Michel Houellebecq - La possibilité d'une île
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Les autres publicités reprenaient, avec la même force de conviction, les principaux éléments du choix de vie élohimite – sur la sexualité, le vieillissement, la mort, enfin les questions humaines habituelles – mais le nom de l'Église lui-même n'était pas cité, sinon tout à fait à la fin, par un carton informatif très bref, presque subliminal, qui portait simplement l'inscription «Eglise élohimite» et un téléphone de contact.
«Pour les publicités positives, j'ai eu plus de mal… glissa Lucas à mi-voix. J'en ai quand même fait une, je pense que tu reconnaîtras l'acteur…» En effet dès les premières secondes je reconnus Flic, vêtu d'une salopette en jean, qui s'affairait, dans un hangar au bord d'une rivière, à une tâche manuelle consistant apparemment en la réfection d'un canot. L'éclairage était superbe, moiré, les trous d'eau derrière lui scintillaient dans une brume de chaleur, c'était un peu une ambiance à la Jack Daniels mais en plus frais, plus joyeux sans vivacité excessive, comme un printemps qui aurait acquis la sérénité de l'automne. Il travaillait calmement, sans hâte, donnant l'impression d'y prendre plaisir et d'avoir tout le temps devant lui; puis il se retournait vers la caméra et souriait largement cependant que s'inscrivait, en surimpression, le message: «L'ÉTERNITÉ. TRANQUILLEMENT.»
Je compris alors la gêne qui les avait tous, plus ou moins, saisis: ma découverte sur le bonheur réservé à la jeunesse et sur le sacrifice des générations n'en était nullement une, tout le monde ici l'avait parfaitement compris; Vincent l'avait compris, Lucas l'avait compris, et la plupart des adeptes aussi. Sans doute Isabelle aussi en avait-elle été consciente depuis longtemps, et elle s'était suicidée sans émotion, sous l'effet d'une décision rationnelle, comme on demande une deuxième donne une fois la partie mal engagée – dans les jeux, peu nombreux, qui le permettent. Etais-je plus bête que la moyenne? demandai-je à Vincent le soir même alors que je prenais l'apéritif chez lui. Non, répondit-il sans s'émouvoir, sur le plan intellectuel je me situais en réalité légèrement au-dessus de la moyenne, et sur le plan moral j'étais semblable à tous: un peu sentimental, un peu cynique, comme la plupart des hommes. J'étais seulement très honnête, là résidait ma vraie spécificité; j'étais, par rapport aux normes en usage dans l'humanité, d'une honnêteté presque incroyable. Je ne devais pas me formaliser de ces remarques, ajouta-t-il, tout cela aurait déjà pu se déduire de mon immense succès public; et c'était également ce qui donnait un prix incomparable à mon récit de vie. Ce que je dirais aux hommes serait perçu par eux comme authentique, comme vrai ; et là où j'étais passé tous pourraient, moyennant un léger effort, passer à leur tour. Si je me convertissais cela voulait dire que tous les hommes pourraient, à mon exemple, se convertir. Il me disait tout cela très calmement, en me regardant droit dans les yeux, avec une expression de sincérité absolue; et en plus je savais qu'il m'aimait bien. C'est alors que je compris, exactement, ce qu'il voulait faire; c'est alors que je compris, également, qu'il allait y parvenir.
«Vous en êtes à combien d'adhérents?
– Sept cent mille.» Il avait répondu en une fraction de seconde, sans réfléchir. Je compris alors une troisième chose, c'est que Vincent était devenu le véritable chef de l'Église, son conducteur effectif. Savant, comme il l'avait toujours souhaité, se consacrait exclusivement à ses travaux scientifiques; et Flic s'était rangé derrière Vincent, obéissait à ses ordres, mettait entièrement à sa disposition son intelligence pratique et son impressionnante puissance de travail. C'était Vincent, sans le moindre doute, qui avait recruté Lucas; c'était lui qui avait lancé l'action: «DONNEZ DU SEXE AUX GENS. FAITES-LEUR PLAISIR»; c'était lui également qui l'avait interrompue, une fois l'objectif atteint; il avait cette fois bel et bien pris la place du prophète. Je me souvins alors de ma première visite au pavillon de Chevilly-Larue, et comme il m'était apparu au bord du suicide, ou de l'effondrement nerveux. «La pierre que les bâtisseurs avaient rejetée…» me dis-je. Je ne ressentais pour Vincent ni jalousie, ni envie: il était d'une essence différente de la mienne; ce qu'il faisait, j'aurais été incapable de le faire; il avait obtenu beaucoup, mais il avait misé, également, beaucoup, il avait misé l'intégralité de son être, il avait tout jeté dans la balance, et cela depuis longtemps, depuis l'origine, il aurait été incapable de procéder autrement, il n'y avait jamais eu en lui aucune place pour la stratégie ni pour le calcul. Je lui demandai alors s'il travaillait toujours au projet de l'ambassade. Il baissa les yeux avec une pudeur inattendue, que je ne lui avais pas vue depuis longtemps, et me dit que oui, qu'il pensait même terminer bientôt, que si je restais encore un mois ou deux il pourrait me montrer; qu'il souhaitait beaucoup, en réalité, que je reste, et que je sois le premier visiteur – immédiatement après Susan, car cela concernait, très directement, Susan.
Naturellement, je restai;rien ne mepressait particulièrement de rentrer à San José; sur la plage il y aurait probablement un peu plus de seins, et de touffes, il allait falloir que je gère. J'avais reçu un fax de l'agent immobilier, il avait eu une offre intéressante d'un Anglais, un chanteur de rock apparemment, mais pour cela non plus il n'y avait pas vraiment d'urgence: depuis la mort de Fox je pouvais aussi bien mourir sur place, et être enterré à ses côtés. J'étais au bar du Lutetia, et au bout de mon troisième alexandra l'idée me parut décidément excellente: non, je n'allais pas revendre, j'allais laisser la propriété à l'abandon, et j'allais même défendre par testament qu'on revende, j'allais mettre de côté une somme pour l'entretien, j'allais faire de cette maison une sorte de mausolée, un mausolée à des choses merdiques, parce que ce que j'y avais vécu était dans l'ensemble merdique, mais un mausolée tout de même. «Mausolée merdique…»: je me répétai l'expression à mi-voix, sentant grandir en moi, avec la chaleur de l'alcool, une jubilation mauvaise. Entre-temps, pour adoucir mes derniers instants, j'inviterais des putes. Non, pas des putes, me dis-je après un instant de réflexion, leurs prestations étaient décidément trop mécaniques, trop médiocres. Je pouvais par contre proposer aux adolescentes qui se faisaient bronzer sur la plage; la plupart refuseraient, mais quelques-unes accepteraient peut-être, j'étais certain en tout cas qu'elles ne seraient pas choquées. Evidemment il y avait quelques risques, elles pouvaient avoir des petits copains délinquants; il y avait aussi les femmes de ménage que je pouvais essayer, certaines étaient tout à fait potables, et ne seraient peut-être pas opposées à l'idée d'un supplément. Je commandai un quatrième cocktail et soupesai lentement les différentes possibilités en faisant tourner l'alcool dans mon verre avant de m'apercevoir que très probablement je ne ferais rien, que je n'aurais pas davantage recours à la prostitution maintenant qu'Esther m'avait quitté que je ne l'avais fait après le départ d'Isabelle, et je me rendis compte aussi, avec un mélange d'effarement et de dégoût, que je continuais (de manière à vrai dire purement théorique, parce que je savais bien qu'en ce qui me concerne tout était terminé, j'avais gaspillé mes dernières chances, j'étais sur le départ maintenant, il fallait mettre un terme, il fallait conclure), mais que je continuais quand même au fond de moi, et contre toute évidence, à croire en l'amour.
DANIEL25,14
Mon premier contact avec Esther31 me surprit; probablement influencé par le récit de vie de mon prédécesseur humain, je m'attendais à une personne jeune. Avertie de ma demande d'intermédiation, elle passa en mode visuel: je me retrouvai face à une femme au visage posé, sérieux, qui avait de peu dépassé la cinquantaine; elle se tenait face à son écran, dans une petite pièce bien rangée qui devait lui servir de bureau, et portait des lunettes de vue. L'ordinal 31 qui était le sien constituait déjà en soi une légère surprise; elle m'expliqua que la lignée des Esther avait hérité de la malformation rénale de sa fondatrice, et se caractérisait par conséquent par des durées de vie plus brèves. elle était, naturellement, au courant du départ de Marie23: il lui paraissait, à elle aussi, presque certain qu'une communauté de primates évolués était installée à l'emplacement de ce qui avait été Lanzarote; cette zone de l'Atlantique Nord, m'apprit-elle, avait connu un destin géologique tourmenté: après avoir été entièrement engloutie au moment de la Première Diminution, l'île avait ressurgi sous l'effet de nouvelles éruptions volcaniques; elle était devenue une presqu'île au moment du Grand Assèchement, et une étroite bande de terre la reliait toujours, selon les derniers relevés, à la côte africaine.
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