Paul haussa encore le volume. Les amplificateurs à mille watts crachèrent une énergie incroyable. La salle ne vibrait plus, elle tremblait. Amplifiée par son micro, la voix de Julie emplissait les tympans jusqu'au cerveau. Il était impossible en ce moment de penser, à autre chose qu'à la voix de la jeune fille aux yeux gris.
Jamais Julie ne s'était sentie aussi ardente. Elle en oubliait sa mère et le baccalauréat.
Sa musique était bénéfique à tout le monde. Les retraités du premier rang avaient ôté leurs prothèses auditives et battaient des mains et des pieds en cadence. La porte du fond ne grinçait plus. L'assistance tout entière marquait le rythme, dansait même dans les travées.
L'avion avait fini par décoller. Il fallait maintenant prendre de l'altitude.
Julie fit signe à Paul de baisser la musique d'un ton puis elle se rapprocha du public et égrena les paroles:
Rien de nouveau sous le soleil.
Nous regardons toujours le même monde de la même manière.
Nous sommes pris dans la spirale de l'escalier d'un phare.
Nous recommençons sans cesse les mêmes erreurs, mais vues d'un étage plus haut.
Il est temps de changer le monde.
Il est temps de changer de ronde.
Ceci n 'est pas une fin. Bien au contraire, ce n 'est qu 'un début.
Sachant que le mot «début» marquait la fin du morceau, sur sa console Paul déclencha la fonction «feu d'artifice» et des explosions de lumière jaillirent au-dessus des têtes.
La salle applaudit.
David et Léo soufflèrent à Julie de bisser la chanson. La voix de la jeune fille était de plus en plus forte. Elle ne tremblait plus du tout. À se demander comment une si frêle adolescente pouvait introduire tant de puissance dans son chant.
Il n'y a plus d'inventeurs,
Nous sommes les nouveaux inventeurs.
Il n'y a plus de visionnaires…
Cette phrase eut un effet détonant. Comme d'une seule bouche la foule lui répondit.
– Nous sommes les nouveaux visionnaires!
Le groupe n'avait pas prévu pareille communion. Julie improvisa.
– C'est bien. Si on ne veut pas changer le monde, on le subit.
Nouvelles acclamations. Les idées de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu faisaient mouche. Elle répéta:
– Si on ne veut pas changer le monde, on le subit. Pensez à un monde différent. Pensez différemment. Libérez vos imaginations. Il faut des inventeurs, il faut des visionnaires.
Elle ferma les yeux. Son cerveau lui procurait une sensation étrange. C'était peut-être cela que les Japonais appelaient satori . Le moment où le conscient et l'inconscient ne font qu'un, l'état de félicité totale.
Le public tapait dans ses mains au rythme de ses propres battements cardiaques. Le concert ne faisait que commencer et tous redoutaient déjà l'instant où il finirait, où le bonheur et la communion laisseraient place à la monotonie des jours.
Julie ne s'en tenait plus à l' Encyclopédie , elle improvisait des paroles. Des mots sortaient de sa bouche sans qu'elle sache d'où ils venaient, comme s'ils avaient envie d'être prononcés et qu'elle leur servait de truchement.
NOOSPHÈRE : Les êtres humains possèdent deux cerveaux indépendants: l'hémisphère droit et l'hémisphère gauche. Chacun dispose d'un esprit qui lui est propre. Le cerveau gaache est dévolu à la logique, c'est le cerveau du chiffre. Le cerveau droit est dévolu à l'intuition, c'est le cerveau de la forme. Pour une même information, chaque hémisphère aura une analyse différente, pouvant déboucher sur des conclusions absolument contraires. Il semblerait que, la nuit seulement, l'hémisphère droit, conseiller inconscient, par l'entremise des rêves, donne son avis à l'hémisphère gauche, réalisateur conscient, à la manière d'un couple dans lequel la femme, intuitive,'glisserait furtivement son opinion au mari, matérialiste.
Selon le savant russe Vladimir Vernadski, aussi inventeur du mot «biosphère», et le philosophe français Teilhard de Chardin, ce cerveau féminin intuitif serait doté d'un autre don encore, celui de pouvoir se brancher sur ce qu'ils nomment la «noosphère». La noosphère serait un grand nuage cernant la planète tout comme l'atmosphère ou l'ionosphère. Ce nuage sphérique immatériel serait composé de tous les inconscients humains émis par les cerveaux droits. L'ensemble constituerait Un grand Esprit immanent, l'Esprit humain global en quelque sorte.
C'est ainsi que nous croyons imaginer ou inventer des choses alors qu'en fait, c'est tout simplement notre cerveau droit qui va les chercher là-bas. Et lorsque notre cerveau gauche écoute attentivement notre cerveau droit, l'information passe et débouche sur une idée apte à se concrétiser en actes. Selon cette hypothèse, un peintre, un musicien, un inventeur ou un romancier ne seraient donc que cela: des récepteurs radio capables d'aller, avec leur cerveau droit, puiser dans l'inconscient collectif puis de laisser communiquer hémisphères droit et gauche suffisamment librement pour qu'ils parviennent à mettre en œuvre ces concepts qui traînent dans la noosphère.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Il fait nuit et pourtant la fourmi ne dort pas. Un bruit et une lueur ont réveillé 103e. Autour d'elle, les douze jeunes exploratrices sommeillent toujours.
Jadis, tout ce qui se passait durant la nuit n'existait pas car le sommeil éteignait complètement son corps à sang froid. Mais, depuis qu'elle a un sexe, durant son sommeil elle connaît une sorte d'état de semi-torpeur. Le moindre signal la réveille. C'est l'un des inconvénients d'être dotée de sens plus fins. On a une légère tendance à l'insomnie.
Elle se lève.
Il fait froid mais elle a suffisamment mangé hier pour disposer des réserves d'énergie nécessaires à la maintenir éveillée.
Elle sort sur le seuil de la caverne pour voir ce qui se passe dehors. Un nuage rouge s'en va.
Les crapauds ont cessé de coasser. Le ciel est noir et la lune à demi dévoilée se reflète en petits losanges sur le fleuve.
103e voit un trait de lumière zébrer le ciel. Un orage. L'orage ressemble à un arbre aux longues branches qui poussent du ciel pour caresser la terre. Son existence est pourtant si éphémère que, déjà, la princesse ne le voit plus.
Après le tonnerre, le silence devient encore plus pesant. Le ciel est encore plus sombre. Avec ses organes de Johnston, 103e perçoit de l'électricité magnétique dans l'air.
Et puis, une bombe tombe. Une énorme boule d'eau qui explose au sol et l'éclaboussé. La pluie. Cette sphère mortelle est suivie d'une multitude de sœurs. Le phénomène est moins dangereux que les criquets mais 103e préfère quand même reculer de trois pas.
La Princesse regarde la pluie.
La solitude, le froid, la nuit, elle les considérait jusqu'ici comme des valeurs contraires à l'esprit de la fourmilière. Or, la nuit est belle. Même le froid a son charme.
Troisième fracas. Un grand arbre de lumière pousse à nouveau entre les nuages et meurt en touchant le sol. C'est plus proche. La caverne est illuminée d'un flash qui, une seconde, transforme les douze exploratrices en albinos.
Un arbre noir du sol a été touché par l'arbre blanc du ciel. Aussitôt, il s'embrase.
Le feu.
La fourmi regarde le feu qui peu à peu mange l'arbre.
La princesse sait que, là-haut, les Doigts ont basé leur technologie sur la maîtrise du feu, Elle a vu ce que cela a donné: les roches fondues, les aliments carbonisés et, surtout, les guerres avec du feu. Les massacres avec du feu.
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