– Je l'ai lu dans Science amp; Vie. Il suffit que tu penses à un truc, je sais pas sta maman ou la fille du charcutier, tu produis là-dedans une onde électromagnétique. Les pensées ne sont que mouvements d'électrons. C'est prouvé. Un signal très faible mais quand même suffisant pour leurs antennes de troisième génération. Un satellite sert de relais. Pendant que tu manges ton bœuf aux choux, ou Dieu sait ce qu'on mange par chez toi.
– Lentilles aux lardons.
– Mouais, tu manges tes lentilles qui font péter l'ozone, tu les écrases entre tes dents sans te douter qu'un missile se dirige par tes pensées droit vers ta tête.
– C'est des conneries, otamère. Richier, tu déconnes.
– Moi, ça me semble crédible. On détecte bien la chaleur. Il peut faire nuit à crever les yeux, ton nègre dans le tunnel tu le vois limpide, comme s'il broutait au fond d'une baignoire. C'est force, c'est technique.
– Il n'y a pas besoin d'ondes céphaliques pour ça. Les infrarouges suffisent.
– Non. Pa'ce que ton satellite il est bien obligé de savoir si c'est un français qui pense ou un boche ou un dollar pour éviter les bavures.
– Ne me dis pas, oputain, qu'ils lisent dans les pensées. Je n'ai plus dix ans.
– Il y a un truc tout simple. L'onde céphalique n'a pas la même intensité si c'est un français qui pense ou un dollar.
– Elle est plus forte chez les français.
– J'crois bien, surtout si tu penses à Brigitte ou Carole.
– Omachose.
– Comment t'expliques cette différence?
– Y sont trop hygiéniques, y s'interdisent certaines pensées.
– C'est des gonzesses dans leur slip.
– Y z'auront les menstrues quand on va les tirer. Onde machin ou pas, c'est pas leurs ruses de métèques qui vont les sauver. S'y voyaient c'que j'pense.
– Je vais quand même essayer de penser le moins possible… Tu manges pas ton fromage?
Le reste du trajet se déroula en silence éclaboussé de tirs de mortier. Le deuxième classe Morisot souleva la bâche sur le côté et dégobilla en plein sur la route.
Quand il sortit du supermarché, Wolf eut envie de tout plaquer, une rage de dents. Son famas pendait au bout du bras droit. Une Ford fumait paisiblement sur le parking. Ça puait le caoutchouc brûlé et l'oignon frit. Désemparé, Wolf s'avançait dans la lumière. Des sacs en plastique Best Price, ourlets de civilisation, flottaient ça et là. Wolf n'arrivait pas à croire que c'était lui qui marchait ainsi, dans la banlieue de Petersburg, Floride, avec toute cette poussière balayée par le vent.
Un Kentucky Fried Chicken clignota de l'autre côté de la vie. Alors le bout du famas se décalotta et tatata!
Le sergent courait déjà vers le malheureux.
– Baisse ton arme, petit, c'est un ordre!
La voix du sergent lui rappela des souvenirs. Le bras se détendit. L'instrument s'échappa. Le sergent le cueillit délicatement et mit le cran de sûreté.
– Oé, petit, on se calme, raconte ce qui s'est passé.
– Oputain, sergent, oputain oputain.
– C'est rien ça, tu t'es coupé en te rasant.
– Otamère.
– Tu parles d'une blessure. N'a pas peur. Deuxième classe Guillemot, redresse-toi. Deuxième classe Guillemot.
Wolf regardait le sergent sans le voir vraiment. On avait placé un aquarium entre eux. Il voyait bien les yeux bleus nager à sa rencontre, et l'algue de la langue se tortiller entre les récifs, mais le sens des paroles lui échappait. Le sergent avait deux gros poils noirs dans la narine droite qui distrayaient énormément.
– Il a sorti une arme, sergent, je l'ai bien vue, c'était lui ou moi. J'ai crié que j'étais réglo, les sommations d'usage, halte là, qui va là, mais il comprenait que dalle, à cause du dollar qu'il avait dans la tête. Alors j'ai lâché les corn-flakes et.
Wolf disait vrai. Le gérant du supermarché ne parlait pas un mot de français. Il avait fait espagnol à l'école. D'ailleurs il n'avait pas dépassé le collège. Il avait cru, l'imbécile, que Wolf était un skinhead ou quelque voyou portant treillis. Peut-être avait-il même pensé – le temps d'un looping – qu'il avait devant lui un des avocats de sa femme en instance de divorce. Ou un tueur en série comme ils en ont souvent aux informations. Allez savoir ce qui se passe dans la tête d'un gérant de supermarché. Aurait-il pu se douter que Wolf était un représentant de l'armée française? Se serait-il alors conduit autrement?
Maintenant, le gérant se vautrait tranquillement dans son poumon en bouillie. En tombant, sa tête avait écrasé le paquet de corn-flakes. Oubliés d'un coup ses problèmes de divorce!
– T'as rien à te reprocher, petit, t'as fait le max, c'est le réflexe de famas qui l'a tué.
– Je ne voulais pas. Juste le blesser au poignet pour lui faire lâcher son arme.
– T'es pas cap, remarqua sérieusement le sergent. T'es pas Dolph Lundgren. Quand il tire dans le bras du méchant pour lui faire lâcher la grenade, dans Scorpion rouge, ce genre de conneries, t'oublies.
Wolf s'assit dans les restes d'une camionnette. Il regarda ses doigts. «Les doigts d'un tueur», pensa-t-il. Quand il se gratta le nez, il sentit distinctement l'odeur de la poudre.
– Je ne voulais pas, répéta-t-il mais avec un peu moins de conviction.
– J'sais bien, petit, c'est duralex, le premier type on ne l'oublie jamais. Parfois il viendra te faire suer la nuit, dans tes déchets de rêves. Le général de Gaulle disait, avec ce détachement qui le caractérisait: «Le plus dur, quand on tue un homme, c'est de viser la tête.»Tu vois, il ne portait pas à conséquence.
Ils méditèrent les paroles du grand homme.
Comme ils avaient faim et que leurs rations n'étaient pas encore livrées par les hommes du génie, le sergent invita Wolf encore tout tremblant chez KFC, de l'autre côté de la vie.
La rafale avait laissé sur la façade une cicatrice de varicelle.
Ils mangèrent en silence des restes froids de poulet industriel abandonné par l'ennemi en déroute.
Plus tard, dans le camion Renault, Wolf partagea avec ses camarades le coup de sang de son premier tué. Il raconta les corn-flakes, la caisse qui fit ding ding dong, l'haleine mystérieuse de la mort… Les camarades voulaient en savoir toujours davantage. Insatiables curieux! Sous l'œil bienveillant du sergent, Wolf livrait des détails, refaisait le geste du famas, mimait la tête crispée du gérant.
– Ce ne serait pas arrivé si les dollars n'avaient pour habitude de se promener avec des armes à feu, remarqua-t-on.
On aborda ainsi le vaste problème du port d'armes et du deuxième amendement. Richier avait une théorie à ce sujet.
– Oé les pucelles, dit le sergent, un peu dépassé par la tournure de la conversation, arrêtez de saouler le deuxième classe. Vous en aurez vous aussi des erreurs de mort sur les bras, je parie sur vot' chance.
Il cracha dans le crépuscule.
Le soir, compte tenu de son traumatisme, Wolf fut dispensé de corvée de nettoyage des armes (c'est Richier qui en hérita). Il en profita pour réfléchir à la fragilité de cette substance que l'on nomme la vie et du droit qu'il avait pris de l'enlever. L'odeur de poudre était tenace cependant, comme du pipi de chat.
L'incident de la pastille jaune
Samedi matin yd'un seul jet:
«Mes très chers papa et maman,
Je suis désolé d'avoir mis autant de temps à vous répondre: nous avions du pain sur la planche, ici, c'est peu dire. Jamais je n'aurais cru la Floride aussi grande. Malgré la puissance moteur des Renault, qui sont les meilleurs camions du monde, nous avons mis plusieurs jours pour atteindre Orlando, puis Jacksonville. Nos amis des troupes Alpha ont bien fait leur travail, trop même: pas un pont n'est debout, pas une ligne à haute tension. L'infrastructure des dollars est en miettes. Sans elle, les dollars sont comme des canards sans tête, ils errent sans but dans des rues livides. Plus de télévision, plus d'Internet, ils sont perdus. La nuit, la seule lumière qu'on ait vient des stations d'essence en flammes.
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