Isaïe tendit la main vers la dalle gelée :
— Par là.
À son tour, Marcellin examina le passage. Une lueur d’inquiétude modifia son regard.
— Tu es sûr qu’il n’y a pas un autre chemin ? dit-il.
— Il n’y en a pas d’autre, dit Isaïe.
— C’est tout lisse.
— Je sais.
— Tu pourras tenir ?
Isaïe hocha la tête sans répondre. Il pliait la corde en larges anneaux, afin qu’elle se déroulât régulièrement derrière lui. Puis, il vérifia les nœuds d’attache, assura le filin autour d’une saillie, glissa dans sa ceinture quelques pitons et le marteau-piolet. Chacun de ces gestes, minutieusement accompli, retardait l’instant de l’épreuve.
— Si tu crois que tu pourras tenir, vas-y, dit Marcellin.
— Ne me presse pas, dit Isaïe.
Pour atteindre la première prise, il devait longer la vire, jusqu’à l’endroit où elle se perdait dans la masse rocheuse. Cinq pas à faire sur un rebord taillé en marge du néant. Le visage tourné vers le vide. Isaïe défaillait de crainte. La paroi oscillait dans son dos, comme sapée à la base. Les lignes de pente vibraient, se dédoublaient, s’inclinaient pour l’inviter à les suivre. Des fils invisibles tiraient ses genoux vers le bas. Le froid, la neige, le silence, la pierre souhaitaient sa chute. Marcellin ne le quittait pas des yeux. Au bout d’un moment, il dit :
— C’est peut-être impossible à faire, Zaïe ?
— Ce n’est pas impossible, non.
— On ne va pas se rompre le cou pour le plaisir de monter trois mètres plus haut ! Tu m’entends ?
— Je t’entends.
— Alors, qu’est-ce que tu décides ?
— Je vais essayer, murmura Isaïe.
Marcellin haussa les épaules :
— Ne fais pas l’imbécile. C’est tout ce que je te demande.
— Je ne ferai pas l’imbécile.
— Si ça ne va pas après un bout, redescends…
— Je redescends. Assure-moi comme je t’ai montré.
Il se tourna, face à la paroi, et, dans un effort peureux, déplaça un pied, puis l’autre. Il ne regardait pas autour de lui. Il s’interdisait de penser au vide. Et, cependant, il sentait, sur toute la surface de son corps, l’attirance vertigineuse de la profondeur.
— Tu te débrouilles ? demanda Marcellin.
— Oh ! oui, dit Isaïe. Ça va déjà mieux…
Un malaise pesait sur ses membres. Sans réfléchir, il avança la jambe droite. Son pied rencontra une rainure, dérapa, s’accrocha de biais à un saillant plus net. Un muscle tremblait dans son mollet. Il avala une gorgée de salive. À présent, sa main gauche glissait sur la paroi gelée, la tâtait, la caressait comme pour l’inciter à répondre. Une fente possible. Une autre, plus loin, pour la main droite. Prises bouchées. Fatigue. Il laissa retomber son bras et battit ses mains contre ses cuisses pour les délasser.
— C’est comment ? demanda Marcellin.
— Ni oui ni non… Il y a de bons morceaux… Mais il faut dégager les prises…
Avec le marteau-piolet, il frappa la couche verglacée pour peler la roche. Il eût aimé varier la direction des entailles, mais, dans sa position, s’il pouvait frapper haut, il lui était impossible de porter des coups en diagonale. Trois fines nervures se trouvèrent mises à nu. Pour la seconde fois, il haussa un bras et logea ses doigts dans l’encoche. Une légère traction : ça tient. Au tour de l’autre : ça tient de même. Alors, très prudemment, il souleva son pied gauche, qui prenait encore appui sur l’extrémité de la vire. Une fraction de seconde, il resta suspendu, le dos à l’abîme, par ses deux mains et son pied droit. Enfin, le pied gauche, raclant la dalle, aborda dans une fissure minuscule. Le corps d’Isaïe était crucifié sur la montagne. Sa figure s’écrasait contre le mur de granit, raboté par des siècles de vent, de soleil et de neige. Sous ses yeux s’étalait un univers granuleux, pris sous verre, une carte en relief, sillonnée de veines noirâtres, étoilée de givre. Sa bouche respirait l’haleine glacée de la pierre. Il demeura ainsi, pendant un long moment, étonné du plaisir qu’il éprouvait à se coller, de tout son poids, contre le roc. « Je ne suis pas tombé. J’ai serré dur. Comme autrefois… » Un espoir, encore incertain, donnait de la force à ses membres écartelés. Avec lenteur, poussant sur ses jambes, tirant sur ses bras, il se hissa pour chercher d’autres points d’appui. Miracle ! À peine sollicitée, la paroi offrait à ses mains les aspérités qu’elles voulaient saisir. Il taillait dans la glace squameuse, d’un gris verdâtre. Des écailles de poisson volaient autour de lui. Une encoche. Puis, une autre. La corde se déroulait correctement. Le souffle d’Isaïe s’apaisait. Son sang battait à un rythme égal. Il mettait ses moufles, les retirait, les enfilait de nouveau, pour les enlever encore aux passages difficiles. Gantées, les mains manquaient de sûreté. Nues, elles se gelaient vite et devenaient insensibles. Malgré la fatigue et le froid, il continua à grimper, par petits gestes prudents et doux.
— Comment est-ce, là-haut ? cria Marcellin.
— C’est presque tout bon, dit Isaïe.
Sa voix s’enrouait. Il avait envie de remercier quelqu’un. Une partie en surplomb avançait au-dessus de sa tête. Au delà, le cheminement était masqué. Il ne devait plus rester que trois mètres de corde à terre. La main gauche épousait fortement une grosse verrue de la pierre. Les deux pieds étaient enfoncés dans des prises trop rapprochées. « Ça ira… Il faut que ça aille… » Isaïe éloigna sa poitrine de la paroi, bomba le dos, se laissa aller en arrière, comme pour plonger à la renverse dans la vallée. Son esprit était calme. Le vertige ne le tourmentait plus. Il ouvrit sa main droite et la projeta jusqu’au rebord. Trop haut. La main revint précipitamment à son point de départ.
— Qu’est-ce qui se passe ? cria Marcellin.
— Rien de grave… T’en fais pas…
Se haussant sur la pointe des chaussures, Isaïe répéta la manœuvre. Cette fois-ci, ses doigts atteignirent la lèvre du surplomb, grattèrent la couche vitrifiée, se crispèrent violemment dans des alvéoles de glace. La main gauche bondit à son tour et se figea, à côté de la main droite. Position trop allongée. Rétablissement difficile. Le froid de la pierre pénétrait dans ses paumes, gagnait le long de ses bras, emprisonnait ses épaules. C’était comme un fluide d’ombre et de mort qui remontait dans ses artères. Son corps entier trahissait la cause de la vie et passait au service de la matière inerte. D’un geste brusque, il ramena sa main droite à hauteur de son visage. Les doigts refusaient de bouger. Il les mordit, l’un après l’autre, pour les ranimer. « Encore un effort. Remettre la main en place. Chercher une prise intermédiaire pour le pied droit. Bon. Le pied gauche maintenant. » Ramassé en crapaud sous le surplomb, il donna un coup de reins. Ses genoux heurtèrent la dalle. Un dernier élan le coucha, à plat ventre, sur la saillie rocheuse. Le temps de se redresser, d’aspirer une goulée d’air, et il criait :
— Tu peux venir ! Je suis solide !
Quand son frère eut pris pied, à côté de lui, sur la terrasse, Isaïe fut surpris de le voir si désemparé et si las. Marcellin claquait des mâchoires. Le sang s’était retiré de ses joues. Ses paupières battaient.
— Qu’as-tu ? demanda Isaïe.
— C’est… c’est ce passage, haleta Marcellin. Même avec la corde… Tu ne te rends pas compte… J’ai cru que je n’y arriverais jamais… Où va-t-on, maintenant ?
La paroi, devant eux, se composait d’une série de bosses, semblables aux remous d’un torrent, figé par le vent de l’hiver. Une fissure verticale, comblée de glace et de neige, menait à un invisible reposoir, situé cent mètres plus haut, sous le ventre même des nuages. Le ciel était lumineux, mais le passage, orienté vers l’ouest, paraissait plongé dans un crépuscule polaire. Un froid vif piquait la peau du visage. Isaïe remua les narines pour casser les aiguilles de givre qui s’étaient formées à l’intérieur de son nez. Ses lèvres aussi étaient enduites d’une carapace friable. Il tira de sa poche deux morceaux de sucre, en donna un à Marcellin, et croqua l’autre pour saliver un peu. Des brins de laine se collèrent à sa langue. Il les cracha.
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