équipe d’Angleterre…
Joseph tourna un bouton et la voix se tut.
— C’est tout ? demanda Marcellin.
— Que voulais-tu qu’ils te disent de plus ? répliqua Joseph avec humeur. Demain, sans doute, on sera mieux renseignés.
Les hommes se levaient un à un, hochaient la tête, payaient, se dirigeaient vers la porte :
— Adieu, Joseph.
— On repassera.
— Si tu sais du nouveau…
— Maintenant, nous pouvons rentrer, n’est-ce pas ? demanda Isaïe.
Ils sortirent les derniers. Marcellin marchait, les mains dans les poches, le menton appuyé sur la poitrine. Rien qu’à le voir, Isaïe sentait croître son embarras. Il avait oublié la belle phrase qu’il avait préparée en l’absence de son frère. Comment était-ce donc ? « Le père n’aurait pas permis… Si le père avait vécu… » Comme ils arrivaient devant la maison, il s’arrêta et dit :
— Regarde-la, Marcellin. Tu ne sens pas qu’elle est à nous ?
— Et après ? Nous serons plus heureux quand elle sera à d’autres.
— On pourrait peut-être attendre, voir venir…
— J’ai déjà trop attendu.
— Tu iras chez le notaire demain ?
— Oui. Il faut en finir.
— Et si je ne veux pas, moi, qu’on en finisse ?…
Marcellin serra les mâchoires. De petits os ronds roulaient sous la peau de ses joues. Ils rentrèrent dans la maison et Isaïe prépara le repas, comme il le faisait tous les soirs.
— Isaïe ! Isaïe ! viens vite !
C’était la voix de Bardu, le braconnier. Isaïe, qui travaillait depuis deux heures à réparer le fenil de Marie Lavalloud, se dressa, posa son marteau, cria :
— Qu’est-ce que c’est ?
Le vent de neige, passant entre les planches disjointes, l’empêcha d’entendre la réponse. Une ombre crépusculaire noyait les profondeurs de la grange. Il y avait encore beaucoup à faire pour boucher les trous. Deux faux et trois râteaux étaient pendus à des chevilles de mélèze. Isaïe contourna la masse de foin, se pencha par la trappe et cria de nouveau :
— Qu’est-ce que c’est ?
Puis il se mit à descendre la raide échelle de bois qui menait à la salle basse. Ses genoux tremblaient. Une brusque angoisse avait pénétré son cœur. Depuis la discussion qu’il avait eue avec son frère, il redoutait constamment une mauvaise nouvelle. Ce matin, Marcellin était parti très tôt pour la ville, sans rien dire. Peut-être était-il déjà revenu, accompagné du notaire, du juge, des gendarmes ? Et ces messieurs, réunis au hameau, étaient en train de vendre la maison.
— Nom de nom ! grommelait Isaïe. Nom de nom ! Si c’est ça…
Il dégringola les derniers barreaux et atterrit devant Marie Lavalloud et Bardu. Leurs visages étaient graves. Le braconnier secouait sa vieille tête plissée, rouillée et piquée de poils blancs.
— Alors ? demanda Isaïe.
— Servor… Servoz s’est tué, chuchota Bardu.
Isaïe était si loin de penser à Servoz, qu’il mit un long moment à comprendre ce qu’on lui disait. Il répéta machinalement :
— Tué ?
— Oui… Ce matin… En traversant le glacier… La lèvre d’une crevasse a foiré… Et le voilà précipité au fond par une coulée de neige… Enseveli sous six bons mètres de poudreuse… Quand on l’a dégagé, il était mort…
— Sainte Vierge ! balbutia Marie Lavalloud, mourir ainsi, pour un avion… pour un avion qui n’est même pas de chez nous !
Elle jeta un regard à Isaïe, comme pour l’inviter à donner son avis sur l’événement. Mais Isaïe ne parlait pas, ne bougeait pas.
— Et il a femme et enfants, le pauvre ! reprit Marie Lavalloud. Ça doit faire joli, en ville !
Sa figure ravinée, aux yeux ronds et pâles, tremblait d’indignation. Elle tenait dans une main un couteau, et, dans l’autre, une pomme de terre. Isaïe considérait fixement le couteau, la pomme de terre, et se laissait envahir par la certitude d’une catastrophe sans remède. Avec Servoz, c’était le témoin de ses meilleures années qui changeait de route. Cet homme-là disparu, chacun, dans le pays, devait se sentir un peu plus seul, un peu plus misérable.
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