Évolution le passionnait de plus en plus. Il s'empressa de créer une civilisation aztèque qu'il parvint à amener jusqu'en 500 av. J.-C., en bâtissant une dizaine de villes et en envoyant des galères aztèques sillonner les mers à la recherche de nouveaux continents. Il pensait que ses explorateurs aztèques découvriraient l'Occident vers 450 av. J.-C. mais une épidémie de choléra décima ses cités. Des invasions barbares finirent d'anéantir ses métropoles malades, de sorte que la civilisation aztèque du commissaire Linart fut détruite avant l'an 1 de son calendrier.
– Tu joues mal. Quelque chose te préoccupe, signala Mac Yavel.
– Oui, concéda l'humain. Mon travail.
– Veux-tu m'en parler? proposa l'ordinateur.
Le policier tiqua. Jusqu'alors, l'ordinateur n'avait été pour lui qu'une sorte de majordome qui l'accueillait lorsqu'il allumait sa machine et le guidait dans les méandres d'Évolution . Qu'il quitte le domaine du virtuel pour s'ingérer dans sa «vraie» vie était pour le moins inattendu. Pourtant, Maximilien se laissa aller.
– Je suis policier, dit-il. Je mène une enquête. Une enquête qui me cause beaucoup de souci. J'ai sur le dos une histoire de pyramide qui a poussé comme un champignon, en pleine forêt.
– Tu peux m'en parler ou c'est un secret?
Le ton badin, la voix presque sans accent synthétique, de la machine surprit Maximilien, mais il se rappela que depuis peu il existait sur le marché des «simulateurs de conversation» capables de donner le change en faisant croire à un dialogue naturel. En fait, ces programmes se contentaient de réagir à des mots-clefs et répondaient au moyen de techniques de discussion simples. Ils inversaient la question: «Tu crois vraiment que…» ou bien ils recentraient: «Parlons plutôt de toi…» Rien de sorcier là-dedans. Mais Maximilien n'en était pas moins conscient qu'en acceptant de converser avec son ordinateur, il établissait un lien privilégié avec une simple machine.
Il hésita; il n'avait au fond personne avec qui parler vraiment. Il ne pouvait discuter d'égal à égal ni avec ses élèves de l'école de police ni avec ses subordonnés, lesquels prendraient le moindre relâchement pour un signe de faiblesse. Dialoguer avec le préfet, qui était son supérieur, était impossible. Comme la hiérarchie isolait tous les humains! Il n'était jamais parvenu, non plus, à communiquer avec sa femme ou avec sa fille. De communication, Maximilien ne connaissait finalement que le dialogue unilatéral proposé par son téléviseur. Ce dernier lui racontait en permanence des tas de jolies choses mais ne voulait rien entendre en retour.
Peut-être cette nouvelle génération d'ordinateurs était-elle destinée à combler cette lacune.
Maximilien s'approcha du micro de l'engin.
– Il s'agit d'un bâtiment construit sans autorisation dans une zone protégée de la forêt. Lorsque je colle une oreille contre la paroi, j'entends à l'intérieur des bruits qui semblent provenir d'émissions télévisées. Mais dès que je frappe, les bruits cessent. Il n'y a pas de porte, pas de fenêtres, pas le moindre trou. J'aimerais bien savoir qui réside à l'intérieur.
Mac Yavel lui posa plusieurs questions précises en rapport avec son problème. Son iris s'étrécit, signe d'intense attention. L'ordinateur réfléchit un moment puis lui signala qu'il ne voyait aucune autre solution que de retourner à la pyramide avec une escouade d'artificiers et d'en faire sauter les parois de béton.
Décidément les ordinateurs ne font pas dans la nuance.
Maximilien n'en était pas encore arrivé à cette décision extrême, mais il admit qu'il aurait fini par y parvenir. Mac Yavel n'avait fait qu'accélérer son analyse. Le policier remercia la machine. Il voulut se remettre à jouer à Évolution ; à ce moment l'appareil lui rappela qu'il avait oublié de nourrir ses poissons.
A cet instant, pour la première fois, Maximilien se dit que l'ordinateur était en train de devenir un ami et cela l'inquiéta un peu car il n'avait jamais eu de vrai ami.
103e est venue à bout de la scorpionne. Les petits scorpions orphelins, qui observaient la scène de loin, détalent cette fois-ci sans se retourner, conscients qu'ils doivent désormais se débrouiller seuls dans un monde sans lois autres que celles qu'ils parviendront à imposer par la force de leur fouet caudal empoisonné.
Les douze fourmis exploratrices qui ont été invitées à entrer ovationnent olfactivement leur vieille championne. La reine des guêpes papetières consent à lui délivrer sa gelée hormonale. Elle entraîne la soldate dans un recoin de sa cité grise de papier et lui désigne un endroit où patienter.
Ensuite, la reine des guêpes se concentre et régurgite une salive brune qui sent très fort. Chez les hyménoptères, ouvrières, soldates et reines contrôlent parfaitement leur chimie interne. Elles sont capables d'augmenter ou de baisser à volonté leur sécrétion hormonale, afin de diriger aussi bien leurs fonctions digestives que leur endormissement, leur perception de la douleur que leur nervosité.
La reine des guêpes papetières parvient à produire de la gelée royale composée d'hormones sexuelles presque pures.
103e s'approche, veut humer des antennes avant de goûter, mais la reine des guêpes se plaque à elle, la contraignant à un bouche-à-bouche.
Baiser interespèces.
La vieille fourmi rousse aspire et déglutit. D'un coup, l'aliment magique pénètre en elle. Toutes les guêpes savent fabriquer de la gelée royale en cas de nécessité, mais il est évident que celle d'une reine est bien plus forte et délicate que le produit d'une simple ouvrière. Les relents sont si lourds qu'alentour, les autres Beloka-niennes en perçoivent les vapeurs opiacées.
C'est fort. Acide, sucré, salé, piquant, amer en même temps.
103e avale. La gelée brune se répand dans son système digestif. Dans l'estomac, la pâte se dilue et se dissémine dans son sang, elle remonte dans ses veines pour rejoindre son cerveau.
Au début, il ne se passe rien et la vieille exploratrice pense que l'expérience a échoué. Et puis, tout d'un coup, elle bascule. C'est comme une bourrasque. La sensation est plutôt désagréable.
Elle se sent mourir.
La reine des guêpes lui a tout simplement donné du poison et elle l'a absorbé! Elle sent le produit qui se disperse dans son corps, répandant cette sensation de noir et de brûlure dans toutes ses artères. Elle regrette d'avoir fait confiance à la reine. Les guêpes détestent les fourmis, c'est bien connu. Elles n'ont jamais admis que leurs cousines génétiques les surpassent.
103e se souvient de toutes les fois où, durant sa jeunesse chasseresse, elle a saccagé des nids de papier gris, fusillant à l'acide des défenseresses guêpes désemparées qui tentaient de se cacher derrière les morceaux de carton.
C'est une vengeance.
Tout s'obscurcit affreusement. Si ses traits étaient mobiles, ils présenteraient une terrible grimace.
Dans son esprit, tout n'est que douleur. Elle a du mal à ranger ses pensées. Le noir, l'acide, le froid, la mort l'envahissent. Elle tremble. Ses mandibules s'ouvrent et se ferment sans qu'elle puisse les contrôler. Elle perd la maîtrise de son corps.
Elle veut attaquer la reine des guêpes empoisonneuse. Elle avance, mais s'écroule sur ses pattes avant.
Sa perception du temps se modifie, il lui semble que tout se passe au ralenti et qu'il y a un moment très long entre l'instant où elle décide de bouger une patte et l'instant où celle-ci bouge vraiment.
Elle renonce à tenir sur ses six pattes et s'effondre.
Elle se voit comme si elle était à l'extérieur d'elle-même.
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