Avec son véhicule, l'empereur Song fut pulvérisé parmi ces énormes gerbes colorées et incandescentes censées le propulser jusqu'à l'astre des nuits.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Toute la nuit, ils ont composé des morceaux et ils ont répété, sans relâche. Au matin du concert, ils se sont encore remis au travail. L' Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu nourrissait leurs textes mais ils s'échinaient aussi sur les mélodies et les rythmiques.
Dès vingt heures, ils étaient au centre culturel à accorder leurs instruments et à tester l'acoustique du lieu.
Dix minutes avant qu'ils n'entrent en scène, alors qu'ils s'efforçaient en coulisses de bien se concentrer, un journaliste se présenta afin de les interviewer pour la feuille locale.
– Bonjour, je suis Marcel Vaugirard, du Clairon de Fontainebleau .
Ils considérèrent le petit bonhomme rondouillard. Des joues et un nez légèrement violacés laissaient transparaître un goût prononcé pour les repas bien arrosés.
– Alors, les jeunes, vous comptez enregistrer un disque?
Julie n'avait pas envie de parler. Ji-woong s'en chargea:
– Oui.
La physionomie du journaliste exprima la satisfaction.
Le professeur de philosophie avait raison. Dire «oui», cela faisait toujours plaisir et simplifiait la communication.
– Et qui s'appellera?
Ji-woong lança les premiers mots qui lui passèrent par la tête:
– Réveillez-vous.
Le journaliste nota scrupuleusement.
– Et les paroles parlent de quoi?
– Euh… de tout, dit Zoé.
Cette fois, la remarque était trop vague pour satisfaire le journaliste, il enchaîna:
– Et votre rythmique est inspirée par quelle grande tendance?
– On a essayé d'inventer un rythme à nous, dit David. On veut être originaux.
Le journaliste notait toujours, comme une ménagère inscrivant la liste de ses commissions.
– J'espère que l'on vous a donné une bonne place au premier rang, énonça Francine.
– Non. Pas le temps.
– Comment ça, pas le temps?
Marcel Vaugirard rangea son calepin et leur tendit la main.
– Pas le temps. J'ai encore plein de choses à faire ce soir. Je ne peux pas bloquer une heure pour vous écouter. C'aurait été avec plaisir, vraiment, niais désolé, je ne peux pas.
– Pourquoi écrire un article, alors? s'étonna Julie.
Il s'approcha de l'oreille de Julie comme pour lui glisser une confidence:
– Apprenez le grand secret de notre profession: «On ne parle bien que de ce qu'on ne connaît pas.»
Le raisonnement abasourdit la jeune fille, mais comme le journaliste semblait parfaitement satisfait de cet état de choses, elle n'osa pas insister ni tenter de le retenir.
Le directeur du centre culturel entra en trombe. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à son frère, le proviseur du lycée.
– Préparez-vous. Ça va être à vous.
Julie écarta discrètement le rideau. Cette salle qui pouvait contenir environ cinq cents personnes était aux trois quarts vide.
Comme les Sept Nains, elle avait le trac. Paul grignotait pour se donner des forces. Francine fumait de la marijuana. Léopold fermait les yeux dans une tentative de méditation. Narcisse révisait ses accords de guitare. Ji-woong vérifiait les partitions de tout le monde. Zoé paraissait parler toute seule; en fait, elle se répétait pour la millième fois les paroles des chansons tant elle craignait un trou de mémoire au beau milieu d'un couplet.
Faute d'ongle rescapé à ronger, Julie s'escrimait sur l'extrémité de son annulaire. Elle s'écorcha et suça sa plaie.
Sur la scène, le directeur les annonça:
– Mesdames et messieurs, merci d'être venus si nombreux pour cette inauguration du nouveau centre culturel de Fontainebleau. Les travaux ne sont pas encore complètement terminés et je vous prierai d'excuser la gêne occasionnée par ces retards. En tout cas, à salle nouvelle, nouvelle musique.
Au premier rang, des personnes âgées ajustèrent leurs prothèses auditives. Il s'agissait d'abonnés qui assisteraient, sans en manquer aucun, à tous les spectacles qu'on voudrait bien leur proposer. Ne serait-ce que pour sortir.
Le directeur haussa le ton:
– Vous allez entendre ce qui se fait de plus intéressant et de plus rythmé dans notre région. Le rock, on aime ou on n'aime pas, mais je suis convaincu que nos musiciens valent la peine qu'on les écoute.
Ce directeur les menait droit au désastre. Il était en train de les présenter comme un groupe folklorique local.
Lisant l'indignation sur leurs visages, il changea de registre:
– Vous avez devant vous une formation de rock'n'roll et, ce qui ne gâte rien, la chanteuse est fort mignonne.
Peu de réactions.
– Elle se nomme Julie Pinson et c'est la soliste du groupe Blanche-Neige et les Sept Nains. C'est leur première scène et on les applaudit bien fort pour les encourager.
De maigres applaudissements retentirent dans les premiers rangs.
Le directeur tira Julie des coulisses et l'amena par la main sous les projecteurs, au centre de la scène.
Julie se plaça devant le micro. Derrière elle, les Sept Nains s'installèrent lentement face à leurs instruments.
Julie scruta le noir de la salle. Aux premiers rangs, les retraités. Derrière, quelques désœuvrés éparpillés avaient dû entrer là par hasard.
Dans le fond, quelqu'un hua:
– À poil!
Le spectateur qui la narguait était trop loin pour qu'elle en distingue le visage mais sa voix était facile à reconnaître: Gonzague Dupeyron. Sans doute était-il venu avec sa bande au complet pour tout gâcher.
– À poil! À poil! criaient-ils tous.
Francine fit signe de commencer au plus vite pour couvrir les appels intempestifs.
Sur le sol était collée la liste des morceaux dans l'ordre de leur interprétation.
1. BONJOUR
Derrière Julie, Ji-woong annonça le rythme. À la console, Paul réglait les potentiomètres et les projecteurs envoyèrent sur le rideau arrière des spectres multicolores irisés assez kitsch.
Au micro, Julie chanta:
Bonjour,
Bonjour, spectateurs inconnus.
Notre musique est une arme pour changer le monde.
Ne souriez pas. C'est possible. Vous le pouvez. H suffit de vouloir vraiment quelque chose pour que cela se produise.
Quand elle se tut, il y eut quelques maigres applaudissements. Quelques strapontins couinèrent. Certains spectateurs étaient déjà découragés. Et puis encore, les cris du fond de Gonzague et de ses acolytes:
– À poil! A poil!
La salle ne réagissait pas. Était-ce cela, le baptême des feux de la rampe? Est-ce que Genesis, Pink Floyd et Yes avaient connu eux aussi ce genre de débuts? Sans attendre, Julie entama le second morceau.
2. PERCEPTION
On ne perçoit du monde que ce qu 'on est préparé à en percevoir.
Pour une expérience de physiologie, des chats ont été enfermés dès leur naissance dans une pièce tapissée de motifs verticaux.
Un œuf jaillit du coin de Gonzague et s'écrasa sur le pull noir de la jeune fille.
– Et ça, tu l'as bien perçu? tonna-t-il.
Quelques rires dans la salle. Julie comprenait maintenant en son entier le calvaire du professeur d'allemand face à son public hostile.
Voyant que la situation menaçait de virer au désastre, avant de se lancer dans son solo prévu, Francine haussa le volume de son orgue pour couvrir le chahut.
Puis ils enchaînèrent directement sur le troisième morceau.
3. SOMMEIL PARADOXAL
Au fond de nous, il y a un bébé qui dort.
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