Le dard empoisonné du scorpion s'abat non loin de la vieille fourmi rousse qui le sent frôler ses antennes.
C'est le troisième coup de pince et le quatrième coup de dard qu'elle esquive. À chaque fois, elle est déstabilisée et évite de justesse l'arme fatale du monstre cuivré.
103e voit maintenant de très près cette scorpionne suréquipée en armes de guerre. À l'avant, deux pinces pointues, les chélicères, sont là pour bloquer la victime avant de lui porter le coup de crochet venimeux.
Sur les flancs, huit pattes pour se mouvoir à toute vitesse dans toutes les directions et même latéralement. À l'arrière, une longue queue qu'articulent six segments flexibles et qui s'achève par une pointe acérée, comme une épine de ronce, une énorme épine jaune, gluante de jus mortel.
Où sont les organes des sens de l'animal? La fourmi ne distingue pratiquement pas d'yeux, seulement des ocelles frontaux, pas d'oreilles, pas d'antennes. Faisant mine de toujours esquiver le monstre, elle le contourne et comprend: les véritables organes sensoriels du scorpion, ce sont ses pinces recouvertes de cinq petits poils sensi-tifs. Grâce à eux, la scorpionne perçoit les plus infimes mouvements de l'air autour d'elle.
103e se souvient d'une corrida, sur la télévision des Doigts. Comment s'en tiraient-ils déjà? Avec une cape rouge.
103e saisit un pétale de fleur pourpre apporté par le vent pour s'en faire une muleta qu'elle brandit avec ses mandibules. Pour ne pas donner prise au vent et ne pas être renversée par cette voile improvisée, elle prend garde à toujours se placer dans le sens des courants d'air. La vieille guerrière fatiguée multiplie les véroniques, en esquivant, au dernier moment, la corne unique de son adversaire.
Les coups de dard se font plus précis. À chaque tentative, 103e voit la lance poisseuse remonter, la viser puis partir en avant à la manière d'un harpon. Un dard est plus difficile à éviter qu'une paire de cornes et elle se dit que si un Doigt toréador avait à affronter un scorpion géant, il connaîtrait sans doute beaucoup plus de difficultés que dans ses arènes habituelles.
Quand 103e tente de s'approcher de son ennemie, les pinces ouvertes foncent sur elle. Quand elle essaie de tirer un jet d'acide avec son abdomen, les pinces se ferment en bouclier. Elles sont à la fois arme d'attaque et de défense. Les huit pattes si rapides remettent toujours la scorpionne au meilleur endroit pour parer et frapper.
À la télévision, le toréador n'arrêtait pas de gesticuler pour dérouter son taureau. De même, la fourmi bondit en tous sens essayant d'épuiser son adversaire tout en esquivant ses coups de pince et de harpon.
103e se concentre et cherche à se souvenir de tout ce qu'elle a vu en la matière. Quels étaient les commentaires à propos de la stratégie du toréador? De l'homme et de la bête, il y en a toujours un qui est au milieu et l'autre qui lui tourne autour. Celui qui tourne autour se fatigue plus vite mais il a la possibilité de prendre l'autre à contrepied. Les toréadors très doués parviennent à faire trébucher leur adversaire sans même les toucher.
Pour l'instant, son pétale-muleta sert surtout de bouclier à 103e. Chaque fois que le harpon s'abat, elle l'intercepte de son pétale cramoisi. Mais il est peu résistant et la pointe du dard le transperce aisément.
Ne pas mourir. Au nom de sa connaissance des Doigts. Ne pas mourir.
Dans son acharnement à survivre, le vieille fourmi oublie son âge et retrouve l'agilité de sa jeunesse.
Elle tourne toujours dans le même sens. La scorpionne s'agace de la résistance de cet être si chétif et ses pinces claquent de plus en plus bruyamment. Elle accélère les mouvements de ses pattes quand, soudain, la fourmi s'arrête et se met à tourner en sens inverse. Le mouvement déséquilibre la scorpionne qui trébuche, bascule et se retrouve sur le dos, dévoilant ainsi ses parties plus fragiles que la- fourmi ne manque pas d'arroser d'un jet précis d'acide formique. La scorpionne ne semble pas trop en souffrir. Déjà, elle est rétablie sur ses pattes et charge.
Suivi des deux pinces chélicères, le harpon s'abat à quelques millimètres du crâne de 103e.
Vite, une autre idée.
La vieille guerrière se souvient que les scorpions ne sont pas immunisés contre leur propre venin. Dans les légendes myrmécéennes, on raconte que, lorsqu'ils ont peur, notamment lorsqu'ils sont encerclés par le feu, les scorpions se suicident en se piquant de leur dard. 103 e ne sait pas fabriquer du feu si vite.
Les effluves de pessimisme des spectatrices guêpes ne lui remontent pas le moral.
Une autre idée, vite.
La vieille fourmi étudie la situation. Où réside sa force? où réside sa faiblesse?
Sa petite taille. Là sont sa force et sa faiblesse.
Comment transformer sa faiblesse en force?
Dans le cerveau de la vieille fourmi, mille suggestions se croisent et sont soupesées de toute urgence. La mémoire propose tout son stock de parades de combat. L'imagination les rassemble pour en faire naître de nouvelles, mieux adaptées à un affrontement avec un scorpion. Tandis que ses yeux épient l'adversaire, ses antennes s'efforcent de découvrir une solution dans le décor de ramures. C'est l'avantage de disposer d'un double système de perception de son environnement. Visuel et olfactif.
Soudain, elle voit un trou dans l'écorce. Cela lui rappelle un dessin animé de Tex Avery. La fourmi galope et s'engouffre dans le tunnel de bois. La scorpionne la poursuit. Elle commence à entrer dans le tunnel mais bientôt son ventre la bloque. Il n'y a plus que son appendice caudal hors du trou.
103e continue, elle, de cheminer dans son petit tunnel de bois et en ressort par une autre issue sous les acclamations de ses alliées.
Le dard empoisonné jaillit de l'écorce comme un bourgeon sinistre. Sa propriétaire se débat de son mieux pour se dégager, se demandant s'il vaut mieux s'enfoncer encore ou bien essayer de se tirer en marche arrière de cette mauvaise passe.
Déjà, peu confiants dans la réussite de leur maman, les petits scorpions préfèrent s'éloigner.
103e s'approche tranquillement. Elle n'a plus qu'à scier proprement la si dangereuse pointe avec ses mandibules crénelées. Puis, en prenant bien garde à ne pas effleurer le venin, elle lève haut l'arme empoisonnée et pique son adversaire engoncée dans son trou.
Les légendes fourmis ont raison. Les scorpions ne sont pas immunisés contre leur propre venin. L'arachnide se débat, est pris de convulsions et meurt enfin.
Toujours attaquer les ennemis avec leurs propres armes , lui avait-on appris dans sa pouponnière. Voilà qui est fait. 103e a aussi une pensée pour le dessin animé de Tex Avery, si riche en enseignements tactiques. Peut-être un jour confïera-t-elle aux siennes tous les secrets de combat de ce grand stratège Doigt.
Julie fit signe d'arrêter. Tout le monde jouait faux et elle-même chantait mal.
– On n'ira pas loin comme ça. Je crois que nous devons affronter un problème de fond. Interpréter la musique des autres, c'est nul.
Les Sept Nains ne comprenaient pas où leur chanteuse voulait en venir.
– Que proposes-tu?
– Nous sommes nous-mêmes des créateurs. Il nous faut inventer nos propres paroles, notre propre musique, nos propres morceaux.
Zoé haussa les épaules.
– Pour qui tu te prends? Nous ne sommes qu'un petit groupe de rock de lycée à peine encouragé du bout des lèvres par le proviseur pour qu'il puisse inscrire «activités musicales» dans ses rapports sur la vie culturelle extra-scolaire de son établissement. On n'est pas les Beatles!
Читать дальше