J'ai eu de la chance: Albert Camus est passé à ce moment-là et, voyant bien que j'étais indisposé, il m'a emmené dans son bureau.
L'homme qui est mort ainsi était pour moi un étranger, mais ce jour-là, il devint mon père, à tout jamais.
Je continuais à réciter les fables de La Fontaine, les poèmes de Déroulède et de Béranger, et à lire un ouvrage intitulé Scènes édifiantes de la vie des grands hommes, un gros volume à couverture bleue, ornée d'une gravure dorée représentant le naufrage de Paul et Virginie. Ma mère adorait l'histoire de Paul et Virginie, qu'elle trouvait particulièrement exemplaire. Elle me relisait souvent le passage émouvant où Virginie préfère se noyer plutôt que d'enlever sa robe. Ma mère reniflait toujours avec satisfaction, chaque fois qu'elle finissait cette lecture. J'écoutais attentivement, mais j'étais déjà très sceptique là-dessus. Je croyais que Paul n'avait pas su s'y prendre et voilà tout.
Pour m'apprendre à tenir mon rang avec dignité, je fus également invité à étudier un gros volume intitulé Vies de Français illustres; ma mère m'en donnait elle-même lecture à haute voix, et après avoir évoqué quelque exploit admirable de Pasteur, Jeanne d'Arc et Roland de Roncevaux, elle me jetait un long regard chargé d'espoir et de tendresse, le livre posé sur les genoux. Je ne l'ai vue se révolter qu'une fois, son âme russe reprenant le dessus, devant les corrections inattendues que les auteurs apportaient à l'Histoire. Ils décrivaient, notamment, la bataille de Borodino comme une victoire française, et ma mère, après avoir lu ce paragraphe, est restée un moment décontenancée, avant de dire en fermant le volume et sur un ton scandalisé:
– Ce n'est pas vrai. Borodino a été une grande victoire russe. Il ne faut pas exagérer.
Par contre, rien ne m'empêchait d'admirer Jeanne d'Arc et Pasteur, Victor Hugo et Saint Louis, le Roi-Soleil et la Révolution – je dois dire que, dans cet univers entièrement louable qu'était pour ma mère la France, tout était uni dans la même approbation et, mettant tranquillement dans le même panier la tête de Marie-Antoinette et celle de Robespierre, Charlotte Corday et Marat, Napoléon et le duc d'Enghien, elle me présentait le tout avec un sourire heureux.
Je mis longtemps à me débarrasser de ces images d'Épinal et à choisir entre les cent visages de la France celui qui me paraissait le plus digne d'être aimé; ce refus de discriminer, cette absence, chez moi, de haine, de colère, de rancune, de souvenir, ont pendant longtemps été ce qu'il y avait en moi de plus typiquement non français; je dus attendre l'âge d'homme pour parvenir à me dépétrer enfin de ma francophilie; ce fut seulement aux environs des années 1935, et surtout, au moment de Munich, que je me sentis gagné peu à peu par la fureur, l'exaspération, le dégoût, la foi, le cynisme, la confiance et l'envie de tout casser, et que je laissai enfin, une fois pour toutes, derrière moi, le conte de nourrice, pour aborder une fraternelle et difficile réalité.
En dehors de cette haute formation morale et spirituelle que je recevais et dont je devais avoir, plus tard, tant de mal à me débarrasser, rien de ce qui peut étendre le champ d'expérience d'un homme du monde n'était omis ni négligé dans mon éducation.
Dès que, venant de Varsovie, une tournée théâtrale arrivait dans notre province, un fiacre était commandé et ma mère, très belle et souriante, sous l'immense chapeau tout neuf, me conduisait à une représentation de La Veuve joyeuse, de La Dame de chez Maxim's, ou quelque autre Can-Can de Paris, et moi, chemise de soie, costume de velours noir, une lorgnette de théâtre pressée contre mon nez, je regardais, béat, les scènes de ma vie future, lorsque, brillant diplomate, je boirais le Champagne dans les souliers des belles dames, dans les cabinets particuliers, au bord du Danube, ou lorsque le Gouvernement me confierait la mission de séduire la femme du Prince régnant, afin d'empêcher l'alliance militaire qui se préparait contre nous.
Pour m'aider à me familiariser avec mon avenir, ma mère revenait souvent de ses courses chez les brocanteurs avec de vieilles cartes postales de ces hauts lieux qui m'attendaient.
Je connus ainsi très tôt l'intérieur de chez Maxim's, et il fut entendu entre nous que j'y mènerais ma mère à la première occasion. Elle y tenait beaucoup. Elle y avait dîné, en tout bien, tout honneur, m'avait-elle expliqué à plusieurs reprises, au cours d'un voyage qu'elle avait fait à Paris, avant la guerre de 14.
Ma mère choisissait de préférence les cartes postales représentant des parades militaires, avec de beaux officiers à cheval, sabre au clair, passant la revue; celles des ambassadeurs illustres, en uniformes de gala, celles des grandes personnalités féminines de l'époque, Cléo de Mérode, Sarah Bernhardt, Yvette Guilbert – je me souviens que, devant la carte postale où figurait quelque évêque coiffé de sa mitre et vêtu de violet, elle avait dit, avec approbation: «Ces gens-là s'habillent très bien» – et, naturellement, toutes les cartes reproduisant «les Français illustres» – sauf, bien entendu, ceux qui, tout en ayant accédé à la gloire posthume, n'avaient pas entièrement réussi de leur vivant. C'est ainsi que la carte postale représentant l'Aiglon, après avoir trouvé, je ne sais comment, le chemin de l'album, en fut promptèment enlevée, avec cette simple réflexion qu'«il était tuberculeux» – je ne sais si ma mère craignait ainsi la contagion, ou si le sort du Roi de Rome ne lui paraissait pas un exemple à suivre. Les peintres géniaux, mais ayant connu la misère, les poètes maudits – Baudelaire, en particulier – et les musiciens au destin tragique étaient soigneusement bannis de la collection, car, selon l'expression anglaise connue, ma mère would stand no nonsense: le succès était quelque chose qui devait vous arriver de votre vivant. La carte postale qu'elle rapportait le plus souvent à la maison et que je trouvais toujours partout était celle de Victor Hugo. Elle admettait bien, malgré tout, que Pouchkine fût un aussi grand poète, mais Pouchkine avait été tué dans un duel à trente-six ans, tandis que Victor Hugo avait vécu très vieux et honoré. Partout où j'allais, dans l'appartement, il y avait toujours la tête de Victor Hugo qui me contemplait et quand je dis partout, je l'entends littéralement: le grand homme était toujours là, quel que fût l'endroit, posant sur mes efforts un regard grave, habitué pourtant à d'autres horizons. De notre petit Panthéon de cartes jaunies, elle avait catégoriquement rejeté Mozart – «il est mort jeune» -, Baudelaire – «tu comprendras plus tard pourquoi» -, Berlioz, Bizet, Chopin – «ils étaient malchanceux» – mais, chose étrange, et malgré sa crainte affreuse, pour moi, des maladies et, en particulier, de la tuberculose et de la syphilis, Guy de Maupassant paraissait avoir trouvé quelque excuse à ses yeux et fut admis dans l'album, avec un peu de gêne, il est vrai, et après une courte hésitation. Ma mère avait pour lui une tendresse très marquée, et j'ai toujours été très heureux que Guy de Maupassant n'eût pas rencontré ma mère, avant ma naissance – j'ai parfois le sentiment de l'avoir échappé belle.
Ainsi donc, la carte postale représentant le beau Guy en chemise blanche, la moustache bien tournée, fut admise dans ma collection, où elle figura en bonne place, entre le jeune Bonaparte et M meRécamier. Lorsque je feuilletais l'album, ma mère se penchait souvent par-dessus mon épaule et posait sa main sur l'image de Maupassant. Elle s'absorbait dans sa contemplation et soupirait un peu.
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