— Je sais, dit-il, moi aussi, je suis un peu chagrin à l’idée de quitter. Mais, si on veut avancer, il faut se débarrasser des poids morts.
— La maison n’est pas un poids mort, dit Isaïe.
— Si, puisqu’elle ne rapporte rien.
— Et où irai-je habiter, si nous n’avons plus la maison ?
— Dans une autre maison.
— Avec toi ?
— Non, moi, je te l’ai déjà dit, je m’installerai en ville.
Isaïe secoua la tête :
— Comment ferai-je sans toi ? dit-il.
Malgré lui, il pensait à cette nuit où Marcellin était venu au monde. Il se revoyait, tenant dans ses mains une faible masse de chair hurlante, et la mère qui gémissait, plate et nue, sur sa couche aux draps souillés.
— Si tu ne veux pas vivre seul, dit Marcellin, tu n’as qu’à te marier.
Isaïe avait encore le nouveau-né sous les yeux, et c’était le nouveau-né qui parlait ainsi, d’une voix grave, autoritaire.
— Cinquante-deux ans, ce n’est pas vieux, reprit Marcellin. J’en connais une, en tout cas, qui ne ferait pas la grimace : Marie Lavalloud…
La phrase était venue si vite, qu’Isaïe en perdit la respiration. Puis, tout le sang de son corps lui monta au visage.
— Laisse Marie Lavalloud, dit-il.
Or, Marcellin tenait à son idée :
— Elle a cinq ans de plus que toi, mais elle est encore agréable à voir. Solide, propre, courageuse. Sa maison, une fois retapée, serait la plus avenante du village. Toute seule, elle n’arrive pas à faire prospérer son bien. Il lui faut un homme. Tu tournais autour d’elle, il y a trente ans. Tu me l’as raconté toi-même…
C’était vrai. Autrefois, Isaïe avait aimé Marie Lavalloud. Mais sa crainte des femmes l’avait empêché de le lui dire. Elle vivait seule avec ses parents. Elle attendait. Elle pâlissait. Et il n’osait pas. Le père et la mère de Marie étaient morts, à peu de jours l’un de l’autre, et elle était partie pour se placer dans la vallée, comme servante, chez un curé. Longtemps, Isaïe avait souffert, en silence, de cette séparation. Ensuite, l’oubli était venu pour lui, à cause de la montagne, qui le prenait chaque jour davantage. Vingt-neuf ans plus tard, le curé était mort, à son tour, et Marie Lavalloud était retournée au village pour s’installer dans la grande maison vide.
— Quand je la rencontre, dit Marcellin, elle me parle toujours de toi. Tu serais bien avec elle. Elle te soignerait. Tu ne manquerais de rien. À ton âge et dans ton état, c’est une aubaine. Et, de toute façon, je viendrai te rendre visite, très souvent…
Isaïe concevait mal que la jeune fille ronde et fraîche de son passé fût devenue cette créature noueuse, à l’œil terne, au menton branlant. Chaque fois qu’il pensait à elle, il éprouvait la sensation d’une méchante plaisanterie de Dieu…
— Non, Marcellin, dit-il, ce n’est plus le temps pour moi de songer au mariage. Si tu t’en vas, je resterai seul, je périrai seul. Tu ne peux pas le vouloir.
— Sans doute, je ne le veux pas, dit Marcellin d’une voix agacée.
— Alors, je suis content.
Marcellin se gratta la nuque avec un doigt :
— Il y a une autre solution… oui… pour le cas où tu t’entêterais à demeurer garçon… J’ai pensé à tout… Tu vas voir…
— Oui, Marcellin.
— Une fois la maison vendue, je pars, et toi, tu t’installes chez Joseph, pour quelques mois, le temps que j’arrange mon affaire avec Augadoux… Puis, je te fais venir… Je te loge avec moi… Et nous reprenons notre vie commune… C’est gentil, ça… C’est fraternel… Tu ne vas pas refuser ?
Visiblement, il était sur le point de perdre patience. Il se pencha sur son frère, comme pour le couvrir de son ombre, de son idée. Isaïe voyait les yeux brillants qui lui ordonnaient d’accepter. Un souffle chaud caressait sa figure.
— Qu’attends-tu ? Réponds ! dit Marcellin.
— C’est pour la maison, chuchota Isaïe. Je voudrais que tu me comprennes. Quand tu me comprendras, tu diras comme moi.
Le visage de Marcellin se serra, dur comme pierre :
— C’est à toi de comprendre et pas à moi ! Mais je suis trop bon ! Un propre à rien, avec sa tête fêlée…
— Ne parle pas de ça, Marcellin, dit Isaïe d’une voix suppliante.
— Pourquoi n’en parlerais-je pas ? Parce que ça te gêne ? Chacun son tour. Tu m’as bien gêné, toi, pendant des années !
— Je n’ai pas pu te gêner. Toujours, j’étais d’accord avec toi.
— D’accord, oui, comme une bille de bois est d’accord avec qui la roule. J’ai vécu avec une bille de bois, depuis mon retour de captivité. On se lève, on mange, on travaille, on se couche. Quatre mots échangés par jour. Tu penses que c’était drôle, peut-être ? Mais j’ai supporté ça. Par pitié. Pas autrement : par pitié. Je croyais que tu aurais de l’amitié en retour. Je te connaissais mal. Un imbécile, mais un imbécile têtu ! Il suffit que je te demande un service pour que tu te rebiffes… Oui ou non, vas-tu me laisser vendre ?…
Un frisson parcourut la nuque d’Isaïe. Sa tête lui faisait mal. Lentement, il avança la main, toucha le mur de la maison. Il avait besoin de la sentir là, encore debout, encore à lui.
— Non, dit-il.
Marcellin fit un pas en arrière. Une contraction nerveuse tirait ses lèvres.
— Eh bien ! dit-il, je vais t’apprendre une chose. J’ai pris mes renseignements chez le notaire. Tu n’as pas le droit de refuser le partage.
Tout en parlant, il avait tiré un papier de sa poche et le poussait sous le nez d’Isaïe :
— Maître Petitfonds a tout noté. Tu n’as qu’à lire : « Article 815 du Code civil : « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision, et le partage peut être toujours provoqué, nonobstant prohibitions et conventions contraires. » C’est clair, il me semble !
— Je ne sais pas, dit Isaïe.
— Cette maison nous appartient à tous les deux. Et la loi me permet, si je le veux et quand je le veux, de la vendre pour toucher ma part.
— Si tu le veux et quand tu le veux ?…
— À toi de choisir. Ou nous nous entendons entre nous, trouvons l’acheteur, débattons le prix, partageons la somme, ou, comme le dit maître Petitfonds, c’est le tribunal qui procédera à la vente aux enchères.
Il jeta le papier sur la table :
— C’est inscrit là-dessus. Tu peux lire…
Isaïe, la main tendue, caressait toujours la surface granuleuse et froide du mur. Il flattait la maison, du bout des doigts, comme si elle eût été un être vivant.
— Personne ne peut forcer un homme à abandonner sa maison, dit-il. Ni les juges, ni les notaires, ni les gendarmes…
Marcellin pouffa de rire, les yeux bridés, les dents découvertes jusqu’aux gencives :
— Pauvre idiot ! Pour qui te prends-tu ? si tu t’obstines, on t’enfermera ! Et pas en prison ! Dans un asile d’aliénés ! Il y a longtemps que tu devrais y être !
Un éclat de feu passa devant la figure d’Isaïe. Les idées tournaient à gros bouillons dans sa tête. Son corps était ébranlé jusqu’aux racines par la concentration d’une force extraordinaire. Il se mit debout sur ses jambes. Ses poings se levèrent, énormes, lourds, prêts à frapper. Sa bouche faisait un petit bruit bête :
— Teu… teu… teu…
D’un bond, Marcellin se réfugia près de la porte. Puis, il cria :
— Qu’est-ce qui te prend ?
Des bêlements venaient de l’écurie. Isaïe laissa retomber ses mains. L’air qu’il respirait était triste. Il dit :
— Tu ne m’aimes plus, Marcellin.
Marcellin redressa la taille, se déplia, comme après le passage d’une avalanche. Il avait pâli. Son menton était pointu. Ses paupières clignaient.
Читать дальше