Alors que le soleil vire du rouge à l'orange, une multitude de chants se font entendre. Des grillons, bien sûr, mais aussi des crapauds, des grenouilles, des oiseaux…
C'est l'heure de déjeuner.
Chez les Doigts, 103e a pris l'habitude de manger trois fois par jour à heure fixe. Les fourmis se penchent pour ramasser des larves de moustiques suspendues au ras de la surface du fleuve, tête en bas et siphon respiratoire en haut. Ça tombe bien, tout le monde a faim.
Poulet ou poisson?
Ce lundi, à la cafétéria du lycée, le menu du jour était: hors-d'œuvre – betteraves à la vinaigrette; plat principal au choix – poisson carré pané ou poulet-frites; dessert – tarte aux pommes.
De son ongle le plus long, Zoé dégagea un moucheron qui s'était englué dans la confiture de la tarte aux pommes.
– Tu vois, les ongles, c'est quand même pratique à l'occasion, confia-t-elle à Julie.
Il était peu probable que le moucheron redécolle de sitôt mais Zoé ne souhaitait pas le manger. Elle le déposa sur le rebord de son assiette.
Les lycéens faisaient la queue avec leur plateau le long du rail de service derrière lequel une serveuse, année d'une énorme louche, leur posait à tour de rôle invariable ment la même question métaphysique: «Poulet OU poisson?»
Après tout, c'était ce choix qui distinguait la moderne cafétéria d'une simple cantine.
Julie, son plateau en équilibre instable à cause de la haute carafe d'eau qu'elle avait posée dessus, partit à la recherche d'une table assez grande pour que tout le groupe puisse s'y asseoir.
– Non, pas ici, c'est réservé aux professeurs, lança un type.
Plus loin, la grande table était réservée au personnel de service. Ailleurs, une autre était réservée à l'administration. Chaque caste était jalouse de son territoire et de ses petits privilèges, et il n'était pas question de les remettre en cause.
Des sièges se dégagèrent enfin. Ne disposant que de vingt minutes pour déjeuner, comme à l'habitude, ils gobèrent leurs aliments sans prendre le temps de les mastiquer. Leurs estomacs, maintenant habitués à cette situation, palliaient la paresse des molaires en produisant des acides stomacaux plus corrosifs.
Un lycéen s'approcha de leur table.
– Avec mes copains, nous n'étions pas au concert samedi. Il paraît que c'était super et que vous repassez la semaine prochaine. On pourrait avoir des places gratuites?
– Ouais, nous aussi, on en voudrait, déclara un autre.
– Et nous…
Une vingtaine d'élèves les entouraient à présent, tous avides de places gratuites.
– Il ne faut pas s'endormir sur nos lauriers, affirma Ji-woong. C'est quand ça marche qu'il faut donner un coup de collier. Après le cours d'histoire, tout à l'heure, répétition générale. Pour le grand concert de samedi prochain, il nous faut de nouvelles chansons, de nouveaux effets de scène. Narcisse, confectionne des costumes. Paul, occupe-toi du décor. Julie, sois encore plus «sex-symbol». Tu as du charisme, mais on dirait que tu le retiens. Laisse-toi aller.
– Tu ne voudrais quand même pas que je me livre à un strip-tease?
– Non, mais pourquoi pas te dénuder, comme ça, une épaule à un moment? Ça ferait son petit effet. Même les plus grandes chanteuses l'ont fait.
Julie eut une moue dubitative.
C'est alors que survint le proviseur. Il les félicita. Il leur dit d'y aller à fond, que son frère comptait beaucoup sur eux, le samedi suivant. Il affirma que lui-même avait connu pareille occasion dans sa jeunesse, l'avait laissée passer et qu'il le regrettait encore. Il leur confia une clé de la porte de derrière nouvellement blindée afin qu'ils puissent répéter, aller et venir à leur guise, même après que le concierge aurait fermé la grande grille de l'entrée principale.
– Et cette fois, cassez la baraque! lança-t-il, avec une bourrade à Ji-woong.
Julie dit qu'il faudrait améliorer le look du concert. Les couleurs irisées projetées par Paul ne suffisaient pas à créer un effet scénique.
– Et si on faisait un grand livre à l'arrière sur lequel on pourrait lancer des couleurs et des diapos de photomontages tirés de l' Encyclopédie ? proposa Léopold.
– Oui, et puis on pourrait aussi faire une grande fourmi qui bougerait ses pattes en rythme.
– Et pourquoi on n'appellerait pas carrément notre spectacle «La Révolution des fourmis»? Après tout, c'est le morceau qui a sauvé le premier, suggéra David.
Les idées fusaient de toutes parts. Ajouter des costumes, du décor, une mise en scène, et même intercaler au milieu du rock un morceau classique, une fugue de Bach, par exemple.
L'ART DE LA FUGUE : La «fugue» est une évolution par rapport au canon. Le canon «torture» un même thème dans tous le" sens pour voir comment, sur tous les plans, il réagit avec lui-même. La fugue, elle, peut présenter plusieurs thèmes différents. La fugue est davantage une progression qu'une répétition.
L'Offrande musicale , de Jean-Sébastien Bach, constitue l'une des plus belles architectures de fugue. Comme nombre d'entre elles, elle part en do mineur mais, à la fin, par un tour de passe-passe digne des meilleurs prestidigitateurs, elle s'achève en ré mineur. Et cela, sans que l'oreille de l'auditeur le plus attentif ait décelé l'instant où s'est opérée la métamorphose.
À l'aide de ce système de «saut» d'une tonalité, on pourrait répéter à l'infini l' Offrande musicale jusqu'à ce qu'elle se soit métamorphosée en toutes les notes de la gamme. «Ainsi en va-t-il de la gloire du Roi qui ne cesse de s'élever en même temps que la modulation», expliquait Bach. Summum de l'œuvre fuguesque: le morceau l'Art de la fugue dans lequel, juste avant de mourir, Jean-Sébastien Bach a voulu expliquer au commun des mortels sa technique de progression musicale qui, à partir de la totale simplicité, se dirige vers la complexité absolue. Il a été arrêté en plein élan par des problèmes de santé (il était alors presque aveugle). Cette fugue est donc inachevée. Il est à noter que Bach l'a signée en utilisant pour thème musical les quatre lettres de son nom. Dans le solfège allemand, B correspond à la note si bémol, A au la , C au do et H au si simple. Bach = si bémol, la , do , si .
Bach s'était immiscé à l'intérieur même de sa musique et comptait sur elle pour s'élever lui aussi comme un roi immortel vers l'Infini.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
86. L'ATTAQUE DES PATINEURS AQUATIQUES
Tandis que le vaisseau-nénuphar rose glisse doucement sur le flot, les fourmis aperçoivent un groupe d'insectes qui marchent sur l'eau. Ce sont des hydromètres, des punaises aquatiques qui ressemblent à des moustiques d'eau douce.
Leur tête est plus longue que leur corps et leurs deux yeux sphériques, posés telles deux perles sur les côtés, leur donnent des allures de masque africain étiré. La face inférieure de leur ventre est recouverte de poils argentés, veloutés et hydrofuges. Grâce à eux, elles peuvent circuler tranquillement sur l'onde sans risquer de couler.
Les hydromètres recherchent des daphnies, des cadavres de moustiques ou des larves de nèpes quand elles perçoivent la vibration de la nef des fourmis. Alors, étrangement, elles se regroupent en une légion aquatique et attaquent.
Elles courent et patinent sur la surface de l'eau, s'en servant comme d'une toile solide. En s'y appuyant de tout leur tarse, elles s'assurent une excellente prise sur le fleuve qui réagit comme une membrane tendue.
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