Transporté de joie, je lui offris, à elle aussi, deux baisers retentissants.
«Comprenez-vous? murmurai-je avec fièvre. C’est pour cette raison que la France s’irrite tellement quand la Corse s’agite. L’Europe est anthropomorphe et, en plus de ça, son genre est féminin. Ce que nous avons dénommé vagin européen , c’est le berceau de notre civilisation. S’il tombait malade un jour, tout l’organisme serait atteint!»
Nous nous tûmes, un peu soucieux à cause de la fragilité du vagin du Continent, pendant que Margot, l’air préoccupé, dessinait à l’aide d’une allumette carbonisée les poils des parties intimes de la frontière franco-italienne. Dès que Monaco eut disparu sous les poils, nous éclatâmes d’un rire tonitruant qui fit basculer le reste des chapeaux tyroliens.
La décision était prise: nous gagnerons ensemble le littoral, la pointe du clitoris corse. Au lieu de passer leurs vacances à Sartène et à Bonifacio, Margot et Tatiana les passeront à Ouf, dans la maison de mon père et notre petit domaine au bord de la mer. Pour sceller cet accord, nous nous embrassâmes devant tout le restaurant. Notre tentative de triple baiser se cassa le nez à cause du trop grand nombre de ces organes de l’odorat, comme lorsque par erreur on glisse le pied gauche dans la pantoufle droite, bref comme tout premier baiser d’adolescents.
Mais peu importe, nous étions au septième ciel.
La seule chose qui assombrissait ce moment de plaisir était la présence des deux serveurs à côté de notre table, le garçon de restaurant et son assistant sommelier. Le premier avait un visage rose de chérubin, et le second des traits ravagés. Ils étaient très serviables, trop courtois à mon goût, veillant à ce que tout soit servi parfaitement, mets savoureux et boissons. Leur courtoisie m’aurait été fort agréable si je n’avais remarqué leurs petites ailes, dissimulées sous leurs habits, blanches dans le dos du faux chérubin, noires sur l’échine du sommelier au visage plissé et terreux. Il fallait avoir l’esprit complètement obtus pour ne pas reconnaître en eux les deux vieux complices, Éros et Thanatos, le dieu de la passion amoureuse et celui de la mort de cette même flamme. De surcroît, tous les deux pouvaient facilement faire partie d’un commando de «justiciers» à gages.
Par bonheur, cette image éclair de très mauvais augure échappa à l’attention de mes jeunes compagnes.
Pour ne pas nous lancer dans des relations trop intimes qui feraient injure à la décence, nous décidâmes de nous fiancer sans tarder. Margot et Tatiana m’offrirent chacune à leur tour une bague de peu de valeur que je mis au petit doigt de ma main droite comme le plus grand des trésors. À partir de cet instant-là, nous pouvions sans honte nous considérer comme fiancés et nous comporter comme des gens bienséants. À la barbe des chapeaux tyroliens consternés, nous mélangeâmes une fois de plus nos nez.
« Je t’aime! avouai-je, dévoilant mon sentiment passionné aux jeunes filles, et ordonnant aussitôt à Thanatos, tueur à gages, de nous apporter le champagne le plus cher.
– Qui aimes-tu, qui ça? demandèrent les filles, l’air confus.
– Vous êtes ma divinité estivale quadrupède, essayai-je de leur expliquer, vous n’êtes qu’un seul être, l’incarnation de la féminité universelle: c’est pour ça que je m’adresse à vous au singulier. Vous êtes mon Janus féminin, ma chimère, un peu chèvre, un peu serpent et un peu lionne, mon centaure féminin.
– Serpent et lionne! Le centaure est certainement une bête tout aussi monstrueuse?»
Fort heureusement, la détonation du bouchon couvrit l’explication de la savante Margot.
À ce moment précis, comme si j’avais été frappé par la foudre, j’entendis dans la poche située sur ma poitrine le bruissement du télégramme de Sandrine annonçant son atterrissage sur l’aéroport de Bonifacio, en provenance d’Istanbul, via Bastia… Oui, mais quand? Demain ou après-demain?…
Je fis un saut jusqu’aux toilettes, où je dépliai à la hâte le bout de papier, dont un homme d’honneur aurait dû connaître le contenu par cœur.
«Vendredi, vol 308, bise, Cendrillon.»
Il me restait à peine quarante-huit heures. Apparemment, je n’étais pas un homme d’honneur. Honteux, donc, je blâmai comme d’habitude mon sosie dans le miroir.
«Petit con! grondai-je. À quarante-cinq ans, tu te comportes comme un vieillard sénile.»
Impertinent, il me montra les dents en guise de réponse et alluma une cigarette. Ainsi, ma résolution de renoncer au tabac partit de nouveau en fumée.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase! Sans plus hésiter, je lui arrachai la cigarette de la bouche et y enfonçai le télégramme. Bien qu’étant tout près d’un dangereux dédoublement de la personnalité – c’est ainsi que mon psychanalyste aurait expliqué mon cas -, je décidai de ne pas flancher, le forçant à avaler ce bout de papier, cachet de la poste compris.
Enfin, pour me calmer, j’allumai une cigarette.
J’en ressentis du soulagement, et cette vieille oppression dans ma poitrine s’apaisa un peu. Elle m’assaillait à chaque fois que m’apparaissait le délicat profil de Sandrine, pareil à un camée, sur fond de dunes à Cabourg, où nous déambulions jadis à la recherche du temps perdu, du spectre de Proust.
La marée haute de la Manche seyait bien à Sandrine, surtout au déclin du jour, quand les flots imitaient l’étrange couleur de ses yeux gris-violâtre. Lui cherchant un surnom, je n’ai trouvé mieux que Cendrillon; un amant plus imaginatif l’aurait appelée sa petite chérie de cendres. De mon poste d’observation des toilettes corses – ô combien instructif! – je me revis accompagner son profil tremblant sur les rivages sablonneux. Au lieu de nous dévorer des yeux, nous regardions dans la même direction. Dix ans plus tard, nous voilà enlisés dans les sables mouvants de notre sablier, en portant dans les bras quelque chose qui se casse facilement, un érotisme de l’autodestruction qui remplaçait notre tendresse épuisée.
«Je parie qu’elle s’est encore payé un minet à Orly! crachai-je au visage de mon sosie, devenu jaunâtre après avoir avalé mon télégramme indigeste. Bah! Qu’elle en profite! ricanai-je en m’empressant de retourner à ma chimère estivale, qui sirotait le champagne dans deux verres embués.
– Moi aussi, je t’aimons!» s’exclamèrent à l’unisson mes compagnes.
Quant à la terminologie mythologique, elles y faisaient d’étonnants progrès.
Lorsque nous demandâmes une chambre à un seul lit conjugal, le patron de l’hôtel et sa femme se concertèrent longuement au fond de leur loge avant de se décider enfin à nous confier une clef. Heureusement pour nous, l’hôtel était à moitié vide.
L’hôtelier, plein de convoitise, rit jaune, pendant que je remplissais le registre d’entrée.
«Vu son petit harem, quelques gouttes de sang arabe coulent certainement dans les veines de monsieur?
– Allah aunek », répondis-je avec dédain.
La découverte que je fis ce soir-là, à savoir que je me trouvais dans le rôle de cheval de Troie et ne servais à rien d’autre qu’à aider la savante Margot à transmettre ses connaissances et son savoir-faire à la timide Tatiana, ne me déçut pas ni me découragea, bien que je me sentisse plutôt comme leur âne de Troie. En plus, j’avais beaucoup de mal à digérer le télégramme de Sandrine et je restai éveillé jusqu’à l’aube auprès de mes fiancées enlacées.
Je ne pouvais me représenter image plus touchante que l’innocence de leurs cheveux mêlés sur l’oreiller. Dans leur sommeil, elles rayonnaient d’une telle pureté qu’elles me semblèrent avoir été rappelées à Dieu.
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