Iegor Gran - Ipso facto

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Un médiocre et plutôt antipathique paléontologue coule des jours à peu près tranquilles même si bien peu gratifiants dans l'institut qui l'emploie. Vie sans histoires et sans excès. Mais, à la faveur d'une promotion inespérée on s'aperçoit qu'il a égaré le diplôme de son baccalauréat. Catastrophe! Le voici rapidement mis au ban d'une société toute entière dédiée à l'archivisme
, à l'archivisme comme moteur, justification et fin de toute action. Un
monde fou avec sa bureaucratie, ses profiteurs et ses parias, un
monde dont un dérèglement mystérieux a changé les bases et tout bouleversé, jusqu'à la sexualité.

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Iegor Gran Ipso facto Malheur à celui des enfants de Dieu qui perd son - фото 1

Iegor Gran

Ipso facto

Malheur à celui des enfants de Dieu

qui perd son Baccalauréat

I

Je suis malléable, un peu naïf aussi, mais surtout ce qui me perd c'est la gentillesse, quand on n'arrive pas à refuser, voyez-vous je n'y arrive pas, il faut que je me laisse faire, c'est une loi supérieure qui me dirige contre mon gré, je capitule et dis peut-être, on verra, c'est d'accord, alors que j'aurais dû me protéger par un non définitif, non non et non, et il n'y a pas de peut-être, le peut-être ne se peut pas, je le tue à la hache ce peut-être, je le décapite et puis basta changeons de sujet.

Il a fallu l'argument de l'utilité publique pour vaincre ma résistance. L'utilité publique c'est comme un filet tournant, ça vous attaque par les côtés, impossible de vous en sortir de l'utilité publique, c'est du goudron chaud dans lequel vous auriez mis les pieds, dans mon cas ça m'a éperonné la conscience, et quand par-dessus vous mettez la voix mielleuse de Marko qui vous encaque dans la seconde, l'amorce devient imparable. Tu te dois aux autres, disait-il, t'as pas le choix faut que t'écrives, il le faut et j'en démords pas, il le faut et il le faut, et vas-y qu'il insiste, et vlan qu'il me pousse, ton effroyable incident de Baccalauréat tu le dois à l'opinion même si ça ne te fait pas plaisir, tu dois témoigner pour la civilisation. Tu dois. Il faut. J'étais cerné. Écrire je déteste, déjà parler c'est pas mon fort, je préfère rester coi bien au chaud car quand on se tait la vie passe à côté sans trop vous remarquer, et son cortège comme on dit de malheurs percute quelqu'un de plus exposé, le bavard sert de paratonnerre et vous êtes épargné. Or il se trouve que j'ai mérité qu'on m'épargne, oh oui, comme personne ne l'a mérité depuis Job, je suis en position de réclamer haut et fort que le destin me lâche la grappe, qu'il m'oublie un peu le destin, qu'il vaque à ses occupations le destin, il y a bien d'autres humains à torturer de par le monde, j'ai eu ma dose, ça suffit j'en peux plus.

La flatterie m'a embobiné comme un bas résille séduit un puceau, faut dire que la flatterie c'est drôlement agréable, c'est le paradis quand on s'émerveille devant mon existence qui me paraît à moi totalement morbide. À entendre Marko, ce qui m'était arrivé était à ce point Exceptionnel qu'il fallait y mettre un grand E et l'enficher dans un écrin pour l'éternité. Alors je me suis mis à rêver, et s'il avait raison le Marko? et si je pouvais à travers l'écriture ajouter une pierre dans le fondement de la République, dites donc ça me changerait du rôle du vilain petit canard qui me colle encore aujourd'hui, je deviendrais une sorte de Jules Ferry, le progrès par l'éducation. L'idée faisait son chemin, le poisson fatiguait et Marko distillait son opium: c'est une obligation morale que tu portes, t'es un peu comme un survivant de l'Holocauste ou un apôtre de Jésus. C'était moi que les dieux auraient élu au suffrage universel, je m'en serais bien passé entre parenthèses.

Je ne dis pas qu'il exagère, ça non, mon histoire de Baccalauréat est suffisamment hors normes pour la souhaiter à personne, seulement d'ici à me prendre pour un écrivain, c'est tout de même autre chose: raconter je veux bien, mais écrire c'est délicat, j'ai toujours eu du mal, ça me fait froid dans le dos rien que d'y penser. L'ennui voyez-vous c'est que les paroles s'évaporent mais l'écriture reste dans le dur, le basalte n'est rien à côté d'une feuille de papier, l'écriture est un tatouage que vous porterez à jamais. Vous pourrez jouer à l'acrobate tant que vous voudrez, jamais vous ne gommerez ce qui a été publié, votre cuir sera fleurdelisé. Alors quand vous écrivez, la bride qui tient votre vie tant bien que mal se relâche peu à peu, vous glissez imperceptiblement vers l'inconnu, encore un pas et il sera trop tard. Les feuilles que vous produisez vous attendront au tournant. Je ne me fais aucune illusion. Au mieux, ce texte est un microsillon ineffaçable, au pire ce sera une preuve qu'un juge pourra agiter devant mon nez, un élastique dans mon dos qui me freinera dès que je voudrai prendre un peu d'élan, un document qui pourra le moment venu se retourner contre moi, non que je sois parano mais chat échaudé.

En vain que tout ça je l'ai dit à Marko. Mes superstitions et mes craintes d'une pichenette il les a balayées, alors j'ai sorti la dernière cartouche, écoute je lui ai dit, un livre c'est plusieurs centaines de feuilles, or les feuilles c'est des soucis, tu le sais bien. Qui va s'en occuper après? qui va les ranger pour ne jamais les perdre? qui va écrire à l'éditeur pour demander un contrat? qui va suivre les ventes et déclarer mes droits d'auteur au fisc? qui? Même si ce n'est pas la mer à boire, je n'ai pas beaucoup de temps en ce moment pour me taper des formalités. Un papier avec de l'écriture dessus c'est comme un pacte. Il faut l'archiver, c'est une micro-case de mon cerveau qui est occupée, et ma pauvre cervelle en devient saturée, elle n'a pas été prévue ma cervelle pour contenir davantage que quelques recettes de cuisine, quelques noms de famille, quelques dates de l'histoire de France. Je la surcharge avec mes phrases qui n'en finissent pas, je lui demande trop à la cervelle, je la prends pour le tonneau des Danaïdes alors qu'elle a des ressources limitées. Mon écriture sera la goutte d'eau qui la fera éclater.

Que pensez-vous qu'il m'ait répondu? J'en fais mon affaire, qu'il a dit. Écris ton livre et je m'occupe du reste. Te prends pas la tête avec la paperasserie, désacralise-la pour une fois. Je t'en dispense. Va. Travaille. Fonce, je te dis. Songe aux gens que ton texte guidera parmi les écueils. Il est imbattable au prêchi-prêcha le Marko, c'est le meilleur embobineur de la planète, quand il vous prend comme ça dans son étreinte et qu'il vous dit de sa voix grave: à certains tu épargneras le suicide, quand il vous dit ça et que sa voix vibre comme un violoncelle, alors vous êtes cuits si je peux me permettre. Il ne lui reste plus qu'à vous ferrer avec des phrases du genre: imagine l'œuvre de charité que t'es en train d'accomplir, on sera tous fiers de toi alors évangélise tant que tu peux, et puis surtout: je me charge des tracas.

Des paroles qui n'engagent que lui, mais Marko n'est pas le type à passer à l'ennemi, j'en sais quelque chose et je vous le raconterai en détail plus loin, alors j'étais rassuré globalement et je me suis lancé dans l'ouvrage en me disant qu'il n'avait pas tort le Marko, mon expérience pourrait enrichir le savoir de l'Humanité, alors je n'aurais pas souffert pour rien, et tant pis si je prends des risques à écrire, tant pis si cela provoque une avalanche de papiers et des ennuis à long terme, tant pis vous dis-je, car imaginez qu'un jour j'aie des enfants, quelle responsabilité terrible! eh bien je n'aimerais pas qu'il leur arrive la même épopée sous prétexte que personne ne les aura mis au courant. Alors puissent les dieux au lieu de voter pour moi m'accorder un peu de répit pour que je réussisse à me rendre utile. Et vous mes lecteurs prenez-en vite de la graine, ne soyez pas comme moi, vous, de l'autre côté du livre, restez sur vos gardes si vous tenez à votre rang dans la société, soyez méticuleux dans le classement de vos documents officiels, surtout ceux qui portent la Marianne en lauriers, je veux parler de vos diplômes, vos Doctorats, vos Maîtrises, vos Licences, tout ce qui vous confère un titre, et le plus important d'entre tous car il se trouve à la base de l'édifice, le diplôme du Baccalauréat, celui que j'ai souillé par mon inattention et qui a été à l'origine de mon calvaire.

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