Je ne m’assoupis qu’au petit jour, sachant très bien que ce maudit Morphée en profiterait pour m’envoyer son funeste cadeau à cette frontière incertaine entre le rêve et la réalité où mon père joue toujours le rôle de revenant le jour anniversaire de sa mort. Combien d’années? Je ne savais plus et c’était sans importance, puisque la mort n’a pas d’âge. Le pire dans ce genre de cauchemars, c’est d’être conscient que l’on rêve, lorsqu’on rêve de rêver. Toutefois, ce savoir ne m’épargna pas le supplice habituel dans la salle des malades de l’hôpital où mon invincible papa corse s’est fait tuer, où je lui ai donné le coup de grâce en acceptant qu’on le débranche de son poumon artificiel.
Il avait déjà franchi le seuil qui sépare les vivants des morts lorsqu’il rouvrit ses yeux ternes pour ne balbutier qu’une seule phrase entrecoupée, que je déchiffrai avec peine sur ses lèvres:
«La mé… decine… fait… des mi… racles…»
Hélas! la médecine ne pouvait rien contre le parricide: le tuyau qui le reliait au poumon d’acier avait déjà été enlevé avec mon consentement.
Il devina dans mes yeux ma réponse, mon cri inaudible, et me sourit humblement, avant son dernier chuchotement:
«Prenons notre vol…»
Oiseau de haut vol, papa s’envola, lui qui éprouvait toujours une peur bleue en avion.
Si la médecine faisait des miracles, il aurait pu être sauvé! Si c’était vrai, je serais l’assassin de mon propre père! me dis-je en poussant un hurlement, cette fois pour de bon.
Ce cri perçant tira de leur sommeil mes compagnes et nous fit sauter tous trois du lit. Un peu effrayées, les filles m’observèrent me précipiter sous une douche froide. Pieds nus, sans mes sandales orthopédiques, dont la droite avait une semelle compensée, je n’arrivais plus à dissimuler ma petite infirmité. Par bonheur, leur regard compatissant ne dura qu’un instant, vite effacé par le sourire angélique qu’elles échangèrent.
Je sus tout de suite ce qu’il signifiait. Les filles se dirent:
«À âne donné on ne regarde pas la bouche.»
De mon pouce amer, posé sur ma lèvre inférieure au cours de la nuit, je ne tirai rien, mis à part le désir fou de me l’enfoncer jusqu’au fond de la trachée. En mon for intérieur, je savais que j’allais perdre mes deux fiancées encore plus vite que je ne les avais trouvées. C’est pourquoi, une heure plus tard, je continuai à rouler comme un sauvage en direction d’Ouf, talonné par mon commando fantôme de tueurs, le cœur faisant naufrage avant mes retrouvailles avec Sandrine.
II. Sandrine. Le destin des femelles.
Pendant que Bruno, une troisième fois, braillait sous la douche l’air horrible du ténor de la Traviata , j’en profitai pour passer un coup de fil au répondeur de Prosper, à Paris. Le message habituel terminé, il avait enregistré un post-scriptum pour moi et Petit Loup.
«Demain soir, nous chargeons la voiture sur le ferry-boat Marseille-Porto-Vecchio. Nous arrivons vendredi dans la journée. Bons baisers de Prosper et Gertrude.»
Merveilleux, fol et infortuné Prosper. Mais qui est cette Gertrude? Probablement sa nouvelle liaison, une femme ou un homme, qui – tout aussi tristement que les précédentes – ne tardera pas à se dégonfler… Je le voyais déjà verser des larmes amères sur mon épaule.
Bruno s’égosillait toujours dans la salle de bains, comme si on lui arrachait la peau des fesses. Cet engouement pour l’opéra était pour moi le signe certain d’une décadence généralisée. Après chaque siècle pourri, il se trouve toujours quelques sacrés mélomanes pour se pâmer devant l’opéra, dans l’espoir de remettre ce monde fatigué sur le chemin de la vertu. Je haïssais l’opéra comme la peste, de même que le siècle passé.
Pour chasser ces idées noires, j’appelai de nouveau Paris, cette fois Petit Loup, bien qu’il eût dû recevoir mon télégramme avant son départ pour sa Corse chérie. À supposer qu’il fût parti pour de bon, qu’il ne se soit pas encore amouraché d’une garce de vingt ans sa cadette. Évidemment, sur le répondeur, je tombai sur une nouvelle perle de son humour lascif:
«Bienvenue sur notre baisodrome. L’aiguilleur du ciel est absent. Il vous embrasse et vous prie de bien vouloir, de la lèvre supérieure ou inférieure, enregistrer votre doux message…»
J’exauçai sa prière et énonçai:
«V i e u x d é b a u c h é!»
Son message, sans nul doute, m’était destiné. Je brûlais de savoir comment ce petit malin avait deviné que Bruno gagnait ses spaghettis quotidiens dans l’aviation.
Je jetai le combiné et vidai le verre de Bruno, le mien étant déjà tari. Je n’arrivais pas à comprendre comment un homme frisant la cinquantaine pouvait se comporter tel le dernier des adolescents. Cet homme sur le gosse duquel je comptais depuis le jour où j’avais appris que je ne pourrai jamais enfanter.
«Bienvenue sur notre baisodrome!» Pour cette grossièreté, je lui arracherai ses yeux noisette. Son «baisodrome» était un lit à baldaquin que je lui avais acheté pour son quarantième anniversaire. Montée sur mes grands chevaux, je retirai du frigo le dernier mini-whisky du genre de ceux que les Lilliputiens devaient servir à Gulliver.
Je téléphonai à la loge:
«Nous ne sommes pas des Lilliputiens! m’époumonai-je dans mon meilleur anglais. Je veux une bouteille de Johnny-Le Promeneur pour grandes personnes, dont certaines ici ont plus de quarante ans!
– À votre service, madame», bégaya le Turc assoupi.
J’essuyai une larme et appelai mon répondeur. Ce fut un vrai plaisir d’entendre enfin une voix sans accent, ni italien, ni québécois, ni corse, ni slave; même à une distance de trois mille kilomètres, un murmure velouté qui – tel un fidèle chien de garde – remplaçait ma présence à Paris. Parmi les messages, des broutilles que j’avais oublié d’effacer la veille, et, finalement, un mot de lui , de sa bouche.
«Cendrillon, je commence à m’ennuyer sans toi.»
C’était, de toutes ses déclarations d’amour, sans conteste la plus enflammée. J’éclatai en sanglots comme si j’avais de nouveau quatorze, vingt-cinq ou trente ans.
Bien que nous soufflions souvent le chaud et le froid et malgré tous les torchons qui brûlaient entre nous, nous ne nous ennuyions jamais. Il suffit de me rappeler ce retour du marché aux poissons de Trouville, où nous avions acheté le plus grand homard probablement jamais pêché entre la Normandie et les îles Shetland. Le poissonnier nous avait offert un cageot tapissé d’algues humides pour que Sa Grandeur survive au voyage jusqu’à Paris, installée sur le siège arrière de la voiture.
Je ne sais toujours pas quelle mouche l’avait piqué sur le chemin de retour. Il ne leva pas le pied de l’accélérateur, faisant des queues de poisson à toutes les voitures, comme s’il jouait à quitte ou double avec notre destin. Tandis qu’il roulait comme un fou, demeurant bouche cousue, je songeai aux paroles de Prosper, qui avait qualifié ce lamentable état d’esprit de frémissements suicidaires d’un désespéré romantique , en dépit de l’évident appétit de vivre et de survivre de notre cher ami. Je ne poussai un soupir de soulagement qu’en début de soirée, sur le boulevard périphérique.
Sa Grandeur sommeillait, faisant cliqueter ses pinces de temps à autre. Puis il devint enragé, comme devinant le mauvais sort qui l’attendait. Il rampa hors du cageot et pinça cruellement Petit Loup au bras, alors que nous nous trouvions au beau milieu de la place de l’Étoile.
Mon conducteur courageux se mit à jurer dans une langue obscure, serbe ou corse, lâcha le volant et ouvrit la fenêtre avec la visible intention de fuir le véhicule, en m’abandonnant comme une vieille chaussette. Mais le homard le devança, sortit par la fenêtre son torse et dirigea ses pinces géantes vers une douzaine de chiens qui aboyaient dans des automobiles voisines.
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