Après maints essais, maman semble avoir renoncé à m'assassiner. Elle boit, elle boit et me considère d'un œil torve. Soudain, elle lance son verre dans ma direction. Je m'empresse de baisser la tête et, comme d'habitude, il va se briser à grand fracas contre le mur.
– Je n'arriverai peut-être pas à te tuer, mais tu ne vas plus me gâcher la vie longtemps, m'annonce-t-elle.
Elle enfile une veste , m'entraîne par la main comme pour aller faire des courses, mais je me doute bien qu'elle n'a pas l'intention de courir les magasins. J'en ai la confirmation quand elle me dépose ou plutôt me jette sur le parvis d'une église.
– Maman!
Elle s'éloigne à grands pas et puis, soudain, revient et me lance un médaillon doré. Dedans, il y a la photo d'un type à grosses moustaches.
– C'est ton père. Tu n'as qu'à le retrouver. Il se fera un plaisir de s'occuper de toi. Adieu!
Je m'assois dans la neige trempée. Je dois continuer à vivre. Il le faut. Les flocons tombent en épaisse toile blanche et commencent à me recouvrir.
– Que fais-tu là, mon petit?
Je lève ma tête glacée vers un monsieur en uniforme.
Le jour je dessine et la nuit j'ai le sommeil agité. Je fais beaucoup de rêves. Je rêve qu'un animal est prisonnier dans ma tête et s'acharne à en sortir. C'est un petit lapin et il me ronge le crâne de l'intérieur. Tout en grignotant, il répète toujours la même phrase: «Il faut que tu te souviennes de moi.» Je me réveille parfois avec une migraine terrible. Cette nuit, la douleur est encore plus vive que d'habitude. Je me lève et je vais voir papa et maman. Ils dorment. Comment peuvent-ils se permettre de dormir alors que ma tête me fait si mal? Je crois qu'ils ne m'aiment pas vraiment.
Je dessine ma douleur et je dessine l'être que je crois être en moi et qui me ronge.
J'ai peur. Je ne sais pas pourquoi j'ai peur. Hier soir il y avait à la télévision ce qu'ils appellent un «western». J'étais tétanisé de peur et d'horreur. Je tremblais de tout mon corps. Toute ma famille a été surprise.
Ce matin mes sœurs surgissent en imitant les cow-boys pour m'effrayer. Je fuis à l'autre bout de l'appartement. Elles me rattrapent dans le salon. Je cours dans la cuisine. Elles me rattrapent dans la cuisine. Je cours vers la salle de bains. Elles me rattrapent dans la salle de bains.
– On va te scalper, clame Mathilde, la plus jeune.
Mais pourquoi dit-elle des choses méchantes comme ça!
Mes sœurs me poursuivent jusque dans la chambre des parents. Puis elles tentent de me saisir dans la buanderie mais je leur échappe en me faufilant entre leurs jambes. Je m'affole. Où me cacher? Une idée me vient. Je m'enferme dans les W-C. Pour plus de sécurité, je pousse la targette. Elles tapent contre la porte mais je ne crains rien, elle est solide. Dans ces W-C, je me sens comme dans une forteresse tandis qu'elles frappent de plus belle. Tout à coup, elles s'arrêtent. Dehors ça discute.
– Que se passe-t-il? demande papa.
– Y a que Jacques s'est enfermé dans les toilettes, piaillent mes sœurs.
– Dans les toilettes? Mais qu'est-ce qu'il fiche, là-dedans? s'étonne mon père.
Et c'est alors que je suis saisi d'une inspiration. Je prononce la phrase que dit toujours papa lorsqu'il veut être tranquille aux W-C et qui agace maman:
– Je lis un livre.
Silence derrière la porte. Je sais que dans la maison le mot «livre» suscite immédiatement le respect.
– Alors, on fait sauter la porte? propose gentiment Mathilde.
Suspense.
Puis j'entends papa grommeler:
– S'il est aux W-C pour lire un livre, il faut le laisser.
Une leçon s'inscrit dans ma tête. Quand plus rien ne va, tu t'enfermes dans les W-C et tu lis un livre.
Je m'assieds sur la cuvette et j 'observe. Il y a un tas de journaux sur ma droite et, au-dessus, une étagère spécialement aménagée en bibliothèque par papa. Je m'empare d'un livre. Les pages sont pleines de lettres collées côte à côte et que je ne sais pas décrypter. Je contemple les couvertures d'autres ouvrages. Par chance, il y a aussi un album pour enfants avec beaucoup d'images. Je le connais. Papa me l'a déjà lu avant que je m'endorme. Il raconte l'histoire d'un homme géant chez les nains et nain chez les géants. Je crois que l'homme s'appelle «Gulliver». Je regarde les images et essaie de déchiffrer les lettres pour que ça forme des mots. C'est trop dur. Je m'attarde sur le dessin du bonhomme géant ligoté par la foule des tout-petits.
Un jour, je saurai lire et je m'enfermerai dans les W-C longtemps, longtemps, et je lirai tellement fort que j'oublierai tout ce qui se passe derrière la porte.
43. LES QUATRE SPHÈRES DES DESTINS
Edmond Wells nous entraîne vers une entrée rocheuse des montagnes du Nord-Est. Mon instructeur nous indique un passage et nous glissons dans un labyrinthe de tunnels avant de déboucher dans une immense grotte illuminée par quatre ballons d'environ cinquante mètres de haut en lévitation à deux mètres du sol.
Des anges instructeurs volettent autour d'eux comme des moucherons sur des melons phosphorescents en suspension.
– Ce lieu a pour vocation de n'être fréquenté que par les seuls anges instructeurs, annonce notre mentor. Mais étant donné que vous êtes tellement désireux de voir ce que les autres anges ne voient pas et ne cher chent d'ailleurs pas à voir, je veux bien assouvir un peu votre curiosité.
Nous nous approchons.
Les quatre ballons sont de taille identique mais leurs contenus sont différents.
Le premier recèle l'âme du monde minéral.
Le second celle du monde végétal.
Le troisième l'âme du monde animal.
Le quatrième l'âme du monde humain.
Je vais vers la première sphère. À l'intérieur, un noyau étincelant frémit. Serait-ce l'âme de la Terre, la fameuse Gaia, l' Alma mater dont parlaient les Anciens?
– La Terre possède donc une âme?
– Oui. Tout vit, et tout ce qui vit est doté d'une âme, répond Edmond Wells.
Et, négligemment, il ajoute:
– Et tout ce qui est doté d'une âme a envie d'évoluer.
Fasciné, je m'abandonne à la contemplation des sphères.
– Tout vit, vraiment? Même les pierres?
– Même les montagnes, même les ruisseaux, même les cailloux, mais leur âme est de bas niveau. Pour le mesurer, il suffît d'observer le scintillement de la lumière-noyau et, intuitivement, on en déduit la notation de l'âme.
– Donc , dis-je, intégrant cette cosmogonie, le minerai, étant au stade 1, devrait être noté à 100 points, le végétal à 200, l 'animal à 300 et l'humain à 400…
– Mesure!
Je perçois en effet l'âme de la Terre, mais elle n'est pas à 100 points pile, elle est à beaucoup plus… 163 points! La seconde sphère, celle des forêts, des champs et des fleurs n'est pas non plus à 200 mais à 236 points. Celle du règne animal est à 302. Quant à l'humanité, elle est à 333.
– Quoi, m'étonné-je, l'humanité n'est pas à 400 points?
Edmond Wells confirme:
– Comme je te l'ai déjà dit, là réside tout le sens de notre travail. Contribuer à hisser les humains pour qu'ils deviennent enfin des humains. De véritables 4. Mais comme tu peux t'en rendre compte, les humains ne sont pas à la place qui leur est dévolue. Ils ne sont même pas encore à équidistance entre l'animalité du 3 et la sagesse du 5. Le «chaînon manquant», c'est eux. Ah, ça me fait bien rigoler lorsque Nietzsche parle de «surhommes»! Avant de devenir des surhommes, qu'ils deviennent déjà des hommes!
Je me penche de plus près sur la sphère de l'humanité et regarde un peu mieux les six milliards de bulles avec chacune son noyau lumineux.
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