– C'est bien petit r'encore r'encore r'encore.
– MMMmmm.
– T'es un homme. Debout va te changer. Va debout va. Te débarbouiller debout. T'es un soldat, un dur, o o o o o oh tu passeras caporal, un jour tu comprendras, si tu sors vivant grâce à l'entraînement. C'est la clé l'entraînement. C'est dur à l'entraînement facila combat. Le général de Gaulle qui disait, tu sais qui c'est le général de Gaulle? C'est qui le général de Gaulle? Réponds puisque tu sais la putain de sa race.
– Un grand bonhomme oputain.
– Un grand bonhomme mais pas seulement, tête de mitard. On vous r'apprend rien à l'école. Quand il était dans une tranchée en Afrique du Nord, le général de Gaulle il a dit le coup de l'entraînement facila combat. Il a dit aussi «en avant», il a dit, il a mis son casque, il est monté en première ligne.
– Oui sergent.
– T'es r'encore là gicle gicle.
Au loin, comme un rot de café, un dernier bombardier passait en effaçant le bleu. On ne l'entendait presque plus.
– J'avais bien dit qu'ils s'éloigneront, soupira le sergent. Faut bien qu'ils s'entraînent. La guerre n'est pas une partie de golf.
Il décida d'apprendre le bombardier dès qu'il aurait un instant de libre. Il parlait déjà le canon de 105 autotracté et avait des notions de chenillette B45, modèle Léopard, qui n'était pas un dialecte répandu mais si harmonieux qu'on l'aurait cru inventé exprès pour le chant.
Plus tard, sur le pavé languissant du campement provisoire, on passait devant un cube de mouvements synchrones.
– Présentez am, repsez am, pré-sen-tez am, repsez am, présentez am, c'est mou, ça claque pas, repsez am, présentez am, tu fais quoi là.
– Je vais me changer, chef.
– Alors dégage, tu passeras avec la section suivante. Pourquoi vous le regardez, c'est moi qu'il faut regarder, c'est l'drapeau qu'il faut regarder, j'ai pas dit repsez, j'ai pas dit repsez, j'ai dit repsez? j'ai pas dit repsez, t'as entendu repsez? t'as entendu repsez, de ta mère? répète c'que t'as entendu, ose me dire que j'ai dit repsez, je j'ai, je j'ai.
Alors on s'éloignait en se demandant quel destin serait réservé à ces grains de poussière en armes. Fitoussi, Vasseur, Musson, Wagner, Richier… Serait-il meilleur que le nôtre? Avait-on bien fait de se porter volontaire? On savait bien, au fond de nous, qu'il existait quelque part un destin perso qui nous attendait placidement, ce n'était qu'une question de minutes.
À ceux qui rêvent de colonels, il faudrait dire ceci: un colonel est toujours plus petit que ce que l'on voit dans les rêves. Dans la vie réelle, plus on se rapproche d'un colonel, plus on découvre la modestie de sa stature, surprenante quand on connaît ses aptitudes au commandement et les vies qui pèsent sur ses épaules. Le phénomène est assez décevant si l'on n'est pas prévenu. Certains colonels plus que d'autres donnent l'impression d'une fausse note.
M. Dujardin était un tout petit colonel. Personne n'avait jamais sérieusement rêvé de lui, même sa femme d'avant la nuit de noces, ce qui explique peut-être sa motivation dans le métier de soldat et sa brillante progression professionnelle. Parfois, la concierge de M. Dujardin rêvait de lui au moment des étrennes: elle voyait son ombre effacée se faufiler hors de l'immeuble et partir en courant. «J'ai un Transall à prendre pour un point chaud du globe», criait-il, l'air navré.
M. Dujardin portait les fameuses cinq barrettes fixées par un carré de velcro. On les sentait vibrer d'une joie contenue, un peu comme les cinq lignes vierges d'une portée de musique. Un potentiel gigantesque.
– À vos rangs, ix! Pré-sen-tez am. Huitième régiment rassemblé, à vos ordres, mon colonel.
– Repsez am. Repos soldats. Bonjour, je suis le colonel Dujardin. J'ai fait tout le voyage depuis l'état-major pour vous parler, vous les engagés volontaires, vous l'élite de la nation, moi l'état-major, nous sommes fiers de vous. La patrie, la mère, nos fils, nos compagnes vous ont confié une mission difficile, mission délicate, salubre libératoire mission. Soldats, nous allons sauter cette nuit. Ouais, cette nuit, pour profiter de l'effet de surprise. Tout à l'heure, vous avez entendu les bombardiers décoller. Ce n'étaient pas des caramels. De vraies bombes téléguidées de huit cents, sur leurs têtes à dollars.
Le poing du colonel fendit un crâne imaginaire. Un frisson de plaisir parcourut les jeunes palmiers. Ainsi c'était parti pour de bon! On ne se contentait plus de jacasser, on joignait le geste à la parole, et quel geste! La grande roue avait tourné, entraînant des millions de petits rouages enduits de fierté. Le livre d'histoire s'était brusquement ouvert sur une page blanche. Il importait d'y inscrire une épopée. Jamais on n'avait senti autant de bonheur aux semelles des bottines. Joie de l'action. Jubilation d'en être.
– Soldats, l'attaque a été lancée. Rien ne pourra l'arrêter. Jusqu'à ce que nous libérions le monde de la domination du dollar. C'est énorme. Personne ne s'y attend. Pendant des décennies, nous avons envoyé des leurres diplomatiques. Eh bien, maintenant c'est fini. La France ne se couchera plus. La France assume ses responsabilités de pays à l'avant-garde du droit moral. La France part au combat. Unie derrière son chef, la France défendra ses valeurs de justice. Nous allons pilonner les centres de transmission, les aéroports, les stations d'essence, les ponts, les casernes. Dans un geste d'humanité, autant que la visibilité le permettra, nous éviterons les écoles, les églises lieux de culte, les hôpitaux.
Le colonel maîtrisait son sujet. Tout avait été pensé, planifié, organisé. Il ne restait plus qu'à sauter dans le wagon. Une bonne course d'élan, et hop! La machine nous prenait en charge. Une démocratie sans tabou, voilà ce qu'on était.
– Les dollars ne nous font pas peur. Un seconde classe français en mange vingt, des dollars, au petit-déjeuner chaque matin. Pourquoi? Parce que le Français a une histoire glorieuse derrière lui. Il n'est pas arrivé là par hasard, lui. Il y a eu Char-lemagne, Saint-Louis, François Un. Que fait le dollar pendant ce temps? Il se balance sur les arbres. Il joue aux fléchettes, le cannibale. Quand il entend le mot « civilisation», il s'enfuit en courant. Le génocide des Indiens a été leur seule forme de culture pendant des siècles. Mais on n'achète pas le soldat français avec des bouts de verre et des clochettes. On ne se laissera pas avoir, oh non. Les dollars sont des baudruches que l'on va taillader à grands coups de baïonnette dans le bide. C'en sera fini de leur arrogance, leurs dollars ne les sauveront pas de l'impartialité universelle, la coupe est pleine, on les avait prévenus, maintenant il va falloir payer pour tous les crimes qu'ils ont commis dans le monde. Rappelez-vous, soldats, les villes martyres. Dresde. Cologne. Hiroshima. Nagasaki. Saigon. El Salvador. Mogadiscio. Bagdad, la ville sainte. Vous n'étiez pas nés, mais vos pères, grands-pères, oncles vous ont raconté. Que votre cœur se remplisse d'une grande soif de justice. Que votre bras durcisse pour se muer en un instrument de revanche. La remise des pendules à l'heure a commencé. Les opprimés auront leur dédommagement.
À cet instant du discours, on perdait un peu le fil et l'on remontait de quelques mois dans le temps, on se voyait avant l'incorporation, dans le bourbier du quotidien, suintant d'impuissance, pris au piège de la petite vie. Au diable! On était mieux aux Antilles, avec ce colonel plein d'énergie, et la ligne d'horizon, rosé et bleue, qu'on pouvait lécher en tendant la langue.
– Posez-vous, soldats, les vraies grandes questions de tout habitant du Ille millénaire. Souhaitez-vous avancer vers le futur ou reculer vers le xxe siècle? Vivre sous la botte des dollars, ou vivre tout court? Réfléchissez. Qui nous humilie depuis des siècles à s'en mettre plein les poches à nos dépens? Qui est l'immonde Goliath? Soldats, la morale nous donne raison, et réciproquement. Nous sommes soutenus par tous les peuples opprimés de la Terre. La femme battue du Soudan, l'intouchable de Ceylan, l'ouvrier métallo de Lima, le primitif d'Australie prient à notre victoire. Tous ceux qui aspirent à davantage de justice sociale font bloc derrière nous. Y compris sur leur territoire, j'insiste là-dessus. Le petit peuple dollar, ces masses enchaînées par la loi des banquiers, ce peuple exploité attend qu'on le libère. Les hommes, les femmes de San Francisco, Chicago, New York adhèrent à nos valeurs, ils en ont assez d'être bernés par Wall Street, ils en ont assez de passer aux yeux du monde pour des criminels.
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