Alan alla s'accouder au parapet de la terrasse orné de fleurs. Il flottait dans un vertige heureux. Tout prenait un sens. Le temps, qui lui avait déjà octroyé un passé et un présent, le dotait désormais d'une dimension nouvelle, l'avenir. Il ne laisserait à personne la possibilité de le lui voler.
« Attends de la voir !… Elle est… »
Il chercha les mots qui auraient pu la décrire. Mais Terry échappait à toute description. Il haussa les épaules, but une gorgée de scotch.
« Qu'est-ce qu'elle fait ? demanda Bannister avec une expression soucieuse.
— Etudiante. Psychologie, ou lettres, ou quelque chose comme ça…
— Où l'as-tu connue ?
— Ici, à Juan. Elle écrivait des horreurs à la bombe sur la carrosserie de ma voiture. Elle a des cheveux superbes, elle est un peu bohème… enfin, tu vois le genre.
— Elle s'appelle comment ?
— Terry.
— Son nom de famille ?
— Je ne sais pas. Ses yeux sont gris.
— Tu veux épouser une hippie dont tu ne connais même pas le nom ! » explosa Bannister.
Il fit claquer sur son crâne la paume de sa main, prit le Ciel à témoin.
« Il est fou ! La plus célèbre héritière des États-Unis se traîne à ses pieds et il s'amourache d'une anonyme pauvre ! Je t'en empêcherai ! Je le jure ! Je te protégerai de toi-même ! Figure-toi que Sarah m'a fait des confidences ! Elle est dingue de toi, elle veut savoir tout ce qui te concerne ! Elle m'a mis au courant de vos projets !
— Quels projets ?
Votre maison, votre avion, votre bateau, vos chevaux ! Tu commenceras comme fondé de pouvoir principal de la banque ! Je suis nommé chef du service d'escompte !
— Toutes mes félicitations.
— Je n'ai pas encore abordé la question de mes émoluments.
— Il ne devrait pas y avoir de problème.
— Je ne pense pas. Vous passerez Noël à Cape Cod, dans votre propriété.
— Ah ?…
— Pâques aux Bahamas. Traditionnellement, les Burger fêtent Pâques aux Bahamas. Sarah t'a parlé de sa grand-mère ?
— Je n'en ai pas souvenir.
— Margaret ? Une femme épatante ! Quatre-vingt-onze ans ! L'autorité morale du clan, en quelque sorte… »
Des coups rapides et secs furent frappés à la porte.
« Samuel !
— Sarah ! » dit Samuel. Il amorça un crochet pour se ruer vers l'entrée. Alan le retint par les hanches.
« Écoute-moi bien, Sammy ! Je vais aller me planquer dans la salle de bain… Si jamais tu dis à cette folle que je suis là, parole, tu ne me reverras plus !
— Tu ne peux pas lui faire ça ! Elle t'aime, elle te veut, elle se fait du souci pour toi !
— Tu m'as bien compris, Samuel ? J'ai encore besoin de quarante-huit heures pour me tirer du bourbier où tu m'as fourré ! Je veux qu'on me foute la paix !
— La plus grosse fortune des États-Unis… implora Bannister.
— N'oublie pas ou tu le regretterais ! »
Sur un dernier regard menaçant, Alan se faufila dans la salle de bain et tira le verrou derrière lui.
« J'arrive ! » cria Bannister.
Il se jeta un bref regard dans le miroir, réajusta les pans de sa chemise et alla ouvrir.
Arnold Hackett se précipita sur une boîte de pilules pour le cœur et en avala deux. Il revint dans sa chambre, s'abattit sur le lit, le visage livide, cherchant désespérément son souffle comme un poisson suffoquant sur une grève. Victoria était sortie pour acheter une tapisserie à tisser soi-même, il allait mourir seul… La bouche grande ouverte, il attendit que se calment les battements de son cœur qui cognait avec un grondement de soufflet dans sa poitrine. Ce que venait de lui apprendre Murray était énorme : la Burger refusait de payer son échéance de fin de mois alors qu'il était le meilleur client de la banque depuis quinze ans ! La Burger lançait une O.P.A. sur les titres Hackett !… Ses titres ! Ce n'était pas possible ! Il voulut se lever, prendre un objet lourd pouvant lui servir d'arme, aller au bout du couloir, défoncer le crâne de Price-Lynch ! Ce petit banquier de merde s'imaginait peut-être qu'il allait se laisser déposséder ? Et dire qu'il passait des vacances avec ce faux jeton !
Si Murray avait dit la vérité, Ham Burger n'aurait pas assez de toute sa vie pour payer l'affront ! Arnold le ruinerait, le ferait jeter à la rue, rachèterait sa banque s'il le fallait, mais il le verrait crever ! Il eut l'impression que sa respiration devenait plus normale. Il se força à rester immobile quelques minutes encore, bouillonnant de haine. Puis, il n'y tint plus, se leva, sortit de l'appartement, franchit les quelques mètres qui le séparaient de celui de Price-Lynch et s'apprêtait à donner des coups de pied dans la porte quand elle s'ouvrit sur le traître.
« Arnold, comment va ?
— Laissez-moi passer, salaud ! »
D'un mouvement vif, Hamilton tira la poignée. Le pêne claqua dans la serrure.
« Sarah vient de rentrer… Vous n'êtes pas bien ? »
Dressé sur ses ergots, Arnold l'accrocha durement par les revers de sa veste.
« L’O.P.A. !… mon échéance ! Parlez ! »
Price-Lynch essaya vainement de se dégager. Hackett, comme beaucoup de vieillards, avait une poigne de fer.
« Calmez-vous, Arnold… Allons plutôt au bar discuter de tout ça…
— Alors, c'est vrai ! » tonna Hackett.
Des clients, qui traversaient le couloir, baissèrent pudiquement les yeux et continuèrent leur chemin.
« Je vous en prie, Arnold, un peu de classe ! Nous sommes entre gentlemen…
— Crapule !
— Arnold ! On nous voit, on nous écoute !… Nous sommes des gens en vue… Evitez le scandale ! »
Le tenant toujours par les revers, il l'entraîna au bout du couloir et le fit disparaître dans le double vantail de la porte de service donnant sur le monte-charge.
« Dites-moi ce qui s'est passé ou je vous casse la tête !
— Je n'y suis pour rien, Arnold ! mon conseil d'administration a simplement refusé de se découvrir de 40 millions de dollars alors que vous en devez déjà 42 à la banque !
— Et l'O.P.A., Judas, pour le compte de qui ?… Vous espérez quoi ? Que je vais vous céder mes propres titres ? »
Un garçon d'étage les dévisagea, bouche bée, faillit retourner d'où il venait, hésita et s'approcha du monte-charge comme si rien d'anormal ne se passait.
« Pardon, messieurs… »
Hackett, qui tenait Price-Lynch plaqué contre le mur, se figea le temps que le garçon ait sorti du monte-charge des plats de tomates à la provençale qu'il déposa sur une table roulante.
« Excusez-moi, messieurs… »
Regardant droit devant lui, il démarra à toute vitesse en poussant sa table. Immobilisée quelques instants, l'action reprit comme un film interrompu par une panne de courant.
« A quoi rime tout ce micmac ? Je veux savoir, Price-Lynch !
— Arnold, vous m'étranglez… Vous n'allez pas m'obliger à me battre ! »
Hackett relâcha sa prise, le gifla en un aller-retour sauvage et lui écrasa de nouveau la tête contre la paroi.
« Tu en es bien incapable, salopard ! Petit gigolo minable ! Maquereau de ta femme ! Tu n'as pas plus de couilles qu'un lézard ! Je vais te détruire, ruiner ta banque, te renvoyer d'où tu viens ! Dans la merde ! »
Il s'empara d'un plat de tomates et l'en frappa à la tête. Une bouillie écarlate aveugla Price-Lynch, se répandit sur son costume blanc immaculé inondé brusquement de graisse, de chapelure et de jaune d'œuf. Il leva les bras pour se protéger. A pleines mains, Hackett rafla ce qui restait de tomates, les lui broya sur le visage et s'engouffra dans le couloir, l'abandonnant comme une paquet de linge sale.
Alan passa prudemment la tête dans l'entrebâillement de la porte de communication.
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