Dans la vie de tous les jours, les géométries tâtonnent. Il ne demande pas aux siens de ranger quotidiennement leur chambre, de mettre leur langue dans leur poche, le couteau à droite et la fourchette à gauche. Ils parlent politique ou argent, ils jugent, ils se mêlent des conversations qui ne les concernent pas.
Elle regarde les films de WaIt Disney avec ses enfants, connaît par cœur La Parade des éléphants et La Danse du roi Louis qu'ils chantent tous les trois, dansant parfois, sous l' œil consterné de Tom et de Victor, qui préfèrent Scream, I am, Gotlib et Cabu.
Paul rapporte des chars d'assaut miniatures, des pistolets à billes, des mitraillettes en plastique offertes par son père, quand les armes sont déconseillées chez lui. Où l'usage de la télé est sévèrement contrôlé tandis que chez sa mère, deux rues à côté, Héloïse se pâmait devant les sitcoms de son âge.
Lorsqu'ils sont ensemble, Tom et Victor hurlent jusqu'au vertige quand les deux autres de la bande des Quatre respectent les règles de leur éducation selon lesquelles on ferme les portes sans les claquer et les bouches avant de les ouvrir intempestivement.
Les uns prennent des douches obligatoires, les autres des bains conseillés. Ceux-là font du foot, ceux-ci du tennis. Ils ne sont pas d'accord sur les marques de leurs chaussures, les couleurs de leurs sweats, la coupe de leurs pantalons. Au moins s'entendent-ils sur l'importance accordée aux fringues, ce qui le terrifie mais comble Jeanne de joie, elle si coquette, si soucieuse d'élégance et d'harmonie. Il les écoute comparer les vertus de Nique et celles d'Adida, la souplesse de Lacote, le velouté de Rilf Lorrain, le chic d'Agnès C, et il se demande dans quel monde vivent ces enfants, lui qui pratiquait l'échange standard de Clarks une fois l'an, et le découpage de jeans entre l'hiver et l'été.
Par respect pour la communauté, il fait des efforts et tait les lignes de divergence. Il essaie d'obtenir le même résultat de la part de ses fils.
«Rangez vos chambres.
– Comment on fait?»
«Mettez la table.
– Dans quel sens?»
«On se lave les mains avant de manger.
– C'est mieux après.
– Avant et après!
– Je ne veux pas user mes mains, moi!»
Le plus difficile, ce sont les coudes sur la table. Parce qu'il n'a jamais compris comment tenir sans. Alors il ne demande rien à ses enfants. Contrairement à Jeanne, qui rappelle les bonnes manières aux siens. Héloïse et Paul lorgnent en direction de Tom et de Victor qui en rajoutent, déposant leurs avant-bras. Pap' leur adresse un signe discret, les invitant à ménager les autres. Tom fait machine arrière en poussant un soupir excédé. Victor met les mains dans le plat:
«Ça gêne quelqu'un, mes coudes?
– Moi, répond Jeanne.
– Mais t'es vraiment bouffonne!»
Pap' plonge sous la table, travaillant un lacet soudain défait. Paul murmure: «Hihihi!»
Héloïse affiche un «O» tout rond. Jeanne se raidit sur sa chaise. Pap' réapparaît.
«Qu'est-ce que tu as dit, Victor?
– Rien!
– Ah bon!»
Un démon passe, que chacun laisse filer pour la qualité de l'air.
Le soir, dans la chambre, sonne l'heure de l'explication de texte. Jeanne lui reproche d'appliquer scrupuleusement l'interdit d'interdire de sa jeunesse. Pour elle, il s'agit d'une pratique qui relève d'un magasin d'accessoires où se trouvent aussi, certainement, quelques pattes d'eph, des shetlands importés britanniques, un ou deux shiloms, des peace-and-love en carton-pâte.
«Peut-être, réplique-t-il, mais c'est mon histoire.»
Ses enfants sont comme les notes de cette partition-là. De tous ses amis, il est certainement le dernier à appliquer une règle selon laquelle il n'y en a aucune, ou le moins possible. La séparation d'avec ses garçons a rendu les choses non seulement possibles, mais, avantage incommensurable, quasiment obligatoires: il répète et répète encore qu'il lui est impossible de punir ses enfants quand il ne les voit qu'une fois par semaine.
«Ils peuvent donc casser leurs jouets, les assiettes, les verres, ce qu'ils veulent?!»
Dans la limite des stocks disponibles.
«Et tu ne dis rien?»
Il les prend à part pour leur expliquer qu'il conviendrait de se surveiller un peu plus.
«Quand ils m'insultent, ça ne te dérange pas?
– Entre ce qu'ils disent et ce que tu entends, il y a une marge…
– Ils disent que je suis une bouffonne, et c'est ce que j'entends!
– Ils le disent pour rire, et c'est ce que tu n'entends pas!»
Ils s'empoignent une partie de la nuit. Au fond de lui-même, il sait qu'elle a raison, que les enfants resteront une pomme de discorde entre eux tant qu'il ne changera pas de méthode. Mais comment faire mieux quand la nature ne participe pas?
«Contrains-toi, dit-elle. Oublie tes conneries de post-soixante-huitard et occupe-toi d'élever tes enfants!»
Il promet. Avec une réserve: il n'a pas lu le mode d'emploi.
Il tente une expérience quelques jours plus tard.
La victime s'appelle Victor. Un mètre soixante-dix, presque quinze ans, du muscle, du répondant. Il chahute dans le salon avec les trois autres de la bande des Quatre. Les coussins sont par terre, les chaises les unes par-dessus les autres, les rideaux piquent du nez…
Réfugié au creux d'un fauteuil, Pap' observe le champ de bataille en songeant qu'il serait peut-être temps d'intervenir. Il a déjà lancé quelques suggestions, des demandes, de vagues injonctions, des ordres mous. Sans résultat.
Jusqu'au moment où Victor insulte son frère. Qui répond par une béquille. Laquelle suscite un hurlement de douleur, une baffe et une demidouzaine de percussions sonores. Héloïse et Paul commentent le pugilat à l'écart. Chez eux, on ne se bat pas. On ne crie jamais. On s'insulte rarement. C'est mieux élevé et plus reposant. Quand Pap' tente d'arbitrer des conflits chez les siens, Jeanne cuisine avec sa fille ou dessine avec son fils: des modèles du genre, tranquilles et pacifiques.
Pap' se lève:
«Victor, ça suffit!
– D'accord», lâche Victor.
En même temps qu'un revers du plat de la main appliqué sur la joue de son frère.
«Victor!
– Ce n'est pas moi, c'est ma main!
– Arrête immédiatement!»
La bande des Quatre observe Pap' avec grand intérêt.
«T'es défoncé au Prozac ou quoi? interroge Victor, stupéfait.
– Laisse ton frère!»
Le silence règne. Pap' a fait impression. Il est content de lui, presque fier… Il regrette que Jeanne ne soit pas là pour mesurer la qualité de l'effort. Il pense que ses enfants lui raconteront. Bon point pour lui. Il se rassied, satisfait. Reprend le livre interrompu.
«Enculé de ta mère!»
C'est Tom.
«Tom!
– C'est pas moi, c'est ma bouche!
– Il vient d'apprendre à quoi ça sert, une bouche!»
C'est Héloïse. Elle monte en grade.
«Quand il se lave les dents, il a l'impression de tourner les pages d'une œuvre!»
C'est Victor.
Paul attend la suite avec la curiosité d'un entomologiste sur les traces d'une nouvelle variété animale: le Pap' fouettard.
Tom commence à pleurer. Victor vocifère. Héloïse chuinte. Paul évalue la distance séparant la proie de sa victime. Pap' regarde les paumes de ses deux mains, se décide pour la gauche et dit:
«Victor, si tu continues, je vais t'en coller une!
– Tu ne sais pas comment on fait!
– Les gifles, ça marque! observe judicieusement Héloïse. La reum portera plainte!
– Foutez la paix à ma mère! proteste Tom.
– Constatez: sans leur maman, les nains sont perdus», fait Victor.
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