La libido guide le monde?
Huitième motivation: les stupéfiants, et tous les produits chimiques qui nous font agir malgré notre volonté. Une envie artificielle qui devient un besoin qui dépasse les autres. Au début les gens y goûtent par curiosité, convivialité, sociabilité. Les paradis artificiels envahissent ensuite tout l'esprit au point d'annihiler le libre arbitre et de faire reculer le premier besoin: la survie.
Neuvième motivation: la passion personnelle. Elle est différente pour chacun. Tout d'un coup on focalise sur une activité a priori banale et cette activité devient la chose la plus importante du monde. Un art. Un sport. Un métier. Un jeu.
Elle se souvient avec quelle hargne les filles de l'orphelinat jouaient la nuit, au poker, à la lumière de bougies, en misant leur maigre argent de poche. Le monde s'arrêtait à ce que réservaient les cartes: paire, double paire, brelan, quinte, full. Comme si leur vie entière dépendait de ces morceaux de cartons illustrés.
Cela n 'a pas de sens dans l'histoire biologique de l'homme. Et pourtant cela prend tant d'importance…
Même sa collection de poupées. Elle représentait la famille qu'elle n'avait jamais eue. Une passion encombrante. Des poupées pas toujours jolies, en tissu, en porcelaine ou en plastique, auxquelles elle avait donné des noms. Elle leur cousait des vêtements avec plus d'affection qu'une mère pour ses enfants. Car elle en avait exactement cent quarante-quatre, de ces poupées. Elle n'en avait échangé aucune. Et après les poupées, prolongation logique, elle s'était mise à collectionner les amants. Peut-être une centaine aussi. Non, moins. Si, pour ses poupées, elle connaissait le chiffre exact, pour ses amants c'était plus flou. Elle aurait aimé que, comme les timbres, on puisse les échanger. «Je t'échange un des jumeaux que j'ai en double contre ton bodybuildé albinos aux yeux rouges.»
C'est aussi par passion personnelle que j'enquête maintenant. Après les poupées, les amants, je collectionne les enquêtes; enquête sur les origines de l'humanité, enquête sur le fonctionne ment du cerveau. Ma collection ne fait que commencer mais c'est ma passion personnelle.
Elle se ronge les ongles dans le noir.
Dixième motivation…
Le capitaine Umberto avait parlé de «l'Ultime Secret». Il le décrivait comme une motivation plus forte que la drogue, comme la motivation la plus intense.
Deep Blue IV aurait, dans ce cas, profité de sa super-intelligence informatique pour combiner des molécules et inventer une drogue nouvelle. Une drogue plus puissante que les stupéfiants traditionnels. Il dominerait ainsi la population de l'hôpital, les médecins, les infirmiers, les malades.
L'Ultime Secret…
Samuel Fincher en aurait-il usé?
Serait-ce lié à sa mort?
L'hypothèse de la super-drogue indécelable lui semble plus logique que celle du gadget branché sur le réseau. Cela expliquerait de surcroît que Natacha n'ait rien vu et se soit crue coupable.
Mais cela l'avance à quoi de comprendre maintenant?
Elle est enfermée dans une pièce capitonnée, dans ce qu'il faut bien appeler un asile de fous, sur une île cernée par la mer.
Il faut que je conserve à tout prix ma raison, se dit-elle. La pire chose qui puisse m'arriver serait de devenir folle à mon tour. Si je manifeste le moindre signe de folie, personne ne me croira plus.
Lucrèce Nemrod se ronge un ongle jusqu'au sang. Cette douleur lui tient l'esprit éveillé.
Que faire pour ne pas perdre la tête?
Explorer. Jean-Louis Martin n'arrêta pas d'explorer autour du thème de l'Ultime Secret. Le filon était maigre mais il découvrit qu'il n'y avait pas que l'inventeur de l'Ultime Secret à préserver son trésor caché. Tous ceux qui avaient travaillé de près ou de loin avec lui, tous ceux qui étaient au courant de la portée de l'Ultime Secret avaient passé une sorte d'accord leur interdisant de poursuivre les recherches sur ce thème trop sensible.
L'Ultime Secret était bien caché.
Pour une fois que la science faisait preuve de retenue, cela méritait d'être noté.
Jean-Louis Martin trouva cependant la brèche. La thèse sur l'Ultime Secret était restée dans la fonction corbeille d'un vieil ordinateur dorénavant inutilisé mais encore branché sur le Net, avec sa corbeille pleine…
Un accident avait permis de découvrir l'Ultime Secret, un pacte en avait interdit la divulgation, et une recherche fortuite l'aidait à en connaître le contenu.
Cependant il n'en savait pas assez.
Il lança donc des programmes-agents de recherches plus précis qui furetaient dans tous les hôpitaux, laboratoires, universités du monde. «Une chaîne est solide par son maillon le plus faible», pensait-il. Il devait y avoir quelques dizaines de personnes dans le monde à avoir approché l'inventeur de l'Ultime Secret. Sur ces quelques dizaines, il devait forcément y en avoir une qui, avec le temps, trahirait le pacte. Une assistante peut-être. Une secrétaire. Des gens dans l'entourage de l'inventeur. Des compagnons de beuverie auxquels il aurait confié son secret dans un instant d'abandon. Une maîtresse qu'il aurait voulu impressionner.
Même en matière de science, aucun tabou ne peut être imposé indéfiniment.
Jean-Louis Martin, plus déterminé que jamais, lisait tout, regardait tout, inspectait tout. Athéna, de son côté, faisait de même cent fois plus vite.
Tout ce qui passait dans un fichier, tout ce qui passait devant une webcam ou une caméra de surveillance et qui pouvait avoir ne serait-ce qu'un vague rapport avec l'Ultime Secret était lu et stocké.
Je dénicherai le maillon faible, se disait-il.
Lucrèce hurle.
Comment ne pas devenir folle dans le noir? Elle se rappelle tous ces moments où elle a éprouvé la peur dans l'obscurité. A l'orphelinat, quand elle s'est retrouvée dans les caves et que sa lampe de poche s'est éteinte. Comme elle avait crié! Quand elle jouait à colin-maillard, les yeux bandés. Les yeux apportent tellement d'informations. La lumière constitue déjà une drogue. C'est la première sensation à la sortie du ventre de la mère. Ensuite seulement vient l'air. Et dès qu'on a goûté à ces deux-là on ne peut plus s'arrêter. Sa naissance n'avait pas été sans difficulté. Sa tête coincée à la sortie. L'hypnose lui avait permis de se le remémorer… Le pouvoir du cerveau est énorme. Lui seul recèle toutes les solutions. Toutes les illusions. Tous les pouvoirs.
Le cerveau humain est la structure la plus complexe de l'univers.
Elle a lu dans L'Encyclopédie du savoir relatif et absolu une phrase sur laquelle elle n'a plus cessé de réfléchir: «Le réel c'est ce qui continue d'exister lorsqu'on cesse d'y croire.» Donc on peut inventer du réel temporaire.
Elle se souvient aussi du texte d'un écrivain dissident russe, Vladimir Boukovski, qui racontait que, pour supporter la torture, il s'imaginait en train de construire sa maison «virtuelle» dans sa tête. Quand la douleur devenait insupportable il allait s'y réfugier et, là, plus personne ne pouvait l'atteindre.
Le pouvoir de la pensée. Si c'était bon pour les prisonniers du goulag c'est bon pour moi.
Lucrèce Nemrod ferme les yeux.
Elle oublie ce qu'il lui arrive.
Elle oublie où elle est.
Elle entreprend de construire dans son esprit sa maison idéale. Mieux encore: un château. Puisqu'il n'y a pas de limite à l'imaginaire, autant en profiter. Elle commence par dessiner le plan de son palais dans sa tête, puis en creuse les fondations. Ensuite elle bâtit les murs avec des pierres de taille. Puis elle installe les fenêtres, les portes, le toit. Elle aménage les jardins extérieurs et les jardins intérieurs. Elle place une petite piscine au centre de la cour centrale.
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