Michel Houellebecq - La possibilité d'une île

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Au XXIe siècle, une secte promettant l'immortalité à ses membres a supplanté les religions traditionnelles. Chacun des adeptes, devenu vieux, se suicide en laissant un échantillon d'ADN et un récit de vie. Cloné indéfiniment tous les 50 ans, il mène plusieurs siècles d'une vie esseulée où les sentiments n'ont pas cours.

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Le choc, pour moi, fut assez douloureux; le rêve de tous les hommes c'est de rencontrer des petites salopes innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations – ce que sont, à peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes s'assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement jaloux de leur passé dépravé de petite salope. Refuser de faire quelque chose parce qu'on l'a déjà fait, parce qu'on a déjà vécu l'expérience, conduit rapidement à une destruction, pour soi-même comme pour les autres, de toute raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l'égard de ceux qui appartiennent encore à la vie. Esther, heureusement, ne s'était nullement assagie, mais je ne pus pourtant pas m'empêcher de l'interroger sur sa vie sexuelle; elle me répondit, comme je m'y attendais, sans détour, et avec beaucoup de simplicité. Elle avait fait l'amour pour la première fois à l'âge de douze ans, après une soirée en discothèque lors d'un séjour linguistique en Angleterre; mais ce n'était pas très important, me dit-elle, plutôt une expérience isolée. Ensuite, il ne s'était rien passé pendant à peu près deux ans. Puis elle avait commencé à sortir à Madrid, et là oui, il s'était passé pas mal de choses, elle avait vraiment découvert les jeux sexuels. Quelques partouzes, oui. Un peu de SM. Pas tellement de filles – sa sœur était complètement bisexuelle, elle non, elle préférait les garçons. Pour son dix-huitième anniversaire elle avait eu envie, pour la première fois, de coucher avec deux garçons en même temps, et elle en gardait un excellent souvenir, les garçons étaient en pleine forme, cette histoire à trois s'était même prolongée quelque temps, les garçons s'étaient peu à peu spécialisés, elle les branlait et les suçait tous les deux mais l'un la pénétrait plutôt par-devant, l'autre par-derrière, et c'était peut-être ce qu'elle préférait, il réussissait vraiment à l'enculer très fort, surtout lorsqu'elle avait acheté des poppers. Je l'imaginais, frêle petite jeune fille, entrant dans les sex-shops de Madrid pour demander des poppers. Il y a une brève période idéale, pendant la dissolution des sociétés à morale religieuse forte, où les jeunes ont vraiment envie d'une vie libre, débridée, joyeuse; ensuite ils se lassent, peu à peu la compétition narcissique reprend le dessus, et à la fin ils baisent encore moins qu'à l'époque de morale religieuse forte; mais Esther appartenait encore à cette brève période idéale, plus tardive en Espagne. Elle avait été si simplement, si honnêtement sexuelle, elle s'était prêtée de si bonne grâce à tous les jeux, à toutes les expériences dans le domaine sexuel, sans jamais penser que ça puisse avoir quelque chose de mal, que je ne parvenais même pas réellement à lui en vouloir. J'avais juste la sensation tenace et lancinante de l'avoir rencontrée trop tard, beaucoup trop tard, et d'avoir gâché ma vie; cette sensation, je le savais, ne m'abandonnerait pas, tout simplement parce qu'elle était juste.

Nous nous revîmes très souvent les semaines suivantes, je passais pratiquement tous les week-ends à Madrid. J'ignorais complètement si elle couchait avec d'autres garçons en mon absence, je suppose que oui, mais je parvenais assez bien à chasser la pensée de mon esprit, après tout elle était chaque fois disponible pour moi, heureuse de me voir, elle faisait toujours l'amour avec autant de candeur, aussi peu de retenue, et je ne vois vraiment pas ce que j'aurais pu demander de plus. Il ne me venait même pas à l'esprit, ou très rarement, de m'interroger sur ce qu'une jolie fille comme elle pouvait bien me trouver. Après tout j'étais drôle, elle riait beaucoup en ma compagnie, c'était peut-être tout simplement la même chose qui me sauvait, aujourd'hui comme avec Sylvie, trente ans auparavant, au moment où j'avais commencé une vie amoureuse dans l'ensemble peu satisfaisante et traversée de longues éclipses. Ce n'était certainement pas mon argent qui l'attirait, ni ma célébrité – en fait, à chaque fois que j'étais reconnu dans la rue en sa présence, elle s'en montrait plutôt gênée. Elle n'aimait pas tellement non plus être reconnue elle-même comme actrice – cela se produisait aussi, quoique plus rarement. Il est vrai qu'elle ne se considérait pas tout à fait comme une comédienne ; la plupart des comédiens acceptent sans problème d'être aimés pour leur célébrité, et après tout à juste titre puisqu'elle fait partie d'eux-mêmes, de leur personnalité la plus authentique, de c elle en tout cas qu'ils se sont choisie. Rares par contre sont les hommes qui acceptent d'être aimés pour leur argent, en Occident tout du moins, c'est autre chose chez les commerçants chinois. Dans la simplicité de leurs âmes, les commerçants chinois considèrent que leurs Mercedes classe S, leurs salles de bains avec appareil d'hydromassage et plus généralement leur argent font partie d'eux-mêmes, de leur personnalité profonde, et n'ont donc aucune objection à soulever l'enthousiasme des jeunes filles par ces attributs matériels, ils ont avec eux le même rapport immédiat, direct, qu'un Occidental pourra avoir avec la beauté de son visage – et au fond à plus juste titre, puisque, dans un système politico-économique suffisamment stable, s'il arrive fréquemment qu'un homme soit dépouillé de sa beauté physique par la maladie, si la vieillesse de toute façon l'en dépouillera inéluctablement, il est beaucoup plus rare qu'il le soit de ses villas sur la Côte d'Azur, ou de ses Mercedes classe S. Il reste que j'étais un névrosé occidental, et non pas un commerçant chinois, et que dans la complexité de mon âme je préférais largement être apprécié pour mon humour que pour mon argent, ou même que pour ma célébrité – car je n'étais nullement certain, au cours d'une carrière pourtant longue et active, d'avoir donné le meilleur de moi-même, d'avoir exploré toutes les facettes de ma personnalité, je n'étais pas un artiste authentique au sens où pouvait l'être, par exemple, Vincent, parce que je savais bien au fond que la vie n'avait rien de drôle mais j'avais refusé d'en tenir compte, j'avais été un peu une pute quand même, je m'étais adapté aux goûts du public, jamais je n'avais été réellement sincère à supposer que ce soit possible, mais je savais qu'il fallait le supposer et que si la sincérité, en elle-même, n'est rien, elle est la condition de tout. Au fond de moi je me rendais bien compte qu'aucun de mes misérables sketches, aucun de mes lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l'habileté d'un professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me survivre. Cette pensée était, par moments, douloureuse; mais je savais que je parviendrais, elle aussi, à la chasser assez vite.

La seule chose que je m'expliquais mal, c'était l'espèce de gêne qu'éprouvait Esther quand sa sœur lui téléphonait, et que j'étais avec elle dans une chambre d'hôtel. En y pensant, je pris conscience que si j'avais rencontré certains de ses amis – des homosexuels essentiellement -, je n'avais jamais rencontré sa sœur, avec qui pourtant elle vivait. Après un moment d'hésitation, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais parlé à sa sœur de notre relation; chaque fois qu'on se voyait elle prétendait être avec une amie, ou un autre garçon. Je lui demandai pourquoi: elle n'avait jamais réellement réfléchi à la question; elle sentait que sa sœur serait choquée, mais elle n'avait pas cherché à approfondir. Ce n'était certainement pas le contenu de mes productions, shows ou films, qui était en cause; elle était encore adolescente à la mort de Franco, elle avait participé activement à la movida qui s'était ensuivie, et mené une vie passablement débridée. Toutes les drogues avaient droit de cité chez elle, de la cocaïne au LSD en passant par les champignons hallucinogènes, la marijuana et l'ecstasy. Lorsque Esther avait cinq ans sa sœur vivait avec deux hommes, eux-mêmes bisexuels; tous trois couchaient dans le même lit, et venaient ensemble lui dire bonsoir avant qu'elle ne s'endorme. Plus tard elle avait vécu avec une femme, sans cesser de recevoir de nombreux amants, à plusieurs reprises elle avait organisé des soirées assez chaudes dans l'appartement. Esther passait dire bonsoir à tout le monde avant de rentrer dans sa chambre lire ses Tintin. Il y avait quand même certaines limites, et sa sœur avait une fois viré de chez elle sans ménagements un invité qui s'essayait à des caresses trop appuyées sur la petite fille, menaçant même d'appeler la police. «Entre adultes libres et consentants», telle était la limite, et l'âge adulte commençait à la puberté, tout cela était parfaitement clair, je voyais très bien le genre de femme que c'était, et en matière artistique elle était certainement partisane d'une liberté d'expression totale. En tant que journaliste de gauche elle devait respecter la thune, dinero, enfin je ne voyais pas ce qu'elle pouvait me reprocher. Il devait y avoir autre chose de plus secret, de moins avouable, et pour en avoir le cœur net je finis par poser directement la question à Esther.

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