– Les femmes l'aimaient beaucoup, disait-elle. Puis elle ajoutait, apparemment hors de propos, avec une nuance de regret:
– Mais il vaut peut-être mieux que tu épouses une jeune fille de bonne famille, bien propre.
A force, peut-être, de regarder l'image du pauvre Guy dans notre album, il parut à ma mère que le temps était venu de m'adresser une mise en garde solennelle contre les embûches qui guettent un homme du monde sur son chemin. Un après-midi, je fus invité à monter dans un fiacre et conduit dans un abominable endroit appelé «Panopticum", une sorte de musée d'horreurs médicales, où les échantillons en cire mettaient les collégiens en garde contre les conséquences de certains égarements. Je dois dire que je fus dûment impressionné. Tous ces nez écroulés, fondant, disparaissant sous la morsure du mal, que les autorités offraient à la meditation de la jeunesse des écoles, dans une lumière de caveau, me rendirent malade de peur. Car c'était toujours le nez, apparemment, qui faisait lés frais de ces joies funestes.
L'avertissement s'évère qui me fut ainsi adressé en ce lieu sinistre eut sur ma nature impressionnable une influence salutaire: toute ma vie, j'ai fait très attention à mon nez. J'ai compris que la boxe était un sport que la hiérarchie ecclésiastique de Wilno me déconseillait fortement de pratiquer, ce qui explique pourquoi le ring est un des rares endroits où je ne me suis jamais risqué dans ma carrière de champion. Je me suis toujours efforcé d'éviter les bagarres et les coups de poing et je peux dire qu'à cet égard, du moins, mes éducateurs peuvent être satisfaits de moi.
Mon nez n'est plus ce qu'il était autrefois. On a dû me le refaire entièrement dans un hôpital de la R. A. F. pendant la guerre, à la suite d'un méchant accident d'avion, mais quoi, il est toujours là, j'ai continué à respirer à travers plusieurs républiques et, encore en ce moment, couché entre ciel et terre, lorsque mon vieux besoin d'amitié me reprend et que je pense à mon chat Mortimer, enterré dans un jardin de Chelsea, à mes chats Nicolas, Humphrey, Gaucho, et à Gaston, le chien sans race, qui m'ont tous quitté depuis longtemps, il me suffit de lever la main et de toucher le bout de mon nez pour m'imaginer qu'il me reste encore de la compagnie.
En dehors des lectures édifiantes qui m'étaient recommandées par ma mère, je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main ou, plus exactement, sur lesquels je mettais discrètement la main chez les bouquinistes du quartier. Je transportais mon butin dans la grange et là, assis par terre, je me plongeais dans l'univers fabuleux de Walter Scott, de Karl May, de Mayn Reed et d'Arsène Lupin. Ce dernier m'enchantait particulièrement et je m'efforçais de mon mieux d'imposer à mon visage la grimace caustique, menaçante et supérieure, dont l'artiste avait doté le visage du héros sur la couverture du livre. Avec le mimétisme naturel des enfants, j'y réussissais assez bien et, aujourd'hui encore, je retrouve parfois, dans mon expression, dans mes traits, dans mes mines, une vague trace du dessin qu'un illustrateur de troisième ordre avait tracé jadis sur la couverture d'un livre bon marché. Walter Scott me plaisait beaucoup et il m'arrive encore de m'étendre sur mon lit et de m'élancer à la poursuite de quelque noble idéal, de protéger les veuves et de sauver les orphelins – les veuves sont toujours remarquablement belles et enclines à me témoigner leur reconnaissance, après avoir enfermé les orphelins dans une pièce à côté. Un autre de mes ouvrages favoris était L'Ile au Trésor de R. L. Stevenson, encore une lecture dont je ne me suis jamais remis. L'image d'un coffre en bois plein de doublons, de rubis, d'émeraudes et de turquoises – je ne sais pourquoi, les diamants ne m'ont jamais tenté – est pour moi un tourment continuel. Je demeure convaincu que cela existe quelque part, qu'il suffit de bien chercher. J'espère encore, j'attends encore, je suis torturé par la certitude que c'est là, qu'il suffit de connaître la formule, le chemin, l'endroit. Ce qu'une telle illusion peut réserver de déceptions et d'amertume, seuls les très vieux mangeurs d'étoiles peuvent le comprendre entièrement. Je n'ai jamais cessé d'être hanté par le pressentiment d'un secret merveilleux et j'ai toujours marché sur la terre avec l'impression de passer à côté d'un trésor enfoui. Lorsque j'erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d'un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu'il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé; je fouille longuement du regard le ciel et la terre, j'interroge, j'appelle et j'attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant: je suis devenu prudent, je feins l'adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabée d'or, et j'attends qu'un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d'une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment.
Je ne puis pourtant prétendre que ma première rencontre avec la magie fut encourageante.
J'y fus initie dans la cour, par un de mes cadets, prénommé par nous Pastèque, en raison de l'habitude qu'avait l'intéressé d'observer le monde par-dessus la tranche rouge d'une pastèque, dans laquelle il plongeait ses dents et son nez, si bien que seuls ses yeux méditatifs demeuraient visibles. Ses parents avaient une boutique de fruits et légumes dans l'immeuble et il n'émergeait jamais du sous-sol où ils habitaient sans une belle portion de son fruit préféré. II avait une façon de pénétrer dans la chair succulente la tête la première, qui nous faisait saliver de concupiscence, cependant que ses grands yeux attentifs nous observaient avec intérêt par-dessus l'objet de nos désirs. La pastèque était un des fruits les plus communs du pays, mais il y avait, chaque saison, dans la ville, quelques cas de choléra, et nos parents nous interdisaient formellement d'y toucher. Je suis convaincu que les frustrations éprouvées dans l'enfance laissent une marque profonde et indélébile et ne peuvent plus jamais être compensées; à quarante-quatre ans, chaque fois que je plonge mes dents dans une pastèque, j'éprouve un sentiment de revanche et de triomphe extrêmement satisfaisant, et mes yeux semblent toujours chercher par-dessus la tranche ouverte et parfumée, le visage de mon petit camarade pour lui signifier que nous sommes enfin quittes, et que moi aussi, je suis parvenu à quelque chose dans la vie. J'ai beau, cependant, me gaver de mon fruit préféré, il serait vain de nier que je sentirai toujours la morsure du regret dans mon coeur et que toutes les pastèques du monde ne me feront pas oublier celles que je n'ai pas mangées à huit ans, lorsque j'en avais le plus envie, et que la pastèque absolue continuera à me narguer jusqu'à la fin de mes jours, toujours présente, pressentie, et toujours hors de portée.
Eh dehors de cette façon qu'il avait de nous défier en savourant sa possession du monde, Pastèque avait exercé sur moi une autre influence importante. Il devait avoir un ou deux ans de moins que moi, mais j'ai toujours été très influencé par mes cadets. Les hommes âgés n'ont jamais eu d'ascendant sur moi, je les ai toujours considérés comme étant hors jeu et leurs conseils de sagesse me semblent se détacher d'eux comme des feuilles mortes d'une cime sans doute majestueuse, mais que la sève n'abreuve plus. La vérité meurt jeune. Ce que la vieillesse a "appris" est en réalité tout ce qu'elle a oublié, la haute sérénité des vieillards à barbe blanche et au regard indulgent me semble aussi peu convaincante que la douceur des chats émasculés et, alors que l'âge commence à peser sur moi de ses rides et de ses épuisements, je ne triche pas avec moi-même et je sais que, pour l'essentiel, j'ai été et ne serai plus jamais.
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