Je restai sergent.
A Olympia Hall, à Londres, où les premiers volontaires français étaient réunis, les jeunes filles et les dames de la bonne société anglaise venaient nous faire un brin de causette. L'une d'elles, une ravissante blonde en uniforme militaire, fit avec moi d'innombrables parties d'échecs. Elle semblait bien décidée à remonter le moral des pauvres petits volontaires français et nous passâmes tout notre temps autour de l'échiquier. C'était une excellente joueuse et elle me battait chaque fois à plate couture, me proposant aussitôt une autre partie. Après dix-sept jours de traversée, passer son temps à jouer aux échecs avec une très belle fille, alors qu'on meurt d'envie de se battre, est une des occupations les plus énervantes que je connaisse. A la fin, je préférai l'éviter, et la regardais de loin se mesurer avec un sergent d'artillerie, lequel finit par devenir aussi triste et aussi abattu que moi. Elle était là, blonde et adorable et, avec un petit air sadique, elle poussait ses pièces sur l'échiquier. Une vicieuse. Je n'ai jamais vu une fille de bonne famille faire plus pour démolir le moral de l'armée.
Je ne parlais pas alors un seul mot d'anglais et mes contacts avec les autochtones furent difficiles; fort heureusement, je parvenais parfois à me faire comprendre par gestes. Les Anglais gesticulent peu, mais on arrive cependant à leur faire comprendre assez bien ce qu'on veut d'eux. L'ignorance d'une langue peut même simplifier à cet égard les rapports en les ramenant à l'essentiel et en vous évitant les entrées en matière inutiles et les chinoiseries.
Je m'étais lié d'amitié, à Olympia Hall, avec un garçon que je nommerai ici Lucien, lequel, après plusieurs jours et nuits de noce particulièrement agitée, devait brusquement se loger une balle dans le cœur. En trois jours et quatre nuits, il avait eu le temps de tomber éperdument amoureux d'une entraîneuse du Wellington, une boîte que la R.A.F. fréquentait assidûment, d'avoir été trompé par elle avec un autre client et d'en avoir conçu un tel chagrin que la mort lui était apparue comme la seule solution. En réalité, la plupart d'entre nous avaient quitté la France et leurs familles dans des circonstances tellement extraordinaires et précipitées, que la réaction nerveuse n'intervenait souvent qu'après plusieurs semaines et d'une manière parfois complètement inattendue. Certains cherchaient alors à s'accrocher à la première bouée qui se présentait et, dans le cas de mon camarade, la bouée ayant immédiatement lâché ou, plus exactement, étant passée au suivant, Lucien avait coulé à pic sous le poids des désespoirs accumulés. J'étais, quant à moi, attaché à une bouée à toute épreuve, à distance il est vrai, mais avec un sentiment de parfaite sécurité, une mère étant après tout quelque chose qui ne vous lâche que rarement. Il m'arrivait cependant alors de boire une bouteille de whisky par nuit, dans un de ces endroits où nous traînions notre impatience et notre frustration. Nous étions exaspérés par la lenteur que l'on mettait à nous donner des avions et à nous expédier au combat. J'étais le plus souvent avec Lignon, de Mézillis, Béguin, Perrier, Barberon, Roquère, Melville-Lynch. Lignon perdit une jambe en Afrique, continua à voler avec une jambe artificielle et fut abattu sur Mosquito en Angleterre. Béguin fut tué en Angleterre après huit victoires sur le front russe. De Mézillis laissa î'avant-bras gauche au Tibesti, la R.A.F. lui fit un bras artificiel et il fut tué sur Spitfire en Angleterre. Pigeaud fut abattu en Libye; grièvement brûlé, il fit cinquante kilomètres à pied à travers le désert et tomba mort en atteignant nos lignes. Roquère fut torpillé au large de Freetown et dévoré par les requins sous les yeux de sa femme. Astier de Villatte, Saint-Péreuse, Barberon, Perrier, Langer, Ëzanno le magnifique, casse-cou exemplaire, Melville-Lynch, sont toujours vivants. Nous nous voyons parfois. Rarement: tout ce que nous avions à nous dire a été tué.
Je fus prêté à la R.A.F. pour quelques missions de nuit sur Wellington et Blenheim, ce qui permit à la B.B.C. d'annoncer gravement dès juillet 1940, que «l'aviation française a bombardé l'Allemagne en partant de ses bases britanniques». «L'aviation française», c'était un camarade nommé Morel et moi-même. Le communiqué de la B.B.C. avait enthousiasmé ma mère au-delà de toute expression. Car, dans son esprit, il n'y avait jamais eu le moindre doute sur ce que «l'aviation française partant de ses bases britanniques » voulait dire. C'était moi. Je sus par la suite que pendant plusieurs jours, elle avait promené dans les allées du marché de la Buffa un visage radieux, répandant la bonne nouvelle: j'avais enfin pris les choses en main.
Je fus ensuite envoyé à Saint-Athan et ce fut au cours d'une permission à Londres, en compagnie de Lucien, que ce dernier, brusquement, après m'avoir téléphoné à l'hôtel pour me dire que tout allait très bien et que le moral était haut, raccrocha le téléphone et alla se tuer. Je lui en voulus beaucoup, sur le moment, mais mes colères ne durent jamais longtemps et lorsque, en compagnie de deux caporaux, je fus chargé d'escorter la caisse jusqu'au petit cimetière militaire de P., je n'y pensais plus.
A Reading, un bombardement venait d'endommager la voie ferrée et nous eûmes à attendre plusieurs heures. Je déposai la caisse à la consigne et, dûment pourvus d'un récépissé, nous allâmes faire un tour en ville. La ville de Reading n'était pas drôle et, pour lutter contre cette atmosphère déprimante, nous dûmes boire un peu plus qu'il ne convenait, si bien qu'en revenant à la gare nous n'étions pas en état de porter la caisse. Je fis appel à deux porteurs, leur confiai le récépissé et leur demandai de placer la caisse dans le fourgon à bagages. Arrivés à destination, dans un black-out complet et n'ayant que trois minutes pour récupérer notre copain, nous nous ruâmes dans le fourgon et eûmes tout juste le temps de nous emparer de la caisse alors que le train commençait déjà à s'ébranler. Après un nouveau parcours d'une heure dans un camion, nous pûmes enfin déposer notre charge au poste de garde du cimetière, l'abandonnant là pour la nuit, avec le drapeau qui devait servir à la cérémonie. Le lendemain matin, en arrivant au poste, nous trouvâmes un sous-officier anglais ahuri qui nous regardait avec des yeux tout ronds. En arrangeant le drapeau tricolore sur la caisse, il s'était aperçu que celle-ci portait en lettres noires le slogan publicitaire d'une marque de bière fort connue e Guiness is good for you. Je ne sais si ce furent les porteurs, énervés par le bombardement, ou nous-mêmes, dans le black-out, mais une chose au moins était claire: quelqu'un, quelque part, s'était trompé de caisse. Nous étions naturellement très ennuyés, d'autant plus que l'aumônier attendait déjà, ainsi que six soldats alignés au bord de la fosse pour la salve d'honneur. Finalement, soucieux avant tout de ne pas nous exposer à l'accusation de légèreté que nos alliés britanniques n'étaient que trop encilns à formuler contre les Français Libres, nous décidâmes qu'il était trop tard pour reculer et que le prestige de l'uniforme était en jeu. Je regardai fixement le sergent anglais dans les yeux, celui-ci fit de la tête un signe bref pour indiquer qu'il comprenait parfaitement et, replaçant bien vite le drapeau sur la caisse, nous la portâmes sur nos épaules au cimetière et procédâmes à la mise en terre. L'aumônier dit quelques mots, nous nous mîmes au garde-à-vous en saluant, la salve fut tirée dans le ciel bleu et je fus pris d'une telle rage contre ce lâcheur qui avait cédé à l'ennemi, qui avait manqué de fraternité et s'était dérobé à notre dur compagnonnage que mes poings se serrèrent et qu'une injure me monta aux lèvres cependant que ma gorge se nouait.
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