Ivan s'arrêta près du comptoir. Son regard discernant à peine les objets glissait sur les boîtes de Palekh, les bouteilles de whisky écossais, les couvertures brillantes des albums. Deux vendeuses le regardaient avec vigilance. Finalement l'une d'elles, n'y tenant plus, dit à mi-voix, mais très distinctement et sans même regarder de son côté: «Ce magasin, citoyen, est réservé aux étrangers. Ici on paie en devises.» Et lui montrant que la conversation était terminée et qu'il n'avait plus rien à faire ici, elle dit à sa collègue:
– Je crois que les Suédois ont fait leur choix. Reste ici, je vais les servir.
Ivan savait parfaitement ce qu'était une Beriozka. Il savait aussi quel paysan méprisable il était aux yeux de ces deux poupées savamment maquillées. Mais ça, justement, c'était bien. Oui, c'était bien que sa tête éclate, que sa chemise colle à sa peau, que les étrangers – ces extraterrestres aux tee-shirts légers – achètent, rient, regardent au loin, à travers lui, de leurs yeux bleus.
– Allez, va, ma fille. Va les servir, ricana Ivan. Nous, il nous reste juste à les servir, les uns au lit, les autres au comptoir…
La vendeuse s'arrêta, échangea un bref regard avec sa collègue et martela:
– Ici on n'accepte pas les roubles, je vous le répète. Dégagez les lieux ou j'appelle la milice. Et enlevez vos mains de la vitrine.
Et d'une voix plus basse elle ajouta: «N'importe quel bouseux vient ici et nous, ensuite, on doit laver les vitres!»
Ivan serra les mâchoires et de tout son corps pesa sur la vitrine du comptoir. On entendit le bruit de la vitre brisée et en même temps l'exclamation de la vendeuse:
– Liouda, appelle le milicien de garde!
– Moi, avec ces mains-là, cria Ivan, j'ai chargé une montagne d'obus. Moi…
Il resta sans parole et lâcha un rire comme un aboiement. La douleur lui arrachait les yeux. Mais, à travers son hébétude gluante, il comprit tout à coup clairement: «Tout cela, c'est de la foutaise. Je ne suis qu'un pithécanthrope pour eux. Qu'est-ce que je leur raconte avec ces foutus obus…!» Et dans le même rire, à travers le magasin, il cria aux étrangers stupéfaits:
– Vous autres, écoutez-moi bien! Moi, j'ai versé pour vous des tonnes de sang, salauds! Moi, je vous ai sauvés de la peste brune, ah! ah! ah!…
Le milicien entra. Trapu, le visage épais, sur le front la marque rouge et humide laissée par la casquette.
– Vos papiers, s'il vous plaît, citoyen.
– Mes papiers, les voilà.
Ivan tapa sur son Étoile d'or. Une trace de sang resta sur son imperméable. Sa paume avait été entaillée par un éclat de vitre.
Le milicien essaya de le prendre par le coude.
– Il va vous falloir venir au poste.
Ivan d'un mouvement brusque libéra son bras, le milicien chancela; on entendit sous ses chaussures le crissement du verre. Des mains de l'un des Suédois qui observaient la scène avec surprise, la balalaïka glissa. Elle tomba sur les dalles de marbre et poussa un gémissement lamentable. Tout le monde se figea dans une posture indécise et muette.
– Attends, Liocha, murmura la vendeuse au milicien. Je vais d'abord reconduire les étrangers.
À cet instant entrèrent à la Beriozka deux Japonais vêtus presque de la même manière. On aurait pu les prendre pour des jumeaux si l'un d'eux n'avait pas été un peu plus grand. Des costumes sombres et officiels, des cravates au léger scintillement.
Souriants, ils s'approchèrent de la vitrine et comme s'ils ne remarquaient ni la vitre brisée, ni le milicien, ni même le vieillard à la main ensanglantée, ils se mirent à parler dans un anglais mélodieux. La vendeuse, secouant sa torpeur, leur tendit un long étui en cuir noir. Ivan les regardait, presque envoûté. Il sentait que la vie, semblable à la lentille d'eau dérangée par une pierre, allait de nouveau retrouver cet équilibre policé qui lui était si étranger.
Les Japonais, ayant réglé leur achat, se dirigèrent vers la sortie; le milicien fit un pas vers Ivan, écrasant un éclat grinçant. Ivan alors empoigna une statuette posée sur le comptoir et se jeta à leur poursuite. Les Japonais se retournèrent. L'un d'eux eut le temps d'esquiver le coup. L'autre, percuté par Ivan, s'écroula sur les dalles.
Ivan frappait en aveugle sans réussir à les toucher vraiment. Ce qui effrayait, c'était son cri et son imperméable maculé de sang. Les Suédois se précipitèrent vers la porte, en glapissant et se poussant les uns les autres. Les doigts d'Ivan, en frappant, lâchèrent une figurine d'ourson olympique en bronze qui fit voler en éclats la devanture vitrée. Ce genre de souvenir ne s'était pas vendu pendant les Jeux, personne ne voulant se charger d'un tel poids. Toute la série avait été envoyée en province; celui-là seul était resté. Les vendeuses s'en servaient comme presse-papier sur le comptoir…
Almendinger vint à la Beriozka peu avant la fermeture. Il était content de connaître si bien Moscou, de pouvoir y arriver non par la rue Gorki, mais en suivant les petites ruelles ombragées. L'une d'elles lui plaisait particulièrement. Elle était calme, presque déserte. On longeait le vieux bâtiment en brique d'une manufacture de tabac. Derrière ses murs on entendait le bruit sourd et régulier des machines. L'odeur un peu arrière du tabac coulait tout au long de la ruelle.
«Je vais maintenant oublier tout cela petit à petit, pensait Almendinger. Tous ces chiffres, ces numéros de téléphone moscovites, toutes ces ruelles tortueuses… Et aussi cette odeur. Cela sera précisément une occupation jusqu'à la mort – oublier…»
La vitrine latérale, dans la Beriozka, était protégée par un cordon tendu entre deux chaises. Les vendeuses discutaient à mi-voix. Almendinger ne saisit que «Fou… complètement fou…» Derrière le comptoir travaillait un vitrier. Penché sur la table, il traçait dans un crépitement sec une longue rayure avec son diamant. Puis, dans un bref tintement musical, il rompit la vitre.
Almendinger sourit et demanda à la vendeuse de lui présenter une petite montre de femme en or. «Peut-être vaudrait-il mieux acheter un collier ou un bracelet, par exemple celui-ci, en argent, avec des améthystes et des émeraudes? Bien sûr, ce serait beaucoup plus simple de lui demander ce qu'elle préfère. Mais que faire? Je deviens vieux… C'est tentant déjouer les Santa Klaus ou plutôt les Monte-Cristo du troisième âge…»
Après une belle matinée, le soleil se cacha et le soir fut gris, mais comme toujours en cette saison, lumineux et étrangement spacieux. A la sortie, Almendinger tourna à gauche, entra dans un square aménagé sur une place à l'air un peu provincial. Au centre du square s'élevait une immense colonne de bronze couverte d'un entrelacs de lettres russes et géorgiennes – le monument en l'honneur de l'amitié entre les deux peuples. Il s'assit sur un banc et, avec un plaisir incompréhensible, se mit à regarder les gens, les longs bus qui, avec une souplesse fatiguée, contournaient le square. Il surprenait des gestes et des bribes de conversation, sans aucune importance pour lui et, en raison de cela, si attrayants.
Non loin de là, il y avait un magasin de chaussures. Les gens emportaient leurs cartons, encore tout échauffés par la bousculade et la joie d'un achat. Une femme s'assit sur le bord du banc, près de lui, et enlevant ses vieux escarpins éculés, mit ceux qu'elle venait d'acheter. Elle tourna et retourna son pied, l'examinant de tous côtés, puis se leva, piétina sur place – ne sont-ils pas trop étroits? – et se dirigea vers le bus. De dessous le banc les vieilles chaussures abandonnées pointaient leur nez.
Almendinger se rendit compte qu'il tenait toujours dans la main le petit paquet de la Beriozka. Il ouvrit sa serviette et glissa l'achat dans une pochette en cuir. Il vit les liasses de papier, les dossiers bien rangés et sourit. Un passant éméché s'approcha et lui demanda:
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