J'émets:
«Bouge, va sauver le petit humain.»
Elle n'en a cure.
«Je suis trop occupée, répond l'effronté animal. Tu ne vois pas que je regarde la télé?»
Je me branche plus profondément encore sur la cervelle de Mona Lisa.
«Si tu ne te lèves pas de là, le gosse va mourir.»
Elle continue tranquillement de se lécher.
«M'est égal. Ils en feront d'autres. De toute façon, tous ces enfants dans une maison, c'est trop. Que de bruit, que d'agitation! Et ils finissent toujours par nous faire mal en nous tirant les moustaches. J'aime pas les petits d'humains.»
Comment contraindre cette chatte à sauver l'enfant?
«Écoute, le chat, si tu ne te précipites pas tout de suite pour sauver Jacques, j'enverrai des parasites sur l'antenne de télévision.»
J'ignore si j'en suis capable mais l'important c'est qu'elle le croie. Elle paraît en effet saisie d'un doute. Je lis dans son esprit des souvenirs d'émissions parasitées par des orages, d'écrans couverts de neige. Pire, elle a même connu des pannes et des grèves qui l'ont beaucoup contrariée.
– Tiens, bonjour le chat. C'est la première fois que tu viens te frotter contre moi. Que tu es gentil, comme ta fourrure est agréable à caresser! Je préfère jouer avec toi qu'avec ce bâton, là-haut.
Hier je suis restée longtemps devant mon miroir. Je me suis fait des grimaces, mais même quand je grimace, je me plais.
Mes parents m'ont mis des couches-culottes roses satinées. Ils disent que c'est pour que j'y fasse «pipi» et «caca». Je ne sais pas de quoi ils parlent. Je demande «quoi pipi?» et maman me montre. J'examine le liquide jaune. Je le renifle. Je suis dégoûtée. Comment d'un aussi joli corps que le mien peut-il suinter un liquide qui sent aussi mauvais? Je pique une colère. C'est tellement injuste. Et puis que c'est humiliant de porter des couches!
Il paraît que tous les humains sans exception font «pipi» et «caca». C'est ce que disent papa et maman en tout cas, mais je n'en crois rien. Il y en a forcément qui échappent à cette calamité.
J'ai mal à la tête.
J'ai souvent mal à la tête.
Il s'est passé quelque chose de très important que j’ai oublié. Tant que je ne me le rappellerai pas, je sais que j'aurai mal à la tête.
Maman veut me tuer.
Hier elle m'a enfermé dans une pièce avec la fenêtre grande ouverte. Le vent glacé m'a pénétré jusqu'aux os, mais je développe des facultés de résistance au froid. J'ai tenu. De toute façon, je n'ai pas le choix. Je sais que si je tombe malade, elle ne me soignera pas.
«Je te nargue, maman. Je suis toujours vivant. Et, à moins que tu ne trouves en toi le courage de m'enfon-cer carrément un couteau dans le ventre, désolé, je vivrai.»
Elle ne m'écoute pas. Elle est déjà sur le lit, à cuver sa vodka.
Raoul et moi cherchons une autre voie vers le monde des 7. Nous lévitons vers l'est, nous nous élevons jusqu'au sommet d'une montagne, nous essayons de passer par-dessus, et là, une barrière invisible nous empêche d'avancer.
– Je te l'avais bien dit, le monde des anges est une prison, marmonne Raoul, lugubre.
Comme par hasard, Edmond Wells surgit devant nous.
– Ho! ho! que manigancez-vous donc par ici?
– Nous en avons assez de ce travail. Cette tâche est impossible, assène Raoul, les poings sur les hanches en signe de défi.
Edmond Wells comprend que l'affaire est grave.
– Qu'en penses-tu, Michael?
Raoul répond à ma place:
– À peine éclos, ses œufs sont déjà cuits. «Ils» lui ont refilé un Jacques angoissé et maladroit, une Venus narcissique superficielle et un Igor que sa mère veut achever. Quels cadeaux!
Edmond Wells n'a pas un regard pour mon ami.
– C'est à Michael que je m'adresse. Qu'en penses-tu, Michael?
Je ne sais que répondre. Mon instructeur insiste:
– Tu n'éprouves quand même pas une nostalgie pour ta vie de mortel? Souviens-toi de ton existence d'incarné.
Je me sens pris entre deux feux. D'un geste ample, Edmond Wells embrasse l'horizon.
– Tu souffrais. Tu avais peur. Tu étais malade. Maintenant tu es pur esprit. Libéré de la matière.
Et ce disant, il me traverse de part en part. Raoul hausse les épaules avec dégoût.
– Mais nous avons perdu toute sensation tactile. Nous ne pouvons même plus réellement nous asseoir.
Il esquisse le geste et choit comme s'il avait traversé une chaise inexistante.
– Nous ne vieillissons plus, avance Edmond Wells.
– Mais nous n'avons pas conscience du temps qui passe, riposte Raoul du tac au tac. Plus de secondes, plus de minutes, plus d'heures, plus de nuits, plus de jours. Plus de saisons.
– Nous sommes éternels.
– Mais nous n'avons plus d'anniversaires! Les arguments fusent.
– Nous ne souffrons pas…
– Mais nous ne ressentons plus rien.
– Nous communiquons par l'esprit.
– Mais nous n'écoutons plus de musique.
Edmond Wells ne se laisse pas décontenancer.
– Nous volons à des vitesses vertigineuses.
– Mais nous ne sentons même plus la caresse du vent sur notre visage.
– Nous restons constamment en éveil.
– Mais nous n'avons plus de rêves!
– Mon mentor tente encore de marquer des points mais mon ami ne renonce pas:
– Plus de plaisirs. Plus de sexualité.
– Plus de douleurs non plus! Et nous avons accès à toutes les connaissances, rétorque Edmond Wells.
– Il n'y a même plus de… livres. Il n'y a même pas une bibliothèque au Paradis…
Mon instructeur est touché par cet argument.
– En effet, nous n'avons pas de livres… mais… mais…
Il cherche puis trouve:
– Mais… nous n'en avons pas besoin. Chaque vie de mortel porte en soi une intrigue passionnante. Mieux que tous les romans, mieux que tous les films: observer une simple vie d'humain, avec ses coups de théâtre, ses surprises, ses peines, ses passions, ses chagrins d'amour, ses réussites et ses échecs. Et ce sont des histoires VRAIES, par-dessus le marché!
Là, Raoul Razorbak ne trouve rien à redire. Edmond Wells s'abstient cependant de parader.
– Jadis, j'ai été comme vous, moi aussi, un rebelle.
Il lève la tête comme s'il voulait observer les nuages de pluie. Il concède:
– Hum… Venez. Je vais tâcher de combler un peu votre curiosité en vous révélant déjà un secret. Suivez-moi.
JOIE: «Le devoir de tout homme est de cultiver sa joie intérieure.» Mais beaucoup de religions ont oublié ce précepte. La plupart des temples sont sombres et froids. Les musiques liturgiques sont pompeuses et tristes. Les prêtres s'habillent de noir. Les rites célèbrent les supplices des martyrs et rivalisent en représentations de scènes de cruauté. Comme si les tortures subies par leurs prophètes étaient autant de signes d'authenticité.
La joie de vivre n'est-elle pas la meilleure manière de remercier Dieu d'exister s'il existe? Et si Dieu existe, pourquoi serait-il un être maussade?
Seules exceptions notables: le Tao tô-king , sorte de livre philosophico-religieux qui propose de se moquer de tout, y compris de lui-même, et les gospels , ces hymnes que scandent joyeusement les Noirs d'Amérique du Nord aux messes et aux enterrements.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome IV.
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