“ La Foulée verte! La Foulée verte!” On n'entend plus que ça. Partout, dans les journaux, “ La Foulée verte ceci”, “ La Foulée verte cela”. Des mots durs souvent. Des calomnies. Et des questions, forcément, pour ma personne, comme pluie acide. “Explique-nous, Julien, toi qui as fait partie de l'élite. Punaise, éclaire la lanterne! Qu'est-ce donc que cette Foulée verte qui a semé tant de trouble dans notre petite ville?”
Je sens dans ces propos comme une attaque injuste. Les gens ne retiennent que les aspects négatifs de la guerre. Alors j'essaye d'expliquer, calmement, sans bégayer, que la Foulée verte mérite notre respect.
Car la Foulée verte n'est pas de l'écologie ordinaire qui se contente de ramasser les bouteilles en plastique sur les plages. Elle n'est pas rentière, cette écologie-là, des négligences du consommateur. Elle ne passe pas son temps à aider les personnes âgées dans l'autobus. La Foulée verte ne se résume pas à lire la composition des cornflakes avant d'en acheter, pas uniquement en tout cas.
“Alors qu'est-ce que c'est, Julien?”
La Foulée verte est un combat contre soi-même. Chasser les démons des égouts de son âme. Se dépasser. Prouver que chaque cellule de notre corps, chaque pensée de notre esprit méritent l'espace-temps qui leur est alloué. C'est cela, la Foulée verte, et rien de moins. Une exigence permanente. Ça vous déraille le train-train mini-bourgeois.
“Admettons, mais peut-on approcher ton idéal de la Foulée verte par la violence? Toi qui as vécu aux premières loges du conflit… N'y vois-tu pas quelque contradiction avec votre idéologie pacifiste?”
Ma réponse les étonne. N'en déplaise aux hypocrites, la guerre, comme beaucoup d'activités humaines, peut se transformer en un catalyseur d'épanouissement personnel. Celui qui l'utilise à bon escient, au moment propice, en restant critique envers soi-même, celui qui sait garder dans la guerre son cœur d'enfant, celui-là se rapproche de son absolu. Notre grand duel avec Enfance et vaccin, malgré ses débordements malheureux – comme dans toute guerre, hélas -, est un exemple de droiture.
“Des preuves, Julien! Assez de ce blabla mortel théorique! Du tangible! Du béton!”
J'en ai des tonnes, justement. Prenez mes camarades. Prenez Josas, Celsa, etc. La guerre leur a ouvert des horizons nouveaux. Quelques jours de lutte ont suffi pour que leur vie prenne ce tournant mystique dont on rêve tous. Avant, ils vivaient leur quotidien, ils démontaient les usines polluantes et traquaient le braconnier, ils interpellaient les politiques et arraisonnaient les tankers, ils servaient la noble cause de la Foulée verte, ce qui n'est pas rien, mais leur exaltation de jeunesse avait cédé la place à un professionnalisme morne. Sans l'aiguillon Enfance et vaccin, ne risquaient-ils pas de se fourvoyer dans un militantisme aux relents bureaucratiques?
Prenez Ulis, un mois avant l'embrasement. Le grand Ulis. L'homme qui a fait l'Exxon Valdez. Le timonier de l'arc-en-ciel. Le camarade aux mille médailles. Solide, ouvert, altruiste et… Que sont les mots pour qualifier une personne remarquable? Les mots sont des papillons. Leur danse ne change pas le paysage majestueux. On les écrit, on fait des efforts, et ils s'envolent, ingrats, emportés par un souffle puissant. Mes mots, un éternuement d'Ulis suffirait à les pulvériser.
Seule reste l'immensité. Et mon incapacité à la décrire.
Cela dit, j'ai beaucoup progressé. A la Foulée verte, mon écriture a mûri. À force de transcrire les réunions de travail, j'ai pris du métier. C'est en forgeant qu'on devient écrivain.
Pourtant je n'avais pas postulé pour écrire, enfin pas spécialement. Je cherchais un stage qui donne du lustre à une vie franchement terne, tout en mettant en valeur mes nombreuses qualités inexploitées, à savoir: mon désir du travail en équipe, mes préoccupations éthiques, mon respect des hommes car ce sont eux qui font l'opulence du corps social, mon envie de dépasser les clivages travail-loisirs, et bien d'autres qu'il serait fastidieux d'énumérer ici mais que j'ai pris soin de mettre dans ma lettre de motivation. J'ai écrit tout le mépris que j'avais pour le tissu économique où poussait ma famille: un paternel ingénieur, fourré dans la zone industrielle, collectionneur de cartes postales de Clamart, la terre de nos ancêtres, une maternelle au foyer, comme une brave maternelle qui se délabre, sans autre ambition dans la vie que la décoration de notre pavillon et la belle mine du frigidaire.
J'avais vingt-cinq ans. Evidemment, à vingt-cinq ans, je me préoccupais déjà de notre environnement, à ma modeste échelle. Je triais mes déchets. Je montrais du doigt les pots d'échappement qui expectoraient. J'évitais de manger les plats avec des colorants, qu'ils fussent ou non d'origine animale. Comme shampooing, je prenais Timoteï aux plantes médicinales. Je regardais de haut les comportements consuméristes et je me méfiais de la publicité. J'essayais d'arrêter de fumer, j'étais descendu à quatre cigarettes par jour.
Ces minuscules combats du quotidien, je les ai notés dans mon cévé. Sans embellir, ni rien. J'ai joué l'honnêteté. Je me suis appliqué à construire des phrases simples, au ton délié, propre à me rendre sympathique. J'ai adressé le tout à la Foulée verte, antenne régionale, 101, avenue du Général-Leclerc, le grand immeuble que vous connaissez, avec le drapeau de la Foulée verte à son sommet, et l'inscription La Foulée verte en lettres néon.
J'ai été admis aux entretiens. Une lettre sobre, presque Spartiate. “Monsieur, vous êtes admissible.” Ça m'a fait un choc. C'était la première fois que l'on me prenait comme dans du beurre, aussi facilement. J'en ai conçu un immense espoir.
Ulis m'a fait entrer dans son bureau. Et là, d'emblée, j'ai compris que je n'étais pas dans une entreprise banale. Au-dessus de l'ordinateur, là où les pédégés ordinaires accrochent un tableau, sans se rendre compte qu'ils soulignent ainsi leur soumission à l'ordre mini-bourgeois fait de stéréotypes autant sociaux qu'esthétiques, Ulis avait mis une grande photo du détroit du Prince-William – c'était marqué en bas – où les plages magnifiques fraîchement enneigées se découpaient sur une longue traînée de cirage. Les bras en croix, il a gémi:
– Le golfe de l'Alaska. Nous sommes le 24 mars 1989. Jour maudit. La pendule s'est arrêtée. Deux cent cinquante mille barils de brut. Un Hiroshima écologique. Deux cent cinquante mille oiseaux des mers, deux mille huit cents otaries, vingt-deux baleines… Mon karma souffre…
Puis il a chuchoté le nom honni:
– Exxon Valdez.
Je restais sans voix devant la beauté souillée par la négligence humaine.
Après une minute de silence, il a pris ma graphologie et les résultats du test de Rorschach qu'il a lus attentivement, puis il m'a dit de sa voix paisible:
– Ton cévé me plaît… Je sens… Comme si tu portais en toi le tigre à la montagne. Une fougue, une impatience à en découdre… Seulement… Il faudrait arrêter de fumer… T'as encore grave de choses à découvrir, petit. Tu voudrais faire quoi à la Foulée verte?
J'ai compris que c'était une de ces questions classiques qui servent à vérifier la motivation, et j'ai déclamé sur un ton enthousiaste:
– Contre châtier meuh nucléaire, folie planète sauver les hommes. Pollution zizi trache-fond.
En réalité, je ne bégayais pas tant que ça. D'ailleurs on me comprenait très bien, que ce fût à la boulangerie, au café ou chez moi. Mais là j'étais nerveux, il y avait mon avenir en jeu, je bafouillais plus que d'habitude, et plus je bafouillais, plus j'étais nerveux, c'est l'engrenage classique du bègue, alors pour les mots que je n'arrivais vraiment pas à prononcer, j'ai cherché des équivalents, avec des hauts et des bas, je le reconnais.
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