Pour mettre toutes les chances de notre côté, le haut commandement a décidé de disperser des millions de tracts en français et en dollar, où l'on explique par le menu notre vision pacifique. « Un autre monde est possible», qu'on leur dit, «acceptez la main tendue d'une des plus vieilles civilisations du monde», et je crois que c'est là un message universel.
Les dollars nous ont violemment sous-estimés. Jamais ils ne nous ont crus capables de venir les chatouiller chez eux, comme ça, à la hussarde. Ils pensaient que nous leur faisions du cinéma français quand on disait que notre patience avait des limites. Eh bien, ils se sont trompés.
Le débarquement lui-même s'est passé comme lubrifié. Une préparation aérienne minime, suivie d'un pilonnage au mortier même pas très poussé, une section en reconnaissance qui prend position sur la plage abandonnée, et moi dans la suivante, avec les secondes classes Richier, Wagner, Vasseur, Musson, un peu d'eau salée dans les bottines, et hop, nous voilà au pays de l'injustice sociale. Pas un seul soldat en face de nous. Vivant, je précise. Quelques morts ou en train, vite recouverts par des couvertures de survie et évacués par nos services d'hygiène aux armées, quelques voitures retournées, pas de quoi faire un reportage au vingt heures. Franchement, les images qu'on nous montre des guerres dans les pays du tiers monde sont bien plus secoue-conscience que la piteuse prestation de ce pays pourri par le fric.
Ah s'ils avaient su! Ils nous auraient construit des bunkers comme on en a autour de notre île. Surtout, leurs troupes auraient eu une posture plus défensive au lieu de se concentrer sur l'envahissement de pays innocents. Il paraît que le gros de leurs forces, qui ne nous font même pas peur., est à des milliers de kilomètres, quelque part en Asie ou à un autre endroit du globe que les dollars considèrent comme leur pré carré. Bananes!
Quand on tombe sur des reliquats de leur armée, on ne peut que constater le piètre état de préparation. Ils ont du matériel de pointe, mais le moral ne suit pas. Ils ont les foies dès qu'une difficulté matérielle les prive de leur beurre de cacahouètes quotidien. Le régiment de Petersburg s'est rendu quand la ville a été rationnée en eau courante. À Sarasota, on a vu des policiers nous remettre les clés de l'armurerie locale. Pas un coup de feu n'a été échangé à Daytona Beach. Partout, la même stupeur devant nos troupes fières, le même soulagement quand on leur apprend que l'on ne vient pas pour les ennuyer mais pour les libérer de la domination des trop riches. Il y en a qui se mettent à nous applaudir. Parfois on nous apporte à manger, mais le sergent a strictement interdit d'y toucher, car il a peur d'un coup fourré. De toute façon, on n'est pas tentés par l'ordinaire qu'ils consomment.
Il suffit de voir le résultat sur leurs organismes. Les rues sont pleines de grosses larves traînant leur misérable obésité. Parfois, j'ai pitié des dollars.»
A cet instant, Biberon fit de grands gestes: il l'appelait sous la tente. Wolf bâillonna son inspiration.
– Entre vite et ferme derrière toi, dit Biberon avec des airs de conspirateur.
Une odeur de fauve aux pieds sales comprima les narines. Trois pas plus loin, Wolf se cogna à la traverse du lit pliant. Là, entre deux paillasses, Wagner, Musson et Vasseur étaient accroupis au-dessus d'une petite flamme bleue. Vasseur tenait une cuillère où nageait une pastille jaune, Musson touillait la préparation avec une paille, Wagner montait une pipe à eau avec des canettes de Coca-Cola.
– C'est une tassepé de jaune, fit Biberon comme si on avait besoin d'une explication.
– Je vois ce que je vois, dit Wolf.
Il savait qu'il aurait l'honneur de la première taffe – personne à part lui n'avait encore tué de dollar. Il attendit que le liquide se mît à bouillir, avec par endroits des calots noirâtres.
– Ça va être autre chose que la violette, saliva Biberon.
– J'espère bien, dit Wolf.
Musson éteignit le réchaud:
– C'est prêt!
Il versa le liquide dans une canette coupée en deux qu'il couvrit de film alimentaire. Un astucieux système de pailles et de réservoirs bricolé par Wagner fut monté par-dessus. Wolf s'installa sur le lit, enleva ses bottines et mit le bout de la paille sous la langue. Biberon scrutait les palpitations de ses narines.
– Alors? demanda-t-il quand Wolf eut expiré.
«Dégage!» aurait voulu gémir Wolf, mais sa bouche ne s'ouvrit pas. Il ne voyait rien d'autre qu'un immense champ de coquelicots.
Soudain quelqu'un cria:
– Vingt-deux!
Il y eut du bruit, des canettes froissées, un courant d'air et de longues conversations en sourdine.
Quand il revint à lui, l'infirmier Fitoussi éclairait le fond de son œil à la lampe torche.
– Bienvenue en Floride, dit-il. Tu nous as fait une boulette.
Pendant une semaine, Wolf but beaucoup d'eau. Il pissa jaune. Les camarades se moquaient de lui sans pitié mais personne ne le dénonça au sergent.
Mercredi., après une visite de routine à l'infirmerie. La mémoire revient. Les mains ne tremblent plus:
«Une bien bonne m'est arrivée dans une épicerie d'Orange Lake. On est tombé sur des bouteilles du pays, un petit vin de l'île, AOC et tout. «Y s'emmerdent pas», a dit le sergent. Surtout vu le prix qu'ils le vendent, notre vin. Dix fois plus cher qu'au Huit-à-huit. Et tu crois que la différence va au peuple? Tends l'autre joue, eh bouffon! Ce sont les rapaces qui se sucrent sur le dos du consommateur. Il avait raison, l'oncle Guillaume.
On leur a pris une caisse pour améliorer l'ordinaire. Rassure-toi, je n'ai rien payé. L'épicier nous a fait cadeau. Moi, en échange, je lui ai donné un pin's du Tour de l'île, tu sais, celui avec le col de la Vachette. Il a paru surpris. Peut-être s'attendait-il à ce qu'on le vole, purement et simplement. Telle est la propagande anti-française que l'on distille là-bas depuis des années. On serait des petits calibres forts en gueule, tout juste capables d'escroquer le reste de la planète avec nos produits même pas bons. Je te jure, il y a de quoi avoir la haine.
Divine liqueur! On l'a bue en se racontant les histoires du pays. C'était un grand soir. J'ai beaucoup pensé à vous, qui êtes si loin. Le ciel était magnifique. On voyait la Grande Ourse. Les étoiles filaient tellement que je n'avais pas le temps de faire un vœu il y en avait une autre, et une autre, et une autre! « C'est la DCA, vaginale de leur mère à clapet punaise», a dit le sergent. Voyez comme la guerre sait imiter la nature.
Le sergent a une sacrée descente. La caisse a tôt fait de se vider. Et tu ne devineras jamais ce que j'ai lu sur l'étiquette, au fond du cageot. Un nom qui m'a semblé familier. «Société d'import-export Abe Carnot. Produits exotiques.» J'ai relu deux fois, dix fois, je t'assure, il n'y a pas d'erreur possible. La châtaigne n'est pas loin. Le hasard fait bien les choses, me suis-je dit. Ah s'il tombe entre mes mains! Je n'ai pas pu m'empêcher de scruter la nuit, comme si l'oncle Abe était quelque part à côté de nous, caché dans l'obscurité. Je n'ai entendu que les cris des chauves-souris, des coassements de crapaud (dont plusieurs espèces venimeuses), des hurlements d'effraie. C'était absurde, mais on aurait dit que je sentais sa présence.
La nature ici est luxuriante. Il y a des insectes que je n'ai jamais vus de ma vie. Vers le lac Okeecho-bee, alors que l'on traversait un marécage, on a tiré des crocodiles. Une sorte de scarabée gros comme le poing a mordu le deuxième classe Richier à la cuisse. L'air est chargé de miasmes. La nuit, on entend des cris de jungle qui nous glacent les os alors que le thermomètre ne descend pas en dessous de trente-cinq. Tout me conforte dans l'opinion que l'homme européen n'a rien à faire ici. Seuls des individus parfaitement malsains de corps et d'esprit peuvent s'acclimater. L'influence néfaste de la nature explique sans doute pourquoi les dollars ont si mal tourné dans leur ensemble, alors qu'ils avaient tout pour réussir si leurs ancêtres étaient restés dans leurs pays d'origine au lieu de chercher la cocagne dans ce nouveau monde, qui n'a rien de nouveau ni d'accueillant.
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