0 heure 12 minutes:
Là, on ne pouvait s'empêcher de sourire. «Juste et bon», allons donc, n'était-ce pas un peu gros? «Petit et constipé» aurait été plus juste, avec un drôle de nom qui n'évoquait pas vraiment une machine de guerre. Avec un nom pareil, on savait déjà ce que cet homme ferait de sa retraite. On ne pouvait pas en dire autant pour tout le monde. Guillemot, Fitoussi, Vasseur, Musson, Richier: des noms qui n'engagent à rien, des points d'interrogation, des abstractions. Parfait pour des grenadiers voltigeurs, somme toute. Il n'y avait que Wagner, à la rigueur, dont on pouvait se demander s'il n'avait pas des prédispositions, et Biberon.
0 heure 12 minutes:
« Nous devrions quitter la base d'entraînement cette nuit. Le régiment sera engagé en territoire ennemi quelque part vers F. J'avoue que j'ai le cœur mouillé joyeux à l'idée de partir (mais ce n'est pas de la peur, car je n'ai pas peur, mais alors pas un iota). Dieu sait comment on sera logés une fois sur le continent. La Guade loupe me convenait parfaitement. C'est une île, comme la nôtre, mais plus agréable question climat et les filles (je l'écris pour papa, maman tu peux sauter directement au paragraphe suivant) sont très tolérantes avec les hommes en uniforme même si je n'ai guère eu l'occasion de quitter la base pour me reposer le guerrier en ville. Le forfait est très accessible, moitié moins cher que chez Mme Saint-Ange, tu comprends pourquoi les habitants d'ici se plaignent le chinois quand ils arrivent en métropo…»
0 heure 15 minutes:
– Eh, les gars, venez voir la ration de combat! On laissa la lettre en plan pour se précipiter
auprès de Biberon. Il tenait un sac de vingt portions kaki. La sienne était déjà ouverte et son contenu s'étalait sur le futon.
Biberon énumérait ses trésors:
– Une boîte d'allumettes waterproof, une conserve de bœuf compressé, un échantillon d'alcool, une part de fromage Président, du fil et une aiguille, ouah ouah, un mini-réchaud pliable, des biscuits, un morceau de chocolat, une plaquette de pastilles de différentes couleurs.
Il y avait trente pastilles vertes, marquées «vitamines à prendre à jeun», dix pastilles violettes «en cas de douleur», deux pastilles jaunes «hémorragie grave» et une pastille orange sans titre, fermée par une double protection.
– Otamère, on dirait la pilule.
– Ta gueule, coupa Fitoussi.
Il avait fait médecine.
On n'allait pas commencer à se disputer.
0 heure 45 minutes. Sentiment d'urgence: « Bientôt, le premier combat. Le colonel nous a dit aujourd'hui que la région serait préparée par nos camarades des troupes Alpha. J'ai entièrement confiance dans ces hommes qui sont les meilleurs soldats du monde. Ils font la guerre avec humanisme et discernement. Ici nous prions tous pour avoir l'honneur d'être mutés un jour dans cette brigade légendaire. La veuve et l'orphelin sont au centre de leur dispositif, et ce ne sont pas des paroles en l'air ou un bon mot, j'ai lu quelque part que un pour cent de leur budget global est reversé à des œuvres de bienfaisance. J'aimerais que l'on ait semblable mécanisme dans notre régiment.»
0 heure 52 minutes:
– Qui veut faire une partie de tarot? beugla Morisot.
Il avait déjà fini, lui. L'enveloppe reposait triomphalement sur le haut de son sac. On eût dit qu'il avait conquis l'Everest.
0 heure 52 minutes. L'inspiration est bel et bien là:
« Chers parents, ne vous inquiétez pas de ce louf-louf que l'on entend dans les journaux comme quoi notre armée est plus petite en nombre et moins bien équipée que celle des big macs dollars. Ils ne savent pas ce qu'ils racontent, ces généraux à la retraite. Il y a beaucoup de désinformation. Les blancs-becs jouent les Cassandre. Ils se croient encore au xx«siècle. Je ne dis pas que tout est rosé avec des fleurs mais les nombres ne font pas tout. Les nombres sont impressionnants sur du papier journal et font peur au rentier, mais la réalité du terrain est tout autre. Notre détermination ne se mesure pas avec des nombres. Le sergent instructeur rappelle souvent que Napoléon a conquis l'Europe avec des nombres modestes. Le génie militaire nique les chiffres, qu'il dit. Et de ce point de vue, nous sommes très bien lotis. Car notre commandement ne réfléchit pas à la légère. Vous pensez bien qu'il n'est pas question pour eux de nous envoyer au casse-pipe, même si nous ne demandons pas mieux, car mourir pour une grande idée est la seule mort qui soit digne. Je n'ai pas peur.
Puisqu'on en parle, chers parents, ne soyez pas déçus si je devais y rester. Le colonel Dujardin nous a prévenus que ce ne serait pas une partie de chasse. Il y aura des blessés, des morts. Jen'ai pas peur. Souvenez-vous de ce que disait le général de Gaulle: «Si ton ennemi t'outrage, va t'asseoir devant sa porte, tu verras passer son cadavre.» Le colonel Dujardin est à l'image de ce grand homme, toujours prêt à payer de sa personne. Je suis persuadé que s'il y a des morts, le colonel Dujardin mourra en premier. Tant que les journaux n'ont pas annoncé sa mauvaise fortune, vous pouvez être tranquilles pour moi…»
1 heure 10 minutes:
– T'as une photo de ta copine?
On soulevait une paupière, soupesant l'expression niaise du deuxième classe Morisot.
– Eh, lui file pas, dit Wagner, il ira s'astiquer le pied-de-biche.
– Pas du tout, pas du tout, se justifia Morisot. Simple curiosité.
î heure 13 minutes:
« Donnez-moi des nouvelles du pays. Que devient Jean-Ramsès? Se plaît-il toujours dans son ministère? Il doit m'en vouloir à mort d'être là. J'ai en quelque sorte pris sa place. Dites à Stéphanie qu'elle me manque. Je vais essayer de lui écrire séparément, si j'en ai le courage après ce qui s'est passé au moment de l'incorporation. C'est mon seul regret, l'appel s'est fait dans le secret et la précipitation, je n'ai pas eu le temps de lui expliquer. Si l'on veut un jour terrasser Magog et manger des lentilles aux lardons sur les marches de la Maison-Blanche, l'effet de surprise est un brillant coup tactique. Essayez de lui parler, elle vous écoutera peut-être.
Votre fils qui vous aime très fort.
Wolf.
P.-S. Dehors on entend les ordres de rassemblement. Je n'ai pas peur.»
7 heures 30 minutes. Levée du courrier: L'enveloppe portait un cachet violet «Franchise militaire». Elle passa par un scanneur à grande vitesse de l'armée qui numérisa le contenu. Le texte océrisé fut mâché par un logiciel de classement sémantique. Un supercalculateur fit la transcription en mots clés. La censure n'y trouva rien à redire, sauf quelques mots malheureux, biffés et remplacés par des équivalents en petites majuscules comme ceci. Un tampon orange avec un code-barre indiqua que l'enveloppe pouvait poursuivre son voyage. Conformément à la loi «informatique et libertés», le nom du soldat fut aussitôt effacé des fichiers. La machine ne conserva que son grade, seconde classe, et son lieu d'affectation, la Floride, à des fins statistiques.
Deux jours plus tard, le facteur sonnait chez les Guillemot. Mme Guillemot, d'une main inquiète, saisit l'enveloppe. «C'est le petit! cria-t-elle en arrachant le rabat. Il est vivant!»
Dans l'antre sombre du transport de troupes Renault, énorme camion-baleine un peu vieillot, construit dans les années 2000 pour lutter contre le chômage technique des ouvriers de France, la digestion allait bon train.
– Il paraît qu'ils ont des bombes qui détectent les ondes céphaliques.
– Otarace.
– T'es sûr, Richier?
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