Michel Houellebecq - Plateforme
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La reconstitution était en principe présidée par le juge d'instruction, un petit homme sec et austère, vêtu d'un pantalon de flanelle et d'un polo sombre, au visage crispé par un perpétuel rictus d'agacement; mais le capitaine Chaumont s'imposa vite comme le véritable maître de cérémonies. Vif et allègre il accueillait les participants, disait à chacun un mot de bienvenue, le conduisait à sa place: il avait l'air très heureux. C'était sa première affaire de meurtre, et il l'avait résolue en moins d'une semaine; de cette histoire sordide et banale, il était le seul véritable héros. Tassée sur une chaise, visiblement accablée, le visage entouré d'un bandeau noir, Aïcha leva à peine les yeux à mon arrivée; elle détournait ostensiblement le regard de l'endroit où se tenait son frère. Celui-ci, encadré par deux gendarmes, fixait le sol d'un air buté. Il avait tout à fait l'allure d'une petite brute ordinaire; je n'éprouvais pas la moindre sympathie à son égard. Levant les yeux il croisa mon regard, m'identifia certainement. Il connaissait mon rôle, on avait dû le prévenir: selon ses conceptions brutales j'avais un droit de vengeance, j'étais comptable du sang de mon père. Conscient du rapport qui s'établissait entre nous, je le fixai sans détourner les yeux; je me laissais lentement envahir par la haine, je respirais plus facilement, c'était un sentiment plaisant et fort. Si j'avais disposé d'une arme, je l'aurais abattu sans hésitation. Tuer cette petite ordure ne m'apparaissait pas seulement comme un acte indifférent mais comme une démarche bienfaisante, positive. Un gendarme traça à la craie des marques sur le sol, et la reconstitution commença. Selon l'accusé, les choses étaient très simples: au cours de la discussion il s'était énervé, avait repoussé mon père avec violence; celui-ci était tombé en arrière, son crâne s'était fracassé sur le sol; dans l'affolement, il avait aussitôt pris la fuite.
Naturellement il mentait, et le capitaine Chaumont n'eut aucun mal à l'établir. L'examen du crâne de la victime montrait à l'évidence un acharnement: il v avait des contusions multiples, probablement dues a une série de coups de pied. Le visage de mon père avait en outre été frotté sur le sol, pratiquement jusqu'à faire jaillir l'œil de l'orbite. «Je sais plus… dit l'accusé, j'ai eu la rage.» En observant ses bras nerveux, son visage étroit et mauvais, on n'avait aucun mal à le croire: il avait agi sans préméditation, probablement excité par le choc du crâne sur le sol et la vue du premier sang. Son système de défense était clair et crédible, il s'en tirerait très bien devant le tribunal: quelques années avec sursis, pas plus. Le capitaine Chaumont, satisfait du déroulement de l'après-midi, s'apprêtait à conclure. Je me levai de ma chaise, marchai vers une baie vitrée. Le soir tombait: quelques moutons terminaient leur journée. Eux aussi étaient stupides, peut-être encore plus que le frère d'Aïcha; mais aucune réaction violente n'était programmée dans leurs gènes. Au dernier soir de leur vie ils bêleraient d'affolement, leur rythme cardiaque s'accélérerait, leurs pattes s'agiteraient avec désespoir; puis le coup de pistolet aurait lieu, leur vie s'échapperait, leur corps se transformerait en viande. Nous nous quittâmes sur quelques poignées de main; le capitaine Chaumont me remercia de ma présence.
Je revis Aïcha le lendemain; sur le conseil de l'agent immobilier, j'avais décidé de faire nettoyer la maison à fond avant les premières visites. Je lui remis les clefs, puis elle me raccompagna à la gare de Cherbourg. L'hiver prenait possession du bocage, des masses de brume s'accumulaient au-dessus des haies. Entre nous, ce n'était pas facile. Elle avait connu les organes sexuels de mon père, ce qui tendait à créer une intimité un peu déplacée. Tout cela était globalement surprenant: elle avait l'air d'une fille sérieuse, et mon père n'avait rien d'un séducteur. Il devait quand même posséder certains traits, certaines caractéristiques attachantes que je n'avais pas su voir; j'avais même du mal, en réalité, à me souvenir des traits de son visage. Les hommes vivent les uns à côté des autres comme des bœufs; c'est tout juste s'ils parviennent, de temps en temps, à partager une bouteille d'alcool.
La Volkswagen d'Aïcha s'arrêta sur la place de la Gare; j'avais conscience qu'il serait mieux de prononcer quelques paroles avant la séparation. «Eh bien…» dis-je. Au bout de quelques secondes, elle s'adressa à moi d'une voix sourde: «Je vais quitter la région. J'ai un ami qui peut me trouver une place de serveuse à Paris; je continuerai mes études là-bas. De toute façon, ma famille me considère comme une pute.» J'émis un murmure de compréhension. «À Paris, il y a plus de monde… » hasardai-je finalement avec douleur; j'avais beau y réfléchir, c'était tout ce que je trouvais à dire sur Paris. L'extrême pauvreté de la réplique ne parut pas la décourager. «Je n'ai rien à attendre de ma famille, poursuivit-elle avec une colère rentrée. Non seulement ils sont pauvres, mais en plus ils sont cons. Il y a deux ans, mon père a fait le pèlerinage de La Mecque; depuis, il n'y a plus rien à en tirer. Mes frères, c'est encore pire: ils s'entretiennent mutuellement dans leur connerie, ils se bourrent la gueule au pastis tout en se prétendant les dépositaires de la vraie foi, et ils se permettent de me traiter de salope parce que j'ai envie de travailler plutôt que d'épouser un connard dans leur genre.»
«C'est vrai, dans l'ensemble, les musulmans c'est pas terrible…» émis-je avec embarras. Je pris mon sac de voyage, ouvris la portière. «Je pense que vous vous en sortirez…» marmonnai-je sans conviction. J'eus à ce moment une espèce de vision sur les flux migratoires comme des vaisseaux sanguins qui traversaient l'Europe; les musulmans apparaissaient comme des caillots qui se résorbaient lentement. Aïcha me regardait, dubitative. Le froid s'engouffrait dans la voiture. Intellectuellement, je parvenais à éprouver une certaine attraction pour le vagin des musulmanes. De manière un peu forcée, je souris. Elle sourit à son tour, avec plus de franchise. Je lui serrai longuement la main, j'éprouvai la chaleur de ses doigts, je continuai jusqu'à sentir le sang qui battait doucement au creux du poignet. À quelques mètres de la voiture, je me retournai pour lui faire un petit signe. Quand même, il y avait eu une rencontre; quand même, à la fin, quelque chose s'était produit.
En m'installant dans le wagon Corail, je me dis que j'aurais dû lui donner de l'argent. Encore que non, ça aurait probablement été mal interprété. C'est à ce moment, étrangement, que je pris pour la première fois conscience que j'allais devenir un homme riche; enfin, relativement riche. Le virement des comptes de mon père avait déjà eu lieu. Pour le reste j'avais confié la vente de la voiture à un garagiste, celle de la maison à un agent immobilier; tout s'était arrangé de la manière la plus simple. La valeur de ces biens était fixée par la loi du marché. Il y avait bien sûr une marge de négociation: 10 % de part et d'autre, pas plus. Le taux d'imposition, non plus, n'était pas un mystère: il suffisait de consulter les petites brochures, très bien faites, remises par la Direction des impôts.
Sans doute mon père avait-il, à plusieurs reprises, envisagé de me déshériter; finalement, il avait dû y renoncer; il avait dû se dire que c'était trop de complications, trop de démarches pour un résultat incertain (car ce n'est pas facile de déshériter ses enfants, la loi ne vous offre que des possibilités restreintes: non seulement les petits salauds vous pourrissent la vie, mais ils profitent ensuite de tout ce que vous avez pu accumuler, au prix des pires efforts). Il avait dû se dire surtout que ça n'avait aucun intérêt – parce que, ce qui pouvait arriver après sa mort, qu'est-ce qu'il en avait à foutre? Voilà comment il avait raisonné, à mon avis. Toujours est-il que le vieux con était mort, et que j'allais revendre la maison où il avait passé ses dernières années; j'allais également revendre le Toyota Land Cruiser qui lui servait à ramener des packs d'Evian du Casino Géant de Cherbourg. Moi qui vis près du Jardin des Plantes, qu'aurais-je fait d'un Toyota Land Cruiser? J'aurais pu ramener des raviolis à la ricotta du marché Mouffetard, et c'est à peu près tout.
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