— Faut attaquer la cheminée, dit-il.
— La cheminée ? s’écria Marcellin. Tu ne l’as pas regardée ! Une vraie glissoire !
— On n’a pas le choix.
— Le grand dièdre, à droite, n’est pas meilleur ?
— Non. Je le connais, ton grand dièdre. Cinquante mètres de prises courtes et inversées. Avec le verglas, ça ne pourra pas faire. Crois-moi, c’est la cheminée ou rien. Je sais toutes les prises, par là. Tu assureras plus sec, et voilà tout.
— On ne passera jamais ! Il savait ce qu’il faisait, Servoz, quand il a décidé d’aller par le glacier !
— Je te tirerai, tu n’auras qu’à suivre.
— C’est un chemin de fous !
— Je sais ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas. Fais confiance. Si le temps se garde beau, nous sortirons la face, je te le promets.
Marcellin pressa ses mains contre son visage :
— Je suis crevé.
— Tu auras loisir de te reposer, tandis que je monte, dit Isaïe.
L’assurance de sa voix lui fit croire, pendant un moment, que quelqu’un d’autre avait parlé à sa place. Il ne se reconnaissait pas dans cet homme fort et décidé, qui pliait la corde, donnait des ordres, établissait d’un seul coup d’œil le projet de l’ascension. C’était comme si un grand souffle d’air pur avait lavé l’intérieur de sa tête. Sa torpeur avait fait place à un sentiment nouveau d’allégeance et de lucidité. Résolument, il entreprit l’escalade de la cheminée. Chaque morceau de pierre devenait son ami. La faille, d’abord large et profonde, se rétrécissait jusqu’à n’être plus qu’une fissure, bourrée de glace compacte. Isaïe tira le piolet à manche court, qu’il avait engagé dans les lanières de son sac. À coups mesurés, il taillait des encoches dans la masse gelée. Des éclats sautaient autour de lui et rebondissaient contre la paroi, avec un tintement de vitre rompue. Ébranlée par le choc, la neige coulait dans les manches de sa veste, s’infiltrait entre son foulard et son cou, mouillait sa poitrine, son ventre. Une poudre blanche l’aveuglait. Il secouait la tête, sacrait, crachait, et continuait son travail, avec une pensée de rage et de plaisir intenses. Même dégagées, les prises étaient trop sommaires. Les souliers dérapaient sur le verglas. Isaïe ne pouvait plus compter que sur ses mains pour le propulser, centimètre par centimètre, vers les hauteurs. Il remit le piolet dans son sac. Un renfoncement lui permit de coincer son genou et un bras dans la roche, pour assurer son équilibre. Autour de lui, le vide fuyait vers une confusion de pointes, de dièdres, de rayons et de brumes. Le froid rongeait son visage. Continuer ? Par où ? Comment ? « Marcellin a raison. Ce n’est plus guère possible. » Il retira ses gants, qui le gênaient dans la besogne, et se remit à ramper, griffant le verglas à pleins ongles, ramant avec ses jambes pour atteindre des aspérités qui se dérobaient sous son poids. Son cœur battait contre la pierre. Sa fatigue était telle, qu’il avait envie de vomir. Parvenu à la base d’un bombement rocheux, il se démoula partiellement de la fissure, lâcha la prise de main droite et laissa glisser son bras le long de son corps. Ses doigts tâtonnants saisirent l’un des pitons qui pendaient à sa ceinture. Ensuite, attentif à ne pas compromettre sa position par un geste inconsidéré, il introduisit le piton dans une fente, l’enfonça en quelques coups de marteau, passa un mousqueton dans la boucle et y accrocha sa corde.
— Tends la ficelle ! cria-t-il.
Le filin de chanvre, tiré par Marcellin, se raidit. Isaïe poussa un soupir de délivrance. Lié à la pointe de fer, il était en sécurité. Encore douze mètres avant le replat. Ses mains étaient mortes. Il suça ses doigts, remit ses gants, les retira, palpa de nouveau la pierre. Un gradin, dégagé au marteau-piolet, l’aida à progresser vers le bord supérieur de la cheminée. De cette bouche, ouverte au-dessus de lui, dévalait un maigre torrent de grésil. Il planta encore un piton. L’écho se superposait au choc, avec un léger décalage. Comme si deux maillets, l’un plus gros que l’autre, eussent frappé le même bout de métal, alternativement. Plus que sept mètres. Un troisième piton pour remplacer la prise manquante. La roche était pourrie. Le piton branlait. « Bon pour une fois. »
— Où en es-tu ? cria Marcellin.
— Je passe, dit Isaïe. File la corde…
Il n’avait jamais cessé d’exercer son métier de guide. Le corps n’avait rien oublié. Un peu moins de souffle que jadis, peut-être ? « Ça reviendra. » Le piton, mal établi, branlait sous son pied. Des deux mains, il agrippa l’avancée de la plate-forme, d’où pendaient des langues de glace. Ses muscles se tendaient douloureusement. Une déchirure courait sous la peau de ses bras. D’un rude effort, il se propulsa vers le sommet du passage. Le piton se décrocha, battit la pierre et fila vers le bas, en cliquetant à chaque ressaut. Mais, déjà, Isaïe avait pris appui, du pied droit, sur un bloc coincé, et s’était couché, à mi-corps, en travers du surplomb. Le ventre dans la neige, il avança ainsi, creusant sa route avec ses mains, pour trouver l’assise de la terrasse. Quand il eut compris qu’elle était solide, sous son épaisse couche de poudreuse, il se redressa. Sa bouche riait. Ses yeux étaient brouillés de givre.
— À toi, Marcellin ! cria-t-il.
Pas de réponse. Un pâle soleil, chauffant les hauteurs, en détachait de menus cailloux, qui perçaient l’air avec un sifflement de balles. Le visage d’Isaïe était dans l’ombre. Mais quand il avançait la main, un rayon de lumière oblique allumait des cristaux sur ses moufles croûteuses. La chute des pierres s’arrêta.
— Je te dis, à toi ! répéta Isaïe.
— Oui, oui, voilà, dit une voix indécise.
Arc-bouté sur son piédestal, Isaïe sentait la corde, qui tantôt mollissait et tantôt se raidissait dans ses mains. La présence de son frère tremblait dans le filin durci par le gel. Ce brin de chanvre câblé, c’était Marcellin. Marcellin qui montait le long de la cheminée. La tête inclinée vers le vide, Isaïe hurla :
— Va doucement !… Coince l’avant-bras en verrou… Bon… Avance la main gauche… Tu as une bonne prise…
— Je ne vois pas…
— Mais si… À hauteur de tête… Pas celle-ci… l’autre… Bon… Tu y es ?… Continue sans te presser…
— Tu me tiens bien ?
— Oui… Tu n’as rien à craindre…
— Ne tire pas tant !… La bretelle de mon sac s’est accrochée !… Tire maintenant ! Tire !… Tire donc !…
— Tu aperçois le piton ?…
— J’ai les mains gelées, Zaïe !… Je ne sais plus comment me tenir… Je prends la crampe…
— Tâche un peu… Ce n’est plus long…
Il avait l’impression de haler son frère autant par la voix que par la corde, autant par l’âme que par le corps. Un arrêt.
— Qu’y a-t-il ? cria Isaïe.
— La corde s’est coincée, gémit Marcellin.
— Où ?
— Entre toi et le piton. Donne du mou.
— Je veux bien donner du mou, si tu es solide.
— Je suis solide. Vas-y.
Isaïe imprima de larges ondulations à la corde, qui bondit sur le rocher, s’allongea et se décoinça en sifflant. Au même instant, un cri étranglé monta de l’abîme. Isaïe se jeta en arrière. Marcellin, déséquilibré par le poids de son sac, avait lâché prise. La corde, tirée vers le bas, filait avec une rapidité prodigieuse. D’une seconde à l’autre, Isaïe allait être arraché du surplomb, aspiré par le vide, écrasé contre le piton de fer. Le chanvre glissait entre ses mains crispées. Les vieux gants craquaient, se déchiraient. Une brûlure atroce mordait la peau nue. Isaïe serrait à pleins doigts ce reptile de feu. Il l’étranglait de toutes ses forces. Arrêter la corde. Tuer la corde. Déjà, elle courait moins vite. Soudain, elle s’immobilisa. Des effilochures rougeâtres la marquaient sur une bonne longueur.
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