— On pourrait le prendre.
— Le prendre à des morts ?
— Cela vaut mieux que de le prendre à des vivants.
— Non, Marcellin.
— Les morts n’ont pas besoin d’argent. Pour acheter quoi ? Pour payer quoi ? Leurs billets de banque, c’est la neige qui les mouille, qui les avale, qui les détruit. Et nous laissons périr cette fortune ! À supposer même que ce soit de l’argent étranger, on peut le récupérer, le changer. Et les bijoux…
— Je ne sais pas, Marcellin. Tu as sans doute raison, mais ça ne m’a pas l’air honnête.
— Et si Servoz avait empoché l’argent, tu aurais trouvé ça honnête ?
— Il n’y allait pas pour empocher l’argent, Servoz.
— Au cas que nous ne le fassions pas, un autre le fera.
— Ce sera son affaire. Un mort n’a plus de défense. On n’a le droit de le toucher que pour le laver et le porter en terre. Voilà comment je pense.
— Tu penses mal. Personne ne pourrait nous en vouloir, puisque cet argent n’appartient à personne…
— Faut le laisser là-bas.
— Ne te bute pas, Zaïe. Écoute… Écoute bien… Si nous trouvons cet argent, nous n’aurons plus besoin de vendre la maison. Tu te rends compte ? La maison. Oui ! Elle restera à nous.
— À nous ?…
— Je peux te le jurer… Nous ne vendrons pas la maison. Je ne me mettrai pas avec Augadoux. J’achèterai un magasin pour moi seul, en ville. Un beau magasin. J’y descendrai tous les matins. Tu viendras avec moi, si tu veux. Et, si tu veux, tu demeureras ici, avec tes moutons. Et toutes nos soirées, nous les passerons ensemble. Tu sais que le père voulait agrandir l’écurie. Il n’a jamais pu le faire. Et nous le ferons. Nous le ferons comme le père l’a voulu. Nous agrandirons l’écurie, pour que tu puisses y loger d’autres moutons.
— D’autres moutons ? Lesquels ?
— Ceux que tu achèteras, avec le reste de l’argent.
— Je pourrais acheter des moutons ?
— Tant que tu voudras. Au lieu d’une quinzaine de bêtes, tu en auras cinquante, cent…
— Cent bêtes ?…
— Peut-être plus. Un vrai troupeau. Tu te vois à la tête d’un vrai troupeau ?
Isaïe poussa un gloussement de plaisir :
— Et j’achèterai quelques béliers aussi ?
— Oui.
— Ce sera bien…
— Ce sera magnifique… Tu marches sur la pente, et, derrière toi, une centaine de brebis qui trottent, qui bêlent… L’occasion ne se présentera plus… Il faut profiter.
Il y eut un silence.
— Alors, reprit Marcellin, tu te décides ?…
— Je voudrais bien, mais je ne peux pas… je ne peux pas monter là-haut… Je n’ai plus ce qu’il faut dans les mains, dans la tête…
— Tu te figures ça, s’écria Marcellin, et moi je suis sûr du contraire ! Ce qui te retient, c’est le souvenir de ton accident. Oublie-le, et tu redeviendras agile comme un singe.
— Ça ne s’oublie pas, Marcellin. Ça ne s’efface pas.
— Il y en a d’autres que toi qui ont dévissé. Ensuite, ils se sont remis. Et ils ont continué le métier.
— Moi, ce n’est pas pareil… J’ai eu des clients tués… On m’a opéré dans la tête…
— Si je n’avais pas confiance en toi, je ne t’aurais pas prié de me conduire là-haut. J’en connais des guides qui n’auraient pas demandé mieux ! Mais c’est toi que j’ai choisi. Parce que tu es le meilleur.
— Après Servoz.
— Après Servoz, si tu veux. Avec toi, je sais que je ne risque rien. Tu as de la poigne. Tu connais chaque fissure. Tu grimpes à la verticale, sur du lisse, à croire que tu as de la colle aux doigts…
— Ça me fait plaisir de t’entendre, Marcellin.
— Et puis, tu es mon frère. Nous ferons équipe, comme autrefois. Tu te souviens du bon temps, Zaïe ?
— Oui.
— Tu marcheras devant. Et tout ce que tu m’ordonneras de faire, je le ferai. Tu pourras m’engueuler, je te dirai : merci ! Et nous passerons, nous passerons, coûte que coûte…
— Allume la lampe, Marcellin.
— Tu viendras ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas bien.
— Qu’as-tu ?
— C’est comme un tremblement. Cet argent, tu es sûr qu’il n’est plus à personne ?
— Encore ! Je t’ai expliqué…
— Oui, oui… Mais j’ai peur…
— De quoi ?
— De ne pas pouvoir. Allume la lampe. Cela fait dix ans que je n’ai pas essayé. On vieillit. On se rouille. Et puis, la montagne, elle ne veut plus de moi. Et peut-être que, demain, le temps ne sera pas convenable. Allume la lampe…
— Si tu refuses, je partirai seul.
— Tu ne sais pas ce que tu dis.
— Je dis ce que je ferai, et je ferai ce que je dis. Je partirai seul.
— Que Dieu te préserve ! Tu ne peux pas partir seul, Marcellin. Tu ne connais pas la voie.
— Je me débrouillerai.
— Ce n’est pas faisable seul, Marcellin. Tu dérocheras, dès le début. Tu te casseras les reins.
— Ça m’est égal. Si je dois continuer à vivre sans argent, je préfère crever. Je crèverai ou je réussirai. Reste ici. Moi, j’y vais. J’y vais seul. Je partirai demain, avant l’aube…
— Je ne te laisserai pas aller.
— Alors, viens avec moi. On passe ensemble, ou on tombe ensemble. C’est ainsi qu’on parle entre frères. Non ?
— Si, Marcellin. Allume la lampe.
— Tu viendras ?
— Je viendrai…
— On sortira de nuit. En cachette. Personne ne doit savoir.
— Oui, Marcellin. Allume…
Marcellin alluma la lampe. Et ils se regardèrent l’un l’autre, dans la clarté revenue, étonnés, inquiets, comme s’ils ne s’étaient encore jamais vus.
Isaïe se tourna sur le côté et ouvrit difficilement les paupières. Une main secouait son épaule. Une voix disait :
— Lève-toi ! Il est trois heures !
Marcellin était penché sur lui, comme un arbre au-dessus d’une rivière.
— Lève-toi !
La lampe à pétrole éclairait la chambre tiède, qui sentait le sommeil. Contre la vitre, la nuit était collée, noire et plate. Le réveille-matin piochait le temps à petits coups de bec. Isaïe frotta son visage avec ses deux mains, bâilla et s’assit sur son oreiller. Sa tête dormait encore. Il demanda :
— Qu’est-ce qui arrive ?
— Il faut partir.
— Partir ? répéta Isaïe.
Il avait oublié leur conversation de la veille. Son esprit fatigué se préparait à commencer une journée comme les autres.
— Tu ne te rappelles déjà plus ? grommela Marcellin. Ne me fais pas ce coup-là, Zaïe !
— Si je me rappelle, dit Isaïe précipitamment.
— Ne me fais pas ce coup-là, après avoir promis. Tu as promis !
— Oui, j’ai promis.
— Qu’est-ce que tu as promis ?
Isaïe interrogeait anxieusement sa mémoire. Un sentiment de faiblesse et de faute lui donnait envie de pleurer.
— Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas ce que tu as promis ? cria Marcellin.
— Attends un peu, chuchota Isaïe. Laisse venir…
Il plissait le front. Il respirait par saccades. Tout à coup, un soupir enfantin détendit les traits de son visage :
— Ça y est, Marcellin. Je t’ai promis de faire la face sud avec toi.
— À la bonne heure ! dit Marcellin. Tu te retrouves. Debout ! Debout !…
— Tu vois, dit Isaïe avec fierté, je me suis souvenu !
Ils s’habillèrent côte à côte, sans échanger une parole : chaussettes épaisses, chaussures de montagne, guêtres en toile, gilet de laine, foulard, gants, moufles, cagoules et bonnets chauds couvrant les oreilles. Hier, avant de s’endormir, ils avaient rangé les vêtements sur deux chaises, vérifié les cordes d’attache et de rappel, les piolets, les pitons, les crampons, les raquettes. Ils avaient aussi bourré les sacs avec des tricots de réserve et de la nourriture : pain de seigle, lard et fromage. Une gourde de vin et une fiole de marc complétaient les provisions de route.
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