Pap' se lève. Mains dans les poches pour que l'intention ne soit pas perçue. Il marche à grandes foulées vers son fils aîné, l'empoigne par le col et dit:
«Je t'ai demandé d'arrêter!
– Je vais me faire péter l'os! s'écrie Victor. Garez le chat!
– Viens sur le canapé avec moi, ordonne le père.
– Pourquoi?
– Les baffes, ça se donne n'importe où! s'étonne Paul.
– Renonce, conseille Victor: tu vas te faire mal.»
Néanmoins, il se laisse mener vers le canapé, saisi par la poigne d'un justicier en herbe qui s'interroge, ce faisant, sur l'option à prendre, avec ou sans pantalon, pour choisir avec en raison des témoins extérieurs et de l'humiliation qui s'ensuivrait.
«Dix fois, je t'ai demandé d'arrêter! se justifie Pap'. Dix fois, tu as refusé de m'entendre.»
Il s'assied et couche son fils sur ses genoux.
C'est plus facile qu'il l'avait imaginé.
Les trois de la bande des Quatre se sont approchés pour suivre de plus près l'opération. Leurs bouches béent. Victor ne souffle mot.
«Je t'avais prévenu!»
Il lève la main une fois et l'abat, pas trop fort et en fermant les yeux. Derechef. Dere-derechef. Victor se tortille sous sa poigne.
«Tu as compris, maintenant?»
Le corps de l'enfant tressaute sur les cuisses de son papa. Sanglote-t-il?
Craignant d'avoir cassé quelque chose, le bourreau lâche prise. Victor se retrouve le cul par terre. Il ne pleure pas. Il se tord de rire.
Raté.
Une nouvelle occasion se présente un mois plus tard. Pap' n'a pas vu Victor depuis trois semaines. Au téléphone, l'enfant a promis qu'il serait là le samedi suivant, pour déjeuner.
A quatorze heures, il n'est pas arrivé. A quinze heures, Pap' appelle chez la reum. Victor décroche.
«Pap'! Je ne peux pas venir ce week-end… J'ai oublié de te prévenir.
– Qu'as-tu de si particulier à faire?
– Copains…
– Je veux te voir. Débrouille-toi.
– Mais je ne peux pas!
– Tu vas trop loin. Fais ce que tu veux jusque-là, mais je t'attends pour dîner.»
Victor plie. Dans le récepteur.
A vingt heures, il n'est toujours pas là.
«Il ne viendra pas, dit Pap' à Jeanne.
– Tu ne dois pas accepter cela, répliquet-elle. Il se moque de toi.»
Il n'oblige pas ses enfants à le voir s'ils ne le souhaitent pas, mais il s'est accordé avec eux pour que, les jours où ils doivent être chez lui, ils décident ensemble de l'organisation du weekend. La méthode offre à l'un l'illusion d'une quotidienneté partagée, et rappelle aux autres que l'autorité parentale se divise.
«Tu lui as accordé tout ce qu'il t'a demandé, rappelle Jeanne. Cela devrait lui suffire!»
Elle résume: les leçons particulières le samedi, qui l'empêchent d'être là l'après-midi; les activités sportives, dont il n'est jamais privé; les fêtes, où Victor est d'une assiduité remarquable; les week-ends prolongés, passés dans les maisons de campagne des copains…
«Tu as raison, décide-t-il. Trop, c'est trop.» A vingt et une heures, il téléphone de nouveau chez la reum. Répondeur. Il laisse un message: «'Victor, rappelle.»
«Si je faisais cela à mon père, commente Héloïse, il me tuerait.
– Ne te laisse pas manipuler», insiste Jeanne. L'éternel débat sur l'autorité.
Pour la troisième fois, il compose le numéro de la maison maternelle: «Victor, si je n'ai pas eu de nouvelles de toi avant minuit, ça ira très mal.»
Il demande à Jeanne:
«Qu'est-ce qui ira mal? Qu'est-ce que je peux faire s'il refuse de venir?
– Aller le chercher.
– Je ne sais pas où il est.
– Au lycée, lundi matin.»
Héloïse et la mère le chauffent. Si fort et si bien qu'il téléphone une dernière fois:
«Victor, je te laisse jusqu'à demain dimanche. Si tu ne m'as pas donné signe de vie, j'irai au lycée.
– Tu vas redoubler?» commente Paul qui passe par là, poursuivant le chat avec un feutre indélébile dans le dessein de colorer son petit tutu rose en noir.
Le samedi s'épuise, cédant la place au dimanche, qui s'épuise à son tour. Le lundi matin, Jeanne le rappelle à l'ordre.
«Tu dois téléphoner au lycée.
– Ça ne changera rien.
– Tu ne peux pas menacer ton fils d'une sanction et ne pas l'appliquer.»
Il se convainc qu'elle a sans doute raison.
A dix heures, il téléphone au lycée. Demande à parler à la conseillère d'éducation. La prie de prévenir Victor que son père arrive. Saute sur sa moto, enjambe le pont de Sèvres et stoppe, quinze minutes plus tard, devant l'enceinte du lycée.
Entre.
Grimpe chez la conseillère d'éducation. Frappe à la porte. Aucune réponse ne filtrant, pousse le battant. Pour découvrir un spectacle de qualité: tassée sur son siège, la conseillère le dévisage avec terreur tandis que Victor garde la tête baissée, assis dans un fauteuil.
«Victor?
– Le proviseur arrive, balbutie la conseillère d'éducation. Attendez-le dehors.
– Je veux seulement parler à mon fils…
– Vous verrez cela avec le proviseur, tremblote la conseillère. Ne faites pas de scandale.»
Il referme la porte et attend. Craint passablement le débordement qui pourrait suivre, et songe qu'il n'est pas venu là pour faire un esclandre. Simplement pour rappeler Victor à l'ordre. Il reste, cependant, considérant qu'il est trop tard pour reculer.
Survient un quinquagénaire costumé et cravaté qui déboule de l'escalier comme s'il sonnait la charge.
«Monsieur, dit-il, vous n'avez rien à faire dans l'enceinte de cet établissement.»
Il se présente. L'autre le coupe:
«Je sais très bien qui vous êtes.
– Je veux parler à mon fils, qui se trouve dans ce bureau.
– Votre fils ne veut pas vous voir», réplique le proviseur.
Il ouvre la porte.
«Victor, confirmez-vous que vous ne voulez pas rencontrer votre père?
– Oui», bredouille Victor en mangeant ses dents.
Ils se dévisagent un quart de seconde, avant que l'enfant choisisse de compter les mouches qui bourdonnent au plafond.
«Sortez donc de cet établissement», ordonne le proviseur.
Devant Victor. C'est pire qu'une humiliation: une saloperie.
«Je suis son père, répète-t-il, et si je veux emmener mon fils, je l'emmènerai.
– Non, réplique le proviseur. Vous n'avez pas l'autorité parentale.
– Conjointement à sa mère.
– Ce n'est pas ce qu'elle dit. Nous venons de l'appeler.
– Elle ment. Rappelez-la. J'attends ici.»
Cette fois, il est vert de rage. Mais il se contient. Il referme la porte et patiente dans le couloir. Le proviseur s'en est allé téléphoner à la reum. Victor attend, de l'autre côté, sous la protection effrayée de la conseillère d'éducation.
Lorsqu'il revient, le proviseur affiche un sourire un peu gene.
«Vous avez raison, dit-il seulement.
– Nous allons entrer dans cette pièce, et vous allez redire cela devant mon enfant.
– Bien, Monsieur.»
Ils sont de retour dans le bureau.
«Répétez.
– Votre père a le droit de se trouver là, balbutie l'éminent fonctionnaire de l'éducation nationale à l'adresse de Victor.
– Il a peur de lui, intervient la conseillère.
– Peur de quoi?
– Que vous le frappiez, Monsieur.»
Il dévisage Victor.
«C'est ce que tu as dit?
– Oui, marmonne l'adolescent.
– Je t'ai souvent frappé?
– Cette fois-là, je pensais que tu le ferais.
– Je crois qu'il a quelque chose à vous dire, reprend la conseillère d'éducation.
– Nous sommes là pour vous aider, susurre le proviseur. Victor, racontez-nous ce que vous avez sur le cœur.
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