Ils mangèrent debout devant la table. Ces préparatifs nocturnes ramenaient Isaïe à quelques années en arrière. Il avait l’impression déconcertante de reprendre sa vie au point où il l’avait laissée avant son accident.
Après s’être restauré, il passa dans l’écurie pour donner du foin aux brebis et traire les chèvres. Les bêtes s’étonnaient d’être dérangées à cette heure indue. Engourdies de sommeil, elles bêlaient d’une voix mince. Quand elles se taisaient, Isaïe pouvait percevoir la rumeur de ruche que faisaient leurs lèvres en mastiquant le fourrage aux brins secs. Une chaleur, une odeur pacifique montaient vers lui de ces corps au repos. Et, parfois, il voyait les flancs laineux osciller dans l’ombre, selon le mouvement des barques amarrées qu’effleurent les derniers plis de la houle. Accroupi parmi ses moutons, il regrettait d’avoir à les quitter pour une journée entière :
— Je reviendrai ce soir, Mounette… sans faute… Dis-leur, dis-leur bien…
Marcellin poussa la porte de l’écurie :
— Dépêche-toi ! Il ne faut pas perdre une minute, si nous voulons être à la rimaye au lever du jour !
Isaïe transporta la seille pleine dans la cuisine, pécha, du bout des doigts, quelques poils de chèvre qui flottaient à la surface du lait, chargea son sac sur ses épaules et alluma la petite bougie de la lanterne pliante, à panneaux de mica, qui devait l’éclairer dans sa marche.
— Alors, c’est décidé, tu ne veux pas emporter les skis ? demanda Marcellin.
— Non, dit Isaïe. La neige n’est pas épaisse sur les premières pentes. Et, au moment d’attaquer le rocher, les skis au dos gêneraient nos mouvements.
— On pourrait les laisser à la rimaye et les reprendre à notre retour…
— À quoi bon ? On sera mieux avec des raquettes…
— Toi et tes raquettes ! Personne ne pratique plus avec des raquettes : c’est de la vieille histoire !
— Ne discute pas là-dessus, Marcellin. Les skis, c’est le goût des jeunes. Moi, chaque fois que j’ai pu, j’ai fait avec des raquettes. Tu ne me changeras pas. Laisse-moi dans mon habitude.
— C’est bon, dit Marcellin. Va pour les raquettes. Souffle la lampe, Zaïe.
Isaïe souffla la lampe, ouvrit la porte, et, suivi de son frère, entra dans le froid de la nuit. La brise incertaine chassait une poudre de diamant au revers des talus. Isaïe huma l’air, interrogea l’espace.
— Pas fameux, dit-il. Le vent du nord va reprendre.
Ils tournèrent le dos au village. Chaque pas les éloignait des hommes. Isaïe marchait devant, la lanterne au point, à lentes foulées régulières. Derrière lui, il entendait la respiration de Marcellin et le bruit de ses chaussures écrasant la neige. La flamme de la bougie révélait, au hasard de ses déplacements, des vagues blanches, caillées, une pierre avec un bonnet de coton sur l’oreille, un buisson aux branches gainées de cristaux. Plus haut, sur la droite, la pente était coupée par un torrent, qui coulait, noir, entre des berges de craie. Ils le traversèrent sur une passerelle en planches, l’air était fluide, neuf, imprégné d’un parfum de roches humides.
Engagé dans ces ténèbres pures, Isaïe ne prêtait d’attention qu’à la qualité de la neige et à l’humeur du vent. La monotonie de l’effort réchauffait ses membres et détournait son esprit de la réflexion. Le silence qui régnait dans sa tête était celui qui succède à un coup de canon. Ses épaules roulaient, ses genoux pliaient, il éprouvait du plaisir à retrouver, dans son corps, la cadence des longues randonnées en montagne. Le moindre accident du terrain lui était connu. Les métamorphoses de la nuit et du gel ne trompaient pas son sens de l’orientation. Pendant deux heures environ, il avança ainsi, sans fatigue et sans hâte. Puis, le sol se haussa par degrés, se raidit, se dressa comme un panneau que des mains pousseraient par-derrière. Sous le noir léger du ciel, un noir plus dense apparut, tel un dépôt resté au fond d’une cuve : la forêt. Ils pénétrèrent dans la colonnade immobile des mélèzes. L’obscurité reculait, pas à pas, devant la lanterne. Cette faible clarté creusait un couloir et détachait, de part et d’autre du sentier, des troncs rouges et droits, qui semblaient avoir été sciés à hauteur d’homme. Une forte musculature de racines crevait le lit blanc du chemin. Des ramures craquaient au passage d’une bête invisible. De larges rayons d’ombre tournaient autour des arbres et se refermaient derrière eux, comme les branches d’un éventail aux feuilles de crêpe. Parfois une pincée de poudre, scintillante tombait de haut sur le visage d’Isaïe. Et il respirait avidement cette fraîcheur diffuse. Un peu plus loin, il fallut changer la bougie. Marcellin s’impatientait :
— Tu en mets du temps ! On dirait que tu dors debout ! Vite ! Vite !
Ils se remirent en marche. La nouvelle bougie éclairait moins bien que la précédente. La voûte d’ombre s’était baissée sur les mélèzes coupés court. Clignant des paupières, Isaïe se fatiguait à suivre ce défilé interminable de fantôme au garde-à-vous.
— Je croyais que ce serait moins long, dit Marcellin.
— On croit toujours ça, au moment de partir.
— Tu es sûr que nous atteindrons la rimaye vers les huit heures ?
— Sûr.
— Et moi je pense que tu te trompes.
— Comment veux-tu que je me trompe ? dit Isaïe. Pour d’autres choses, je peux me tromper. Mais pour ça, non, je ne peux pas me tromper. Je ne me trompe pas… À la rimaye, nous nous reposerons et nous casserons la croûte. Tu as faim ?
— Non, dit Marcellin.
— Il faudra tout de même manger un bout, dit Isaïe.
Un remous d’air glacé courut sur ses épaules. La fin de la forêt était proche. Une pâleur mouvante mangeait le contour des arbres. Le couloir s’élargit, s’effaça, déboucha sur un monticule de neige. Au delà de cette plate-forme, l’obscurité se fondait en brouillard. Des rideaux de tulle impalpable glissaient avec majesté dans la nuit, se croisaient, s’écartaient, se déchiraient en silence.
— On ne voit rien encore, dit Marcellin.
— Si, là-bas, dit Isaïe. Regarde bien…
Il désignait, très loin, une masse incolore, flottante, qui semblait un morceau de brume solidifiée au ras de l’horizon.
— La paroi, dit-il.
Ses yeux saillaient dans leurs orbites. Comme un somnambule tiré brusquement de son état d’inconscience, il considérait avec stupeur le lieu de son réveil.
— Qu’est-ce qui te prend ? gronda Marcellin.
— Ça me fait drôle !…
— Ne parle pas tant. Avance !
— Oui, Marcellin, oui…
Isaïe disait : oui, et ne bronchait pas. De seconde en seconde, il mesurait mieux l’insolence de son entreprise. Toute sa chair se hérissait devant la perspective de l’épreuve qu’il avait acceptée. Escalader cette paroi raide, vertigineuse, cuirassée de verglas. Et, une fois là-haut, prendre l’argent des morts… « J’aurais dû refuser. Ce matin encore, je pouvais m’opposer au départ. Mais j’avais le cerveau vide. Mes jambes marchaient toutes seules. Au-dessus, personne ne pensait… »
— Avance ! Avance donc, bougre de soliveau !
Marcellin donna un coup de poing dans le dos de son frère.
— Tu ne crois pas que nous ferions mieux de retourner, murmura Isaïe. Il est encore temps.
— Retourne si tu veux, j’irai seul.
— Seul ! Comme si je pouvais te laisser aller seul !
— Vas-tu bouger, oui ou non ?
Isaïe soupira et se remit en route, le corps voûté. Ce n’était pas l’amour de l’argent, mais l’amour de Marcellin, qui le guidait dans cette aventure. Il ne fallait pas que Marcellin, déçu dans son espoir de vendre la maison, fût contraint, maintenant, de renoncer à la seconde chance qui lui était offerte. Certains services ne pouvaient se refuser entre frère. Pour affirmer son courage, il songea encore à l’avenir qui les attendait, si l’expédition se révélait fructueuse : « L’écurie réparée, le troupeau agrandi… » Mais rien ne prévalait contre sa tristesse et sa crainte.
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