Yeux toujours clos, Julie improvisa:
Nous sommes les nouveaux visionnaires,
Nous sommes les nouveaux inventeurs.
Voilà, ils avaient maintenant la chute. Francine fît un final à l'orgue et tous s'arrêtèrent ensemble.
– Super! s'exclama Zoé.
Ils discutèrent de ce qu'ils venaient d'accomplir. Tout semblait fonctionner sauf le solo de la troisième partie. David affirma qu'il fallait innover dans ce domaine aussi, chercher autre chose que le traditionnel riff à la guitare électrique.
C'était leur premier morceau original et ils se sentaient quand même assez fiers d'eux. Julie essuya son front en sueur. Embarrassée de se retrouver en tee-shirt, elle se rhabilla vite en marmonnant des excuses.
Pour faire diversion, elle leur dit que le chant pouvait être encore mieux contrôlé. Son maître de chant, Yankélévitch, lui avait appris à se soigner avec les sons.
– Comment ça? demanda Paul qui s'intéressait à tout ce qui concernait les sons. Montre-nous.
Julie expliqua que par exemple la sonorité «O» prononcée dans les tonalités graves agit sur le ventre.
– «OOO», cela fait vibrer les intestins. Si vous avez du mal à digérer, faites vibrer votre système digestif avec ce son. «OOOO.» C'est moins cher que des médicaments et toujours disponible. Juste une vibration. À la portée de toutes les bouches.
Sept Nains entonnèrent un bel «OOOO», en essayant de percevoir l'effet sur leur organisme.
– Le son «A» agit sur le cœur et les poumons. Si vous êtes essoufflés vous le faites naturellement.
Ils reprirent en chœur: «AAAAAA».
– Le son «E» agit sur la gorge. Le son «U» sur la bouche et le nez. Le son «I» sur le cerveau et le sommet du crâne. Prononcez profondément chaque son et faites vibrer vos organes.
Ils répétèrent chacune des voyelles et Paul proposa de mettre au point un morceau thérapeutique qui soulagerait les souffrances de ceux qui l'entendraient.
– Il a raison, soutint David, on pourrait mettre au point une chanson rien qu'avec des successions de OOO, de AAA et de UUU.
– Et passer en basse des infrasons qui calment, compléta Zoé. Ce serait l'idéal pour soigner les gens qui nous écoutent. «La musique qui guérit», ce pourrait être un bon slogan.
– Ce serait complètement inédit.
– Tu plaisantes? dit Léopold. C'est connu depuis l'Antiquité. Pourquoi crois-tu que nos chants indiens ne sont construits qu'à partir de voyelles simples répétées à l'infini?
Ji-woong confirma que la tradition coréenne contenait des chants uniquement composés de voyelles.
Ils décidèrent d'élaborer un morceau qui profiterait au corps de leurs auditeurs. Ils allaient s'y mettre quand un coup de batterie qui ne provenait pas des tambours de Ji-woong résonna dans le petit local.
Paul alla ouvrir la porte.
– Vous faites trop de bruit, se plaignit le proviseur.
Il était vingt heures. Ils avaient généralement le droit de jouer jusqu'à vingt et une heures trente mais ce jour-là, le proviseur s'était attardé dans son bureau pour finir sa comptabilité.
Il entra dans la pièce et dévisagea chacun des huit musiciens.
– Je n'ai pas pu m'empêcher de vous écouter. J'ignorais que vous aviez des morceaux originaux. C'est vraiment pas mal ce que vous faites. D'ailleurs, ça tombe peut-être bien.
Il s'assit en retournant le dossier d'une chaise.
– Mon frère inaugure un centre culturel dans le quartier François Ier et il est en quête d'un spectacle pour essuyer les plâtres, régler la sonorisation, installer la billetterie, mettre tout au point, quoi! Il avait retenu un quatuor à cordes mais deux des musiciens ont attrapé la grippe et un quatuor à deux, même dans un centre de quartier, ça ne fait pas sérieux. Depuis hier, il cherche quelqu'un capable de les remplacer au pied levé. S'il ne trouve rien, il va devoir repousser l'ouverture du centre. Ce qui ferait mauvais effet auprès de la mairie. Vous pouvez sans doute lui sauver la mise. Ça ne vous intéresserait pas de jouer là-bas pour l'ouverture?
Les huit s'entre-regardèrent, ne parvenant pas à croire à leur bonne fortune.
– Et comment! proféra Ji-woong.
– Bon, eh bien, préparez-vous vite, vous jouez samedi prochain.
– Ce samedi?
– Bien sûr, ce samedi.
Paul faillit dire que non, ce n'était pas possible, ils n'avaient pour l'instant qu'un seul morceau à leur répertoire, quand le regard de Ji-woong lui intima de se taire.
– Aucun problème, affirma Zoé.
Ils étaient inquiets et ravis à la fois.
Ils allaient enfin jouer devant un vrai public, terminées, les soirées minables et les fêtes de quartier.
– Parfait, dit le proviseur. Je compte sur vous pour mettre de l'ambiance.
Il leur adressa un clin d'œil complice.
De surprise, Francine, qui n'en revenait pas, glissa du coude sur le clavier de son orgue et produisit un arpège discordant qui sonna comme un coup de canon.
CONSTRUCTION MUSICALE – LE CANON : En musique, le «canon» présente une structure de construction particulièrement intéressante. Exemples les plus connus: «Frère Jacques», «Vent frais, vent du matin» ou encore le canon de Pachelbel Le canon est bâti autour d'un thème unique dont les interprètes explorent toutes les facettes en le confrontant à lui-même. Une première voix commence par exposer le thème. Après un temps prédéterminé, une seconde voix le répète puis une troisième voix le reprend.
Pour que l'ensemble fonctionne, chaque note a trois rôles à jouer:
1. Tisser la mélodie de base.
2. Ajouter un accompagnement à la mélodie de base.
3. Ajouter un accompagnement à l'accompagnement et à la mélodie de base.
Il s'agit donc d'une construction à trois niveaux dans laquelle chaque élément est, selon son emplacement, à la fois vedette, second rôle et figurant. On peut sophistiquer le canon sans ajouter une note, simplement en modifiant la hauteur, un couplet dans l'octave au-dessus, un couplet dans l'octave au-dessous.
H est aussi possible de compliquer le canon en lançant la seconde voix rehaussée d'une demi-octave. Si le premier thème est en do , le second sera en sol , etc. On peut compliquer davantage encore le canon en agissant sur la rapidité du chant. Plus vite: tandis que la première voix interprète le thème, la deuxième le répète deux fois à toute vitesse. Plus lent: tandis que la première voix interprète la mélodie, la deuxième la répète deux fois plus lentement. De même, la troisième voix accélère ou ralentit encore le thème, d'où un effet d'expansion ou de concentration.
Le canon peut encore se sophistiquer par l'inversion de la mélodie. Quand la première voix s'élève en jouant le thème principal, la seconde alors descend. Tout cela est bien plus facile à réaliser lorsqu'on dessine les lignes de chant comme les flèches d'une grande bataille.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
66. MAXIMILIEN FAIT LE POINT
On n'entendait que le bruit des mandibules. Maximi-lien avala silencieusement son plat.
Au sein de sa famille, finalement, il s'ennuyait ferme. À bien y réfléchir, il avait épousé Scynthia pour épater ses copains.
Elle représentait un trophée et il était vrai que les autres l'avaient envié. Le problème, c'est que la beauté ne se mange pas en salade. Scynthia était belle, mais ce qu'il s'ennuyait! Il sourit, embrassa tout le monde puis se leva pour s'enfermer dans son bureau et jouer au jeu Évolution .
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