Et de réciter un chapitre concernant l'influence des langues sur la pensée. Je n'en crois pas mes oreilles.
Edmond Wells dicte des informations à un humain. Mais pas à n'importe quel humain, je me morigène aussitôt. Raoul avait raison. Notre instructeur se sert d'un médium pour transmettre son savoir car, plus que tout, il redoute que ne disparaissent les idées non consignées sur un support matériel.
– Ce mortel, cet Ulysse Papadopoulos, en sait donc davantage que les anges sur leur territoire, chuchote mon ami. Descendons le voir. Ça devrait être intéressant…
QUESTION DE LANGUE: La langue que nous utilisons influe sur notre manière de penser. Par exemple, le français, en multipliant les synonymes et les mots à double sens, autorise des nuances très utiles en matière de diplomatie. Le japonais, où l'intonation d'un mot en détermine le sens, exige une attention permanente quant aux émotions de ceux qui s'expriment. Qu'il y ait, de surcroît, dans la langue nippone plusieurs niveaux de politesse contraint les interlocuteurs à situer d'emblée leur place dans la hiérarchie sociale.
Une langue contient non seulement une forme d'éducation, de culture, mais aussi des éléments constitutifs d'une société: gestion des émotions, code de politesse. Dans une langue, la quantité de synonymes aux mots «aimer», «toi», «bonheur», «guerre», «ennemi», «devoir», «nature» est révélatrice des valeurs d'une nation.
Aussi faut-il savoir qu'on ne pourra pas faire de révolution sans commencer par changer la langue et le vocabulaire anciens. Car ce sont eux qui préparent ou ne préparent pas les esprits à un changement de mentalité.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome IV.
Pour Noël, j'ai eu mon engin spatial. Je l'ai trouvé dans une boîte au pied du sapin. Comme j'étais content! J'ai embrassé mes parents et nous avons mangé des trucs gras pour «faire la fête». Foie d'oie, huîtres, saumon fumé avec de la crème d'aneth, dinde avec une sauce aux marrons, bûche au beurre.
Je ne comprends pas ce qui leur plaît tant dans ces mets de fête.
Ma grande sœur Suzon me dit que le foie gras provient d'une oie gavée de force jusqu'à ce qu'elle attrape un énorme foie, ma petite sœur Marthe renchérit en assurant qu'on jette les homards vivants dans l'eau bouillante pour les faire cuire et maman nous demande de vérifier que les huîtres sont bien vivantes en leur expédiant une giclée de citron. Si elles bougent, elles sont bonnes à consommer.
Après le bon repas, nous avons raconté des blagues. Papa en a sorti une qui m'a fait bien rire.
– C'est l'histoire d'un type renversé par un camion. Il se relève et alors il est renversé par une moto. Il se relève et alors il y a un cheval qui l'envoie valser. Il se relève et alors il se prend un avion en pleine figure. À ce moment, il y a quelqu'un qui crie: «Arrêtez le manège, il y a un blessé!»
Je n'ai pas compris tout de suite mais, quand j'ai saisi, j'ai ri pendant une heure. Les blagues que je ne comprends pas immédiatement sont celles qui m'amusent le plus ensuite.
Les blagues sont comme des petits contes. Les bonnes blagues nécessitent un décor, un personnage, une situation de crise ou un suspense qu'il faut mettre en place très vite, sans une parole de trop. Elles exigent aussi une fin surprenante, et ça, ce n'est pas si commode à trouver. Il faut que j'apprenne à inventer des blagues, ça me paraît un bon exercice.
Les blagues présentent l'avantage de pouvoir être testées en direct. On les raconte et on voit tout de suite si elles font rire. On ne peut pas tricher. Lorsqu'ils ne comprennent pas ou ne trouvent pas ça drôle, les gens ne se forcent pas à rire. J'ai tenté ma chance.
– Vous savez comment on ramasse la papaye?
Tout le monde a dit non.
– Avec une fou-fourche!
Tout le monde a souri. Personne n'a ri. Raté.
– Il est gentil, a dit maman en me passant la main dans les cheveux.
Vexé, je me suis enfui aux toilettes et je m'y suis calfeutré après avoir poussé la targette. Ça a été ma vengeance. Ensuite, j’ai occupé les lieux et j’ai interdit à quiconque d'y pénétrer. À bout d'arguments, mon oncle a proposé d'enfoncer la porte. «Quand même pas», a dit papa. J'ai gagné. Les W-C, c'est vraiment le refuge absolu.
Les jours suivants, je me suis bien amusé avec mon engin spatial. Pour qu'il atterrisse sur une planète, j'ai fabriqué un monde extraterrestre plus cinq petits bonshommes avec du papier toilettes, de la colle et des lanières de bouteilles en plastique. Ma planète est rouge avec un ciel rouge et de l'eau rouge. J'ai tout peint en rouge avec le vernis à ongles à maman, mais elle ne s'en est pas encore aperçue.
Ensuite, j'ai entrepris d'écrire l'aventure de mes héros. C'est l'histoire de quatre astronautes qui débarquent sur une planète rouge où il n'y a que des guerriers extraterrestres très puissants qui n'ont peur de rien. Ils lient amitié avec eux et apprennent leur code d'honneur et leur art de combattre, lesquels sont très différents de ceux en vigueur sur la Terre.
Mona Lisa a croqué un de mes astronautes. Ça m'a donné l'idée d'ajouter à mon histoire un monstre, l'Angora géant, à fuir à tout prix. Ce que j'aimerais maintenant, c'est trouver quelqu'un pour lui lire mon histoire. Si c'est pour moi tout seul, à quoi ça sert d'écrire?
Tout s'est passé très vite.
On essayait des habits avec maman dans un magasin chic pour enfants de Beverly Hills quand un homme s'est approché de nous, m'a caressé les cheveux. Maman m'a toujours recommandé: «Ne te laisse pas toucher, ne prends pas de bonbons si un étranger t'en offre et ne suis jamais un inconnu.» Mais cette fois, elle était avec moi et elle n'a pas chassé le monsieur.
– Je veux la photographier. Je suis photographe pour un grand catalogue de vêtements d'enfants, a-t-il déclaré.
Maman a répondu qu'elle était elle-même mannequin, qu'elle connaissait le métier et qu'elle n'avait pas envie que sa fille entre dans cet enfer.
Ensuite, je ne sais pas pourquoi, ils ont parlé chiffres. Chaque fois que le type en disait un, maman annonçait un chiffre au-dessus. C'était comme un jeu. C'est maman qui a eu le dernier mot et nous sommes rentrées à la maison.
Une semaine plus tard, maman m'a accompagnée dans un endroit très éclairé. Tout le monde s'est affairé autour de moi. On m'a maquillée. On m'a coiffée. On m'a habillée. Tout le monde disait que j'étais belle, mais ça, je le sais depuis longtemps. Une dame a assuré que j'étais «plus que belle». Parfaite.
Bon, s'ils ne remarquaient pas tout seuls mon point faible, mon nez trop long, je n'allais pas le leur révéler. Ils ont commencé par m'asseoir sur une chaise pour me photographier sous tous les angles. J'adore le petit bruit des flashes. Ça ronronne comme un animal sur le point de bondir puis l'éclair jaillit et ça recommence.
Ensuite, j'ai fait semblant de jouer à la poupée sur fond de nuages. Maman me contemplait avec fierté. Le monsieur était là et ils ont encore joué aux chiffres et c'est maman qui a encore eu l'air de gagner. Maman a souligné que j'avais accompli quelque chose d'extraordinaire et, pour me récompenser, elle m'a donné le droit de faire un vœu. Quel qu'il soit, il serait exaucé.
J'ai souhaité être vraiment parfaite.
– Tu es parfaite, a dit ma mère.
J'ai sangloté.
– Non. Mon nez est beaucoup trop long. J'ai besoin d'une opération esthétique.
– Tu plaisantes? a ri ma mère.
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