J'ai regardé hier soir à la télévision une émission sur la chirurgie esthétique. C'est sans doute ce qui a provoqué ce cauchemar. On y expliquait précisément comment on arrangeait le portrait. Maman était littéralement rivée à l'écran. D'habitude quand il y a du sang à la télé, mes parents m'obligent à aller me coucher, mais là ils étaient tellement fascinés qu'ils ont oublié de le faire.
Maman a déclaré qu'elle aimerait bien elle aussi passer sur la table d'opération pour se faire remodeler le visage. Elle a dit qu'il vaut mieux ne pas trop attendre, plus on est jeune meilleur est le résultat.
Papa a rétorqué que l'opération coûtait beaucoup trop cher, mais maman a répondu que la beauté n'a pas de prix, surtout quand elle constitue un capital professionnel. Papa a déclaré que, pour lui aussi, son physique était un atout indispensable mais qu'il préférait l'entretenir et raffermir ses chairs par le sport plutôt que par le bistouri.
Papa a reproché à maman de se laisser aller et d'être trop dépensière. Après, il a voulu lui donner un bisou mais maman l'a repoussé. Elle a dit qu'il ne la regardait plus, sinon, il aurait vu ses rides et il lui aurait lui-même proposé d'y remédier. Elle a dit qu'une femme n'est jamais parfaite et qu'à partir d'un certain âge elle est responsable de son visage.
C'est vrai, ça? La beauté n'est donc pas un trésor acquis une fois pour toutes?
Ils se sont disputés. Maman a reproché à papa de fréquenter une poule plus jeune qu'elle. Pourtant, je n'ai jamais remarqué le moindre oiseau dans l'appartement. Papa a déclaré qu'il n'avait pas de poule, qu'il en avait par-dessus la tête de ses soupçons. Maman a riposté que, de toute façon, toute femme a le droit de prendre soin de son physique et que, s'il refusait de lui payer l'opération, elle ne se gênerait pas pour tirer un chèque sur leur compte commun.
Papa a dit: «Tu n'as pas intérêt à faire ça.» Ils ont prononcé la phrase rituelle: «Pas devant la petite», et après, ils sont allés dans leur chambre. Ils ont continué à crier. Des objets se sont brisés par terre ou contre les murs. Et puis c'a été le silence.
Il y a beaucoup de choses que je trouve bizarres dans le comportement des adultes. Je suis restée encore un peu devant la télévision pour regarder la suite du magazine.
Après, dans ma chambre, comme souvent le soir, je me suis assise devant le miroir et j'ai réfléchi. Si maman a besoin de la chirurgie esthétique pour être encore plus belle, alors moi aussi.
Que changer pour être encore plus belle? Je scrute mon visage dans la glace et je trouve: le nez.
J'ai le nez trop long. Père Noël, si vous m'écoutez,, voilà mon vœu le plus cher: une opération esthétique pour raccourcir mon nez.
– Arrêtez de poser des questions, Nemrod.
– Mais…
– Vous m'énervez, Nemrod. Contentez-vous d'apprendre la leçon et puis c'est tout. C'est toujours dans la lune et ça ne sait que poser des questions. Moi ce que je veux, c'est des réponses.
Ricanements dans la classe. Je baisse la tête. Je suis malheureux à l'école. L'instit nous demande toujours d'apprendre des trucs par cœur et je n'ai pas de mémoire. Je fais mille efforts pour retenir cette année les tables d'addition et de soustraction. Au CP, j'ai eu un mal fou à apprendre l'alphabet et à écrire mon nom et mon adresse. Impossible de retenir mes conjugaisons. Je n'arrive même pas à mémoriser le code d'entrée de ma propre maison. Combien de fois ai-je essayé en vain, dehors, dans le froid, des combinaisons de chiffres?
Avec les autres élèves mes rapports ne sont pas simples non plus. Parce que je suis rouquin et que je porte des lunettes. Ils m'appellent «carotte à besicles» ou «clou rouillé». Je crois que je me suis trompé de planète.
C'est encore auprès de Mona Lisa que je me sens le mieux. Elle est toujours de bon conseil. Hier, j'avais un problème de mathématiques à résoudre avec trois réponses possibles. Eh bien, Mona Lisa s'est empressée de mettre la patte sur la bonne!
Si je ne suis pas de cette planète-ci, peut-être suis-je d'une planète de chats?
La semaine dernière, je suis passé devant un magasin de jouets et j'ai aperçu un engin spatial extraordinaire avec des petites lumières qui clignotent. Peut-être qu'avec un véhicule pareil, on peut voyager dans le cosmos pour retrouver sa vraie planète? Sur la mienne, je suis certain que la plupart des créatures ont des che veux rouges et que ce sont les blonds et les bruns qui se font traiter de «tête de maïs» et de «tête de bouse».
Sur ma planète, on ne demande à personne d'apprendre des récitations par cœur parce qu'on sait que ça ne sert à rien. Et on n'a pas besoin de code d'entrée pour rentrer chez soi. Bientôt ce sera Noël. Je vais demander au Père Noël qu'il m'apporte cet engin spatial.
J'en parle à Mona Lisa. Elle a l'air d'accord avec mon choix.
Je suis assis en tailleur, en lévitation, sous un arbre de la forêt turquoise. Le lac des Conceptions clapote sur ma droite. Les trois sphères palpitent au-dessus de mes paumes. Chaque fois que je me branche sur mes clients, je ressens une petite douleur. Comme si de me relier à des êtres de chair me faisait retrouver un peu des sensations charnelles.
Edmond Wells s'avance. Il touche du bout du doigt la sphère d'Igor, passe une main sur celle de Venus.
– Maintenant au moins, tu connais le levier principal de chacun. L'observation des signes pour Igor. Les rêves pour Venus. Le chat pour Jacques. Mais attention, parfois ils additionnent plusieurs leviers, parfois ils en changent. Ne te laisse pas entraîner par la routine. Alors, quels sont leurs vœux pour Noël?
– Igor souhaite… qu'un de ses copains reçoive un coup de couteau dans le ventre. Venus veut une opération de chirurgie esthétique pour se faire raccourcir le nez et Jacques convoite un jouet en plastique en forme d'engin spatial extraterrestre. Je dois vraiment exaucer tous leurs vœux?
Mon instructeur perd patience.
– En choisissant de devenir un ange, tu t'es engagé à ne pas discuter cette règle. Tu n'as pas à juger de la qualité de leurs souhaits, ton rôle consiste seulement à t'évertuer à les satisfaire.
– Qui a inventé ces règles? Qui voit un intérêt à ce que leurs vœux soient exaucés? Est-ce Dieu?
Edmond Wells fait semblant de ne pas avoir entendu la question. Il penche son visage sur mes œufs avec des mines de gâte-sauce tourmenté. Il modifie les angles de vue, médite et annonce:
– Maintenant que tu as assimilé les cinq leviers, je vais t'enseigner les trois tactiques. De la plus simple à la plus compliquée. Premièrement, la tactique de «la carotte et du bâton». Il s'agit de faire avancer le client, soit par la promesse d'une récompense, soit par la menace d'une punition. Deuxièmement, la tactique du «chaud et froid». Alterner très vite les bonnes et les mauvaises surprises afin de rendre le client plus malléable. Troisièmement, la tactique de «la boule de billard». Agir sur une personne qui agira sur ton client.
Puis, satisfait d'avoir dispensé sa sapience du jour, mon mentor s'en va. À peine s'est-il éloigné que Raoul Razorbak, mon tentateur, apparaît derechef.
– Suivons-le.
Discrètement, nous avançons parmi les arbres jusqu'à une anfractuosité où Edmond Wells, assis en tailleur, paumes en avant, considère fixement un œuf et non pas trois. Les instructeurs auraient-ils donc charge d'âmes particulièrement triées sur le volet?
L'œuf unique scintille.
Edmond Wells bouge les lèvres. Il lui parle:
– Es-tu prêt, Ulysse Papadopoulos? Voici une nouvelle entrée pour l' Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu .
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