Pour la première fois depuis qu'elle m'avait, ma mère se montra désespérée, et se tourna vers moi avec une sorte de féminité vaincue et désarmée, pour me demander aide et protection. J'avais déjà près de dix ans et j'étais donc prêt à assumer ce rôle. Je compris que mon premier devoir était de paraître imperturbable, calme, fort, sûr de moi, viril et détaché. Le moment était venu de me révéler aux yeux de tous dans mon rôle de cavalier, celui auquel le lieutenant Sverdlovski m'avait si soigneusement préparé. Les huissiers avaient saisi mes jodpurhs et ma cravache et j'en fus réduit à leur faire face en culotte courte et les mains nues. Je me promenais sous leur nez d'un air arrogant, à travers l'appartement qui se vidait peu à peu de ses objets familiers. Je me plantais devant l'armoire ou la commode que les sbires soulevaient, je mettais les mains dans les poches, le ventre en avant et je sifflotais avec mépris, observant narquoisement leurs efforts maladroits, les narguant du regard, un vrai gars, dur comme un roc, capable de veiller sur sa mère et de vous cracher dessus, à la moindre provocation. Cette mimique n'était nullement destinée aux huissiers, mais à ma mère, pour qu'elle comprît qu'il n'y avait pas lieu de se frapper, qu'elle était protégée, que j'allais lui rendre tout cela au centuple, tapis, console Louis XVI, lustre et trumeau en acajou. Ma mère paraissait réconfortée, assise dans le dernier fauteuil, me suivant d'un regard émerveillé. Lorsque le tapis fut enlevé, je me mis à siffler un tango et j'effectuai sur le parquet, avec une partenaire imaginaire, quelques-uns de ces pas de danse savants que M lleGladys m'avait appris. Je glissais sur le parquet, serrant étroitement la taille de ma partenaire invisible, en sifflotant «Tango Milonga, tango de mes rêves merveilleux» et ma mère, une cigarette à la main, penchait la tête d'un côté puis de l'autre, et battait la mesure, et lorsqu'elle dut quitter le fauteuil pour le céder aux déménageurs, elle le fit presque gaiement et sans me quitter des yeux, cependant que je continuais mes évolutions savantes sur le parquet poussiéreux, pour bien marquer que j'étais toujours là et que son plus grand bien avait, en somme, échappé à la saisie.
Nous tînmes ensuite un long conciliabule pour décider ce que nous allions faire, de quel côté nous devions nous tourner. Nous parlâmes français, pour ne pas être compris des coquins, debout dans le salon vide, pendant que le lustre était descendu du plafond.
Il n'était pas question pour nous de demeurer à Wilno, où les meilleures clientes de ma mère, celles qui la cajolaient et la suppliaient, jadis, pour être servies les premières, levaient à présent le nez et détournaient la tête lorsqu'elles la rencontraient dans la rue, attitude d'autant plus commode et explicable de leur part que, souvent, elles nous devaient de l'argent: cela leur permettait, en somme, de faire d'une pierre deux coups.
Je ne me souviens plus des noms de ces nobles créatures, mais j'espère fermement qu'elles sont toujours en vie, qu'elles n'ont pas eu le temps de mettre leur viande à l'abri et que le régime communiste est venu leur apprendre un peu d'humanité. Je ne suis pas rancunier, et je ne vais pas plus loin.
Il m'arrive parfois d'entrer dans les grands salons de couture parisiens, de m'asseoir dan» un coin et d'assister au défilé; tous mes amis croient que je hante ces lieux aimables en rôdeur, pour me livrer à mon péché mignon, qui est de regarder les jolies filles. Ils se trompent.
Je me rends dans ces lieux en pèlerinage pour y penser à la directrice de Maison Nouvelle.
Nous n'avions pas assez d'argent pour aller nous installer à Nice et ma mère refusait de vendre sa précieuse argenterie sur laquelle tout mon avenir était fondé. Avec les quelques centaines de zlotys que nous avions pu sauver du désastre, nous décidâmes donc de nous rendre d'abord à Varsovie, ce qui était tout de même un pas dans la bonne direction. Ma mère y avait des parents et des amis, mais surtout, elle avait un argument décisif en faveur de ce projet.
– Il y a un lycée français à Varsovie, m'annonça-t-elle, en reniflant avec satisfaction.
Il n'y avait plus à discuter. Il n'y avait plus qu'à faire nos valises, ce qui était une façon de parler, car les valises avaient été saisies, elles aussi, et, l'argenterie bien à l'abri, nous dûmes envelopper ce qui nous restait dans un baluchon, suivant la meilleure tradition.
Aniela ne nous accompagna pas. Elle alla rejoindre son fiancé, un employé des chemins de fer, qui habitait dans un wagon sans roues, à côté de la gare; c'est là que nous la laissâmes, après une scène déchirante où nous sanglotâmes éperdument, en nous jetant dans les bras l'un de l'autre, effectuant de fausses sorties, pour revenir nous embrasser encore une fois; je n'ai jamais autant hurlé depuis.
J'ai essayé à plusieurs reprises d'avoir de ses nouvelles, mais un wagon sans roues, ce n'est pas là une adresse bien ferme, dans un monde bouleversé. J'aurais beaucoup aimé la rassurer, lui dire que j'ai réussi à ne pas attraper la tuberculose, ce qui était ce qu'elle redoutait pour moi par-dessus tout. C'était une jolie jeune femme au corps opulent, aux grands yeux bruns, aux longs cheveux noirs, mais c'était déjà il y a trente-trois ans.
Nous quittâmes Wilno sans regret. J'emportais dans mon baluchon mes fables de La Fontaine, un volume d'Arsène Lupin et ma Vie des Français illustres. Aniela avait pu sauver du désastre l'uniforme de Tcherkesse que j'avais jadis porté au bal costumé et je l'emportais également. Il était déjà trop petit et je n'ai jamais eu l'occasion de porter un uniforme de Tcherkesse depuis.
A Varsovie, nous vécûmes difficilement dans des chambres meublées. Quelqu'un, de l'étranger, vint en aide à ma mère, lui envoyant, très régulièrement, des sommes d'argent qui nous permettaient de subsister. J'allais à l'école où, tous les matins, à la récréation de dix heures, ma mère m'apportait du chocolat dans un thermos et des tartines beurrées. Elle fit mille choses pour nous maintenir à flot. Elle fut courtière de bijoux, acheta et revendit des fourrures et des antiquités et fut, je crois, la première à avoir eu une idée qui se révéla modestement lucrative: par voie d'annonces, elle informait le public qu'elle achetait des dents qu'à défaut d'autre terme je peux seulement qualifier de dents d'occasion; celles-ci contenaient des travaux en or ou en platine et ma mère les revendait avec profit. Elle examinait les dents à la loupe, les trempant dans un acide spécial pour s'assurer que c'était bien d'un métal noble qu'il s'agissait. Elle fit aussi de la gérance d'immeubles, fut placeuse en publicité et se chargea de mille autres besognes dont je ne me souviens plus aujourd'hui; mais, chaque matin, à dix heures, elle était là, avec son thermos de chocolat et ses tartines beurrées. Cependant, là encore, nous eûmes à subir un échec cuisant: je n'ai pas pu entrer au lycée français de Varsovie. Les études y coûtaient cher et dépassaient nos moyens. Je fréquentai donc l'école polonaise pendant deux ans et, aujourd'hui encore, je parle et j'écris le polonais couramment. C'est une très belle langue. Mickiewicz demeure un de mes poètes préférés, et j'aime beaucoup la Pologne – comme tous les Français.
Cinq fois par semaine, je prenais le tramway et me rendais chez un excellent homme qui s'appelait Lucien Dieuleveut-Caulec et qui m'enseignait ma langue maternelle.
Ici, je dois faire un aveu. Je mens assez peu, car le mensonge a pour moi un goût douceâtre d'impuissance: il me laisse trop loin du but. Mais lorsqu'on me demande où, à Varsovie, j'ai fait mes études, je réponds toujours: au lycée français. C'est une question de principe. Ma mère avait fait de son mieux et je ne vois pas pourquoi je la priverais du fruit de son labeur.
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