Nous ne sûmes jamais ce qu'était devenue l'autre caisse, la bonne. Toutes sortes d'hypothèses intéressantes me viennent parfois à l'esprit.
Je fus enfin envoyé à l'entraînement à Andover, avec l'escadrille de bombardement qui se préparait à partir pour l'Afrique sous le commandement d'Astier de Villatte. Au-dessus de nos têtes se déroulaient alors les combats historiques où la jeunesse anglaise opposait à un ennemi acharné une vaillance souriante et changeait le sort du monde. Ils étaient quelques-uns. Il y avait des Français parmi eux: Bouquillard, Mouchotte, Biaise… Je n'étais pas du nombre. J'errais dans la campagne ensoleillée, les yeux rivés au ciel. Parfois un jeune Anglais se posait sur le terrain dans son Hurricane criblé de balles, refaisait le plein d'essence et de munitions et repartait au combat. Ils portaient tous autour du cou des écharpes multicolores et je me mis, moi aussi, à porter une écharpe autour du cou. Ce fut ma seule contribution à la bataille d'Angleterre. J'essayais de ne pas penser à ma mère et à tout ce que je lui avais promis. Je fus pris aussi, pour l'Angleterre, d'une amitié et d'une estime dont aucun de ceux qui ont eu l'honneur de fouler son sol en juillet 40 ne se départira jamais.
L'entraînement fini, nous eûmes droit à quatre jours de permission à Londres avant de nous embarquer pour l'Afrique. Ici se situe un épisode d'une stupidité sans pareille, même dans ma vie de champion. Le deuxième jour de ma permission, au cours d'un bombardement particulièrement violent, je me trouvais en compagnie d'une jeune poétesse de Chelsea au Wellington, où tous les aviateurs alliés se donnaient rendez-vous. Ma poétesse se révéla une grosse déception, ne faisant que parler sans arrêt, et parler de T. S. Elliott, d'Ezra Pound et d'Auden par-dessus le marché, tournant vers moi un beau regard bleu littéralement pétillant d'imbécillité. Je n'en pouvais plus et la haïssais de tout mon cœur. De temps en temps, je l'embrassais tendrement sur la bouche pour la faire taire, mais comme mon nez endommagé était toujours bloqué, j'étais obligé au bout d'une minute de lâcher ses lèvres pour respirer – et déjà, elle se relançait sur E. Cummings et Walt Whitman. Je me demandais si je n'allais pas simuler une crise d'épilepsie, ce que je fais toujours dans des circonstances pareilles, mais j'étais en uniforme et c'était un peu gênant; je me contentai donc de lui caresser doucement les lèvres du bout des doigts, pour tenter d'interrompre le flot de paroles, cependant que, par un regard expressif, je l'invitai à un silence tendre et langoureux, au seul langage de l'âme. Mais il n'y avait rien à faire. Elle immobilisait mes doigts dans les siens et repartait dans une dissertation sur le symbolisme de Joyce. Je compris brusquement que mon dernier quart d'heure allait être un quart d'heure littéraire. L'ennui par la conversation et la bêtise par l'intellect sont quelque chose que je n'ai jamais pu supporter et je commençais à sentir les gouttes de sueur couler de mon front, cependant que mon regard halluciné se fixait sur ce sphincter buccal qui ne cessait de s'ouvrir et de se refermer, s'ouvrir et se refermer, et que je me jetais encore une fois sur cet organe avec l'énergie du désespoir, en essayant en vain de l'immobiliser sous mes baisers. Ce fut donc avec un immense soulagement que je vis un bel officier aviateur polonais de l'armée Anders s'approcher de notre table et, s'inclinant devant la jeune personne, l'inviter à danser. Bien que le code en vigueur interdît d'inviter ainsi une femme accompagnée, je lui souris avec reconnaissance et m'écroulai sur la banquette, vidant deux verres coup sur coup, puis je fis des gestes désespérés à la serveuse, décidé à payer l'addition et à m'esquiver discrètement dans la nuit. J'étais en train de gesticuler comme un noyé pour appeler l'attention de la serveuse, lorsque la petite Êzra Pound revint à ma table et se mit aussitôt à me parler d'E.Cummings et de la revue Horizon dont elle admirait immensément le rédacteur en chef. Poli comme toujours, je m'écroulai cette fois sur la table, la tête dans les mains, me bouchant les oreilles et résolu à ne pas entendre un mot de ce qu'elle disait. Là-dessus, un deuxième officier polonais se présenta. Je lui souris d'un air engageant: avec un peu de chance, la petite Ezra Pound allait peut-être trouver avec lui d'autres points de contact que la littérature, et j'en serais débarrassé. Mais pas du tout! A peine partie, aussitôt revenue. Comme je me levais pour l'accueillir, avec ma vieille galanterie française, un troisième officier polonais se présenta. Je m'aperçus brusquement que l'on me regardait. Je m'aperçus également qu'il s'agissait d'une action entièrement préméditée et que l'intention et toute l'attitude des trois officiers polonais étaient nettement insultantes et blessantes à mon égard. Ils ne laissaient même pas à ma partenaire le temps de s'asseoir, mais la prenaient l'un après l'autre par le bras en me jetant des regards ironiques et méprisants. Ainsi que je l'ai dit, le Wellington était bourré d'officiers alliés, anglais, canadiens, norvégiens, hollandais, tchèques, polonais, australiens, et on commençait à rire à mes dépens, d'autant plus que mes tendres baisers n'étaient pas passés inaperçus: on me prenait ma fille et je ne me défendais pas. Mon sang ne fit qu'un bond: le prestige de l'uniforme était en jeu. Je me trouvai ainsi dans la situation absurde d'avoir à me battre pour garder une fille dont je mourais depuis des heures d'envie d'être débarrassé. Mais je n'avais pas le choix. L'imbécillité d'une telle situation pouvait bien être complète, je n'avais pas le droit de me dérober. Je me levai donc en souriant et après avoir prononcé, à très haute voix et en anglais, les quelques mots bien sentis qui étaient attendus de moi, je commençai par envoyer mon verre de whisky dans la figure du premier lieutenant, une claque du revers de la main dans la figure du second, après quoi, je m'assis, l'honneur sauf et ma mère me regardant avec satisfaction et fierté. Je croyais en avoir fini. Erreur! Le troisième Polonais, celui auquel je n'avais rien fait parce que je n'avais pas de membre disponible, se considéra comme insulté. Alors qu'on essayait de nous séparer, il se répandit en injures contre l'aviation française et dénonça à haute voix la façon dont la France avait traité l'héroïque aviation polonaise. J'eus pour lui un bref élan de sympathie. Après tout, moi aussi j'étais un peu polonais, sinon par le sang, du moins par les années que j'avais vécues dans son pays – j'avais même détenu un passeport polonais pendant quelque temps. Je faillis lui serrer la main, au lieu de quoi, tenu par le code d'honneur, et ne pouvant dégager mes bras immobilisés, l'un par un Australien et l'autre par un Norvégien, je lui portai un coup de tête très réussi dans le visage. Car enfin, qui étais-je, moi, pour aller contre les traditions du code d'honneur polonais? Il parut satisfait et s'écroula. Je pensais en avoir fini. Erreur! Ses deux camarades m'invitèrent à les suivre dehors. J'acceptai avec joie – je me croyais débarrassé de la petite Ezra Pound. Erreur encore/ La petite, sentant avec un instinct infaillible qu'elle était en pleine «expérience vécue», s'accrocha résolument à mon bras. On se retrouva dehors, tous les cinq, dans le black-out. Les bombes pleuvaient dur. Les ambulances passaient avec leurs clochettes doucereuses, écœurantes.
– Bon, et maintenant? demandai-je.
– Duel! dit l'un des trois lieutenants.
– Rien à faire, leur dis-je. Le public, il y en a plus. Black-out partout. Y a pas galerie. Plus la peine de faire des gestes. Comprenez, petits cons?
– Tous les Français sont des poltrons, dit un autre lieutenant polonais.
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