«Vas-y! ordonnai-je. Un autre pour Boris Vildé! Un autre pour le soldat inconnu!»
Wolf s'était faufilé et tapait dans la tête avec ses pataugas.
Soudain, oncle Guillaume:
«Stop! Laissez-le!»
Le respect que nous avions pour cet homme nous fit immédiatement lâcher le bout de souffrance qui se traînait misérablement.
Oncle Guillaume s'approcha, sortit un mouchoir et l'appliqua contre un méchant hématome à la bouche. Puis il l'aida à se mettre debout. Ce n'était pas la Joconde. Le bras gauche pendait sans tonus, désarticulé, la jambe saignait abondamment, on eût dit la tête de Louis XVI.
Oncle Guillaume tourna vers nous sa moustache pleine de reproches:
«Vous avez laissé la colère brouiller votre raison, dit-il sévèrement. Nous ne sommes pas le Ku Klux Klan ou une autre engeance de là-bas. Il va falloir l'emmener à l'hôpital. Thomas, Bruno, Raphaël, vous vous en chargez. Allez à la Croix de Bois, ils me connaissent bien. Docteur Soubise je compte sur vous pour le soigner au mieux, et discrètement, vous me comprenez.»
À l'oncle Abe, il dit:
« Que cela te serve de leçon. Disparais et ne reviens plus jamais sur l'île. Tu sais ce que tu
risques.»
On regarda oncle Abe clopiner vers la Renault de l'ingénieur Thomas, soutenu par ceux-là mêmes qui l'avaient tabassé cinq minutes plus tôt, et l'on ne manqua pas de ressentir une certaine grandeur à cette alliance contre nature, comme si la beauté et la misère de l'humanité marchaient ensemble, se supportant mutuellement.
On revint au bistrot en silence. On s'assit autour de l'oncle Guillaume. On avait nos yeux fayots. Pendant de longues minutes, il but sa bière sans rien dire, en passant et repassant le dos de la main dans la moustache. Puis il appela le patron, lui glissa un mot à l'oreille. Le patron alla aussitôt vers le coin sombre où venait s'asseoir oncle Abe et plaça une pancarte «table réservée» sur le sinistre guéridon. Oncle Guillaume parut satisfait.
«Il me faudrait un bol.»
Le patron apporta un cendrier Loto de la Française des jeux.
«Ça ira?
– Je crois que oui», répondit oncle Guillaume.
Il sortit le mouchoir imbibé du sang d'oncle Abe et le plaça dans le cendrier. De son autre poche, il tira un portable cassé, le fameux portable cassé – vous vous imaginez notre surprise! Il le posa sur le mouchoir. On eût dit qu'il arrangeait un bouquet.
«Que cela ne bouge pas d'ici. Jamais. Ça sera notre mémoire. Pour nous apprendre à être exigeants envers nous-mêmes.»
Puis il se tourna vers nous.
«Les enfants, vous vous êtes mal conduits, très mal. Votre père m'a tout raconté.»
Comme nous protestions faiblement, il se fit plus sévère:
«Ah! mais on ne répond pas! J'ai fait faire ma petite enquête, moi aussi. Certains établissements de cette ville ne vous sont pas inconnus. Alors maintenant il va falloir rembourser votre papa. Pour cela vous allez travailler au bistrot pendant vos heures de temps libre. Avec le monde qu'il y a, je crois que le patron sera content de vous proposer un arrangement.»
Se tournant vers mon père, il dit:
«Pierre-Loup, je comprends ta colère, mais il ne faut pas que tu sois trop dur avec le môme. Faut bien qu'enfance mûrisse, ce n'est pas toi qui me diras le contraire. Tu te souviens de nos quatre cents coups? La Calypso de la Galette, oh oh oh. La mère Bigoudis… On est tous passés par là. Et ils sont formidables, ces enfants, j'en ai rarement vu qui écoutent aussi bien. Et l'on dit que les jeunes d'aujourd'hui ne valent rien. C'est faux! C'est de la jeunesse formidable, une génération de l'espoir, ils ne se laisseront pas faire vis-à-vis de qui-tu-sais!»
Il ne croyait pas si bien dire.
Nous le regardâmes avec reconnaissance. La bonne humeur revenait. Mon père me caressa le dos et je profitai d'un moment particulièrement tendrichon pour lui glisser mon carnet scolaire. Devant mes moyennes, le vieux bouc se ramollit complètement.
Oncle Guillaume nous couvrit de sa moustache pleine d'amour.
«Et maintenant venez, j'ai beaucoup d'autres histoires à vous raconter. Celle du banquier ventriloque qui avait plusieurs vies, celle du sous-marin fantôme qui trouait nos filets de pêche, celle du champ de pétrole français, eh oui, français, ou encore celle du parc d'attractions qui grandit à l'infini en bouffant nos campagnes – Dieu sait qu'il y a en ce monde des histoires formidables!»
Les bombardiers volaient si bas qu'il suffisait de sauter un peu pour les caresser.
Le grand sergent ne s'en privait pas. Il se mettait sur la pointe des bottines et chatouillait furtivement leurs ventres dodus, les flancs brillants, les ailes transparentes qui paraissaient si légères. L'acier dépoli crissait sous les ongles. Ravies, les grosses bébêtes lui chantaient des mots mélodieux dans le langage des bombardiers – que le sergent ne comprenait pas -, et ils reprenaient leur majestueuse trajectoire.
À regret le sergent détachait ses yeux du ciel tout en y laissant ses pensées les plus douces. Il revenait à sa responsabilité dans la boue, à qui il disait:
– T'occupe des r'avions, t'es pas une chochotte, continue j'ai dit continue, magne-toi le cul si tu ne veux pas que j'te bute, on repart on y va, trente et un, on était à trente et un.
– Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm.
– Quarante.
– Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm M. Oputain j'en peux plus.
Le grenadier ne voltigeait plus. Écrasé par un sac aux épaules, une radio sur la poitrine, le famas autour du cou pesant trois mille tonnes, il avait conservé à l'intérieur de lui un très léger doute sur l'utilité de l'exercice. Ce doute était comme un haltère supplémentaire qui plombait son cœur et l'empêchait de se surpasser.
Le sergent, forgé au commandement des hommes, détecta cette poussière d'hésitation. Avec une tendresse toute maternelle, il ordonna:
– R'encore.
– Mm Mm.
– Soixante et un la putain de ta race. Tu vas m'en faire douze de plus tu vas m'en faire jusqu'à.
Un bruit monstre d'avion en colère, suivi d'un trou de silence.
– J'ai pas entendu, sergent.
– Ta gueule. R'encore vingt j'ai dit puis vingt de plus, tu vas te presser les douilles à ta mère, tu vas ramer car c'est pas l'armée à Burkina Desh, on est pas le régiment des petites bites à guidon, on est pas dans ton putain de trou du cul sur mer r'alors tu mles sors tu mles sors grave.
– m Mm Mm M.
– Ça n'en fait que trois, ooooooh je sais compter jusqu'à trois, j'ai pas rêvé t'en as fait trois.
– mM.
– Ooooooh, t'appelles ça des m et M? Non mais t'appelles ça des M? C'est des M? C'est pas des M. C'est du caleçon mou. C'est du fané. Tu vas finir sous un char comme.
Un jugement dernier remplit le ciel. Tandis que le sergent levait sa tête blasée vers les beautés accrochées aux nuages, ses jambes tremblèrent par capillarité. Il se sentit petit et vulnérable, mais ce n'était qu'un picotement espiègle de son inconscient qu'il refoula aussitôt. Le cri de l'avion s'éloigna.
– De ta mère, il est pas passé loin, je vais te dire comment ça s'appelle, ça s'appelle des nouilles, des nouilles au beurre margarine, si tu persistes je vais.
Un avion encore, peut-être moins fort que le précédent ou bien c'était déjà l'habitude.
– J'en peux plus oputain vous pouvez me tuer.
– Je vais te tuer, ooooooh je vais te saigner alors tu sais ce qu'il te reste à faire. R'encore r'encore r'encore r'encore r'encore tu peux y arriver, je le sais ta putain de mère.
– M…, m… M… m… M… m… M… m…
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